TIBNOREST – deuxième partie

 

ZEKU

 

bCe matin, il me fallait chausser les lunettes de soleil dès le début de la journée ! Non pas à cause du soleil, en fait, mais de la neige. Mes prévisions météo de la veille concernant le vent ont tourné court, car le vent, le blizzard devrais-je dire, n'a pas tourné, lui, et a fini par ramener une bonne couche de poudreuse à faire pâlir nos stations alpines toujours à pleurer qu'il n'en tombe jamais assez (z'ont qu'à installer leurs stations au fin fond de la Sibérie, z'auront moins de motif de pleurer). Petit rappel, nous sommes exactement le 1er mai, mais je suppose que le climat s'en fout.

 

bEn fait, le plus dur pour cette journée ne fut pas la neige, même quand elle fond sous les roues, mais le vent de nord-ouest, venu des fins fonds du Tibet, des hauts plateaux à plus de 5000. je croyais que la piste montait : après une heure de bataille pour franchir 10 km, mon altimètre, vicelard, ne m'indiquait qu'une élévation de 70 m quand je croyais en avoir fait au moins le double ! Au moins un avantage : le paysage, qui m'aurait semblé bien fade, avait là des couleurs de toute beauté. Et puis, enfin la montée à un col. Oh, pas un de ces cols dantesques de la route Yunnan-Lhasa, mais enfin la piste s'enferrant progressivement dans un défilé, dans un paysage d'hiver superbe...pas mal.

 

bEnfin Zeku, un autre de ces petits chefs-lieux de comté, perdu à 3650 m en plein milieu de nulle part, tout juste carrefour de quelques pistes menant, à 100 km de là, à d'autres petits chefs-lieux de comté, tout aussi perdus au milieu de nulle part, mais carrefours de...A la guesthouse principale, dépendant du gouvernement, on ne me propose qu'une chambre à 76 yuans. Aie aie aie, je vais me retrouver à faire du camping sous la neige ! Finalement, en tournicotant un peu, je trouve une minuscule fandian, qui me propose le dortoir entier à moi tout seul pour 30 yuans. Ce qu'il me fallait, je n'ai même pas la force de négocier ce prix délirant vu le confort. Les commodités sont, c'est le cas de le dire, sur le palier : il n'y a que là qu'on peut satisfaire ses besoins (recommandé de ne pas avoir une courante !), et la maîtresse de maison lave régulièrement celui-ci à grande eau, qui va se déverser au bas de l'escalier dans la rue...Comme à Henan, c'est moi l'objet de curiosité. Je n'irais pas prétendre qu'ils n'ont jamais vu d'Occidentaux de leur vie (au moins à la télé pour certains d'entre eux), mais pour certains ça ne doit pas être loin. Quel touriste aussi irait se perdre dans ce trou du Q du monde ?

 

bNouvelle journée de froid. Le vent a bien changé de sens, l'exact oppose de celui de la veille (comme ça pas de jaloux), mais la température est du même ordre. Et la piste, que j'espérais aller voir se perdre dans la rangée de superbes montagnes enneigées en face (tant qu'à avoir froid, autant que ça en vaille la peine), préfère aller errer en direction d'un énième plateau monotone à yaks. Ouf, après 18 km, elle condescend tout de même a aller affronter un peu la montagne, en franchissant un col facile. Ouf ouf, enfin le paysage progressivement devient intéressant : une vallée de plus en plus encaissée, aux flancs encore un peu couverts de neige, un peu dans le style de ce que j'avais connu l'an passé entre le Yunnan et Lhasa (décidément une référence). Et ouf ouf ouf, la piste devient de mieux en mieux en bon état, et laisse (certainement à son plus grand regret, mais pas au mien) place au goudron !

 

bAprès n'avoir connu que des campements de nomades ou semi-nomades le long de la piste, j'aboutis a une véritable bourgade, halte pause-déjeuner pour un peu tous les transporteurs et passagers, qui regardent, incrédules, ce lao wai si loin des haltes habituelles de ceux de sa race. Le vent est revenu d'ouest, froid et menaçant, mais le paysage est de plus en plus beau. La route remonte à un triple col, au delà duquel, comparativement aux paysages connus depuis Luqu, c'est l'extase : des gorges comme en Espagne, avec en toile de fond de superbes sommets enneigés, probablement à 4500 m d'altitude. Et de la forêt ! Certes, de façon modeste, on est loin des manteaux forestiers d'Europe centrale, mais ce sera suffisant pour que je déniche un petit coin plat pour ma tente, parmi les pins.

 

TONGREN

 

bAu lendemain, la tente et le vélo sont recouverts non pas d'une pellicule, mais d'une bonne épaisseur de gelée ! Il a fait -5°. La route continue à descendre à travers la forêt, mais celle-ci abandonne bientôt la partie, et de l'Espagne nous passons au Maroc : fond de vallée verdoyant, avec des habitations en pisé et des murs entourant les propriétés, flancs de montagne complètement arides, avec des rochers aux formes massives dominant la rivière. Vraiment, c'est la divine surprise, qui suit une période ou je commençais à me demander pourquoi je roulais, à me trouver sur un plateau sans fin et presque sans vie. Et pourtant, ces vastes plateaux sont l'âme même du Tibet.

 

bL'âme du bouddhisme, lui, se situerait plutôt dans le type de vallée montagneuse dans laquelle je suis : la concentration de gonpas (monastère) y est l'une des plus fortes du Tibet, et à chaque tour de roue je bute sur un stupa, sur un gonpa, sur des moines ou moinillons revenant de la corvée d'eau ou participant à des travaux de labourage...C'est ainsi que je débouche sur Repkong, Tongren en chinois. Là ou je pensais trouver une bourgade peut-être plus petite que Zeku, où même trouver des sachets de soupes de nouille relèverait de l'exploit, je tombe sur une ville de environ 20 000 habitants, avec un quartier tibétain ancien bien distinct de la nouvelle ville chinoise, dotée, cette dernière, des principales commodités d'une ville (pâtisserie !). Certaines inscriptions sont même en caractères latins, et j'entre-aperçois même deux Occidentales ô mirage, près de l'hôtel ou je me dirige.

 

bIl s'agit de l'hôtel prévu spécifiquement pour nos amis Étrangers, je ne m'y rends que par acquis de conscience. Effectivement, dans ce qui n'est pourtant que l'annexe de l'hôtel, on commence à m'y proposer, comme à Zeku, 70

yuans. Finalement, la fille, plus intelligente, me proposera la chambre sans salle de bain (mais avec l'inévitable télé), à 30 yuans (et sûrement à 25 yuans pour les Chinois, si j'interprète correctement le barème affiché en chinois, mais enfin...). Une chambre spacieuse, très propre, tranquille, comme il y a bien longtemps que je n'en avais vu ! Du coup, je vais peut-être bien recharger un peu les accus ici, avant de me retrouver soit dans des lieux trop touristiques, soit de nouveau sur les rudes plateaux. Avec tous ces monastères dans le coin, réputés pour la qualité de leurs peintures sur tanka, ça tombe pile poil. Quelle chance que cette ville soit un peu à l'écart des sentiers balisés (tel Chengdu-Songpan-Langmusi-Xiahe-Lanzhou-Xian)...

 

bJournée un peu sans, le lendemain à Tongren : la pluie toute la soirée et une bonne partie de la nuit, nous offrant un temps couvert, et surtout l'estomac lourd. Maintenant, j'en suis sûr, les momos d'hier midi étaient farcis au rat faisandé. C'est l'inconvénient de ces gros raviolis à la viande de la cuisine tibétaine : on ne sait jamais trop ce qu'on mange. J'en ai mangé de délicieux au Tibet indien, d'autres aussi dont la viande avait du être stockée un peu longtemps...Ce devait être le cas hier. Du coup, je me suis rabattu sur des plats préparés dans une pâtisserie chinoise : des légumes, de la viande de poulet, le tout pour à peine plus cher que mes lourds momos. Pourquoi se priver ?

 

bLa journée a toutefois été bien remplie (en tout cas, mieux que l'estomac) : excursion obligatoire vers les monastères de la vallée. A vrai dire, j'ai frôlé l'overdose. Oh certes, ils sont superbes. Presque trop, avec leurs décorations surchargées, leurs peintures pleines de détails à l'infini. En fait, il ne faudrait visiter qu'un de ces monastères tous les deux jours, le temps de laisser reposer les yeux devant tant d'art et de beauté. Un peu comme si le même jour on s'empiffrait le Louvre, le Musée d'Orsay et quelques autres de nos fleurons parisiens. Pour me remettre de cette overdose, je suis monté le jour suivant dans les montagnes, par la piste en lacet qui pointe le bout de ses virages à l'est de la ville. Superbe parcours, offrant des vues d'ensemble sur le Amnye Mori, montagne sacrée encore enneigée, mais surtout sur la vallée verdoyante dominée par des terrasses de titans courant sur les flancs de chaque côté, jusque 400 m au-dessus. La ville apparaît bien en deux, avec sa populeuse partie tibétaine aux toits plats, maisons serrées les unes contre les autres et autour du monastère, et sa partie chinoise aérée, faite essentiellement d'immeubles.

 

bReprise de la route, avec un superbe parcours pour commencer dans un canyon aux falaises rouges abruptes, des sommets aux formes biscornus...Mais fin du repos, car la route, en 23 km, va grimper 800 m jusqu'à un premier col, remontant une étroite vallée s'enfonçant presque dans la forêt. Au col, le panorama est magnifique : la chaîne principale à traverser apparaît, entièrement couverte de neige, barrant l'horizon. Une courte redescente sur Gartse et son monastère (encore !), et la route reprend la montée, encore un peu plus dur. Ce n'est que le lendemain que je terminerai l'ascension de ce deuxième col, annoncé a 3610 m. Les habituels paysages infinis des hauts plateaux commencent à réapparaître, j'ai bien quitté la Gu-chu et ses vallées et gorges. La piste aussi revient...

 

bSur le rebord du talus dominant la route, un chien à l'allure de sphinx, restant tranquille même lors de mon approche, que je ne peux m'empêcher de lui lancer un sympathique «hello, du chien !». Lorsque j'arrive à sa hauteur, celui-ci commence à trottiner doucement sur la crête du talus... puis sans crier gare, saute sur la piste, se précipitant vers moi sans même un aboiement, l'air particulièrement décidé à en découdre avec moi ! Surpris, j'ai juste le temps d'utiliser le vélo comme bouclier, et, à force de cris et de jets de pierre, arrive à repousser cet assaillant particulièrement vicelard. Car, au moins, d'habitude, on devine à l'avance les intentions agressives de ces satanés animaux. Celui-ci avait bien cache son jeu jusqu'au dernier moment, sûrement pas seulement pour me faire fuir.

 

bEt ça recommence ! Cette fois de façon plus classique (un chien qui me repère, aboie et me cavale). J'engueule copieusement (en français) le proprio, qui n'arrive même pas à retenir son chien de venir me harceler. Pourquoi cet imbécile n'a pas jugé bon de faire comme ses voisins, qui ont eu la prudence d'attacher leur fidèle gardien ? Oh certes les Tibétains sont des gens très gentils. Il s'en trouve hélas suffisamment, notamment parmi les semi-nomades, pour ne pas peser toutes les conséquences de leurs actes. Dans ces zones isolées, ils ont un (ou plusieurs) chiens, probablement pour les prémunir contre les rôdeurs, puisque visiblement ils ne servent pas pour garder les troupeaux de moutons ou de yaks. Bon, on pourrait leur dire qu'il y a sûrement plus de rôdeurs en ville ou même dans les villages, qui offrent plus d'opportunités que leurs misérables habitations. Mais qu'au moins ils fassent en sorte que leurs gardiens ne viennent agresser les honnêtes passants ! Je sais, je suis un riche touriste, je devrais fermer ma grande gu... et pardonner à ceux qui m'offensent. Mais si pauvreté n'est pas vice, la pauvreté n'excuse pas forcément la bêtise.

 

bDu reste, quelques kilomètres plus loin commencent les hameaux d'une population stabilisée : exactement les mêmes chiens, pas même attachés, mais pacifiques, ne songeant nullement à importuner même cet étrange personnage à vélo (les gens d'ici se déplacent quasi exclusivement à moto). Comme quoi il est tout à fait possible de brimer les instincts agressifs de ces chiens, lorsqu'on veut s'en donner la peine. Les chiens n'étant que ce que veulent bien en faire leurs maîtres, je n'en ai que plus la haine de ces semi-nomades (enfin, ceux qui laissent leur arme favorite non attachée), prêts à se défendre, tout comme n'importe quel vulgaire adepte de l'auto-défense de par chez nous, contre un danger de toutes façons plus guère d'actualité depuis le développement de la sédentarisation et de l'urbanisation. Je sais, ce n'est pas très gentil, mais sont-ils si gentils, eux ? En tout cas, irresponsables sûrement.

 

LABRANG

 

bAllez, ces mauvais contacts sont oubliés dans la montée du col suivant, piste tout en lacet ouvrant l'accès à la vallée de Xiahe. Et retour à la civilisation : pour la première fois depuis Chengdu, j'arrive même à trouver des boites de conserve de légumes (maïs, haricots rouges) ! Voilà qui me change des plats de viande de yak archi-gras, des soupes archi-épicées ! Et comme le barème des menus semblent tenir un peu trop compte de l'affluence habituelle en touristes, eh bien je cuisine dans la chambre d'hôtel...

 

bJ'étais overdosé de monastères ? Avec Xiahe et son immense périmètre de Labrang, j'ai été servi ! A vrai dire, depuis Lhasa et ses environs, je n'avais rien vu d'aussi imposant, magnifique etc... et finalement bien plus typique que le Tibet Central : car ici, à n'en pas douter, la vie monastique est réelle. Labrang, à la forme d'un ballon de rugby, s'étend sur 1 km de long et en moyenne 500 m de large. Sur cette surface somme toute raisonnable se pressent près d'une trentaine de gros édifices religieux (difficile de les décompter avec précision, d'où qu'on soit) et une série d'habitations monastiques (j'en ai évalué plus de 500 !), ce qui en fait, avec le flot régulier de pèlerins, une petite ville dans la ville de Xiahe. Disons plutôt que Xiahe, excroissance essentiellement chinoise, s'est développée, comme greffe à Labrang, qui attire tous les Tibétains de la région, de la montagne, des vallées, des vastes plateaux.

 

bC'est un spectacle, tout comme le Barkhor du centre de Lhasa ou autour du Potala, que de voir tous ces Tibétains, visages burinés, femmes aux longues tresses et amples robes colorés, ou hommes rudes, le couteau à la taille, déambulant le long du chemin de pèlerinage faisant le tour du périmètre, bien sûr toujours dans le sens des aiguilles d'une montre. La roue du temps, en quelque sorte... Partout, les moines s'affairent, soit à des taches spirituelles, soit à des taches artistiques, soit à des taches... de maçonnerie, ou bien simplement discutent entre eux.

 

bLe site même de Labrang, enserré dans la vallée entre deux pans de montagne, permet d'avoir de toutes parts des vues superbes sur l'ensemble monastique, comme jamais il n'est possible d'avoir dans le Tibet Central. Surprise, les touristes, Occidentaux ou Chinois, sont rares, je n'en croise pour ainsi dire pas. Si tiens, un groupe d'Allemands, qui comme tout groupe se trouve au bon moment au bon endroit, alors que pour ma part c'est par hasard que je me retrouve vers 11h30 au temple principal, juste au moment où les moines se réunissent, certainement pour l'assemblée quotidienne de midi. Je dois avouer que c'était un grand moment. Il n'y a pas a dire, vu par nos yeux blasés, les rituels bouddhiques tibétains (monuments, ferveur du peuple croyant, vie monastique, etc.) ont une autre gueule que celles de nos religions attitrées (christianisme, islamisme, judaïsme). De quoi y voir presque une autre dimension, plus palpable.

 

LUQU (part II)

 

bRetour à Luqu en deux jours, là ou j'étais deux semaines auparavant : une petite boucle bouclée, au début par l'une des pistes de liaison les moins fréquentées du Tibet. Car partout au Tibet, lorsqu'on s'engage sur une piste, on s'imagine parti pour un parcours désertique, sans aucun trafic. Et puis, surprise, on croise un trafic tout de même respectable pour une piste, puis on se rend compte qu'il y a finalement des habitations un peu partout, entre les quelques villages, et surtout les nombreux campements de nomades ou semi-nomades non loin de la piste, ou bien insoupçonnés dans des vallées confluentes.

 

bJe m'attendais vaguement à devoir de nouveau affronter les chiens : en fait, ce furent plutôt les gosses et les ados. Quand même pas agressifs pour un rond, mais plus d'une fois assez collants. Deux ados m'obligent presque à m'arrêter, me demandent des cigarettes, puis m'empêchent de repartir en tenant le vélo. Je me fâche et commence à faire tournoyer le bâton ramassé le matin même. Au monastère de Amchog tout proche, je trouve les moinillons tellement emm... (ils fouillent dans la sacoche de guidon, retiennent le vélo) que je laisse tomber la visite de cet énième gomba. Plus loin sur la route, un gosse à vélo se met carrément en travers de mon chemin pour me contraindre à m'arrêter ! Et au col, des mioches veulent le stylo qu'ils ont repéré de ma sacoche guidon. Décidément, il doit commencer à passer trop de touristes dans le secteur, les enfants ont des habitudes rappelant le bon temps du Maroc ou du Pakistan. On n'en est pas encore aux jets de pierres, mais...

 

bIl est temps d'arriver à Luqu : en fait, avec le vent froid d'hier et encore une nuit avec la gelée, ajouté aux efforts, je me retrouve avec le mal de gorge. On a beau être presque mi-mai, je ne trouve pas beaucoup d'évolution positive dans la météo. Si, depuis le 2 mai il n'a pas neigé ! J'ai sensiblement, à 3000-3500 m, les mêmes températures que j'avais l'an passé à même époque; mais à 4000-4500 m : qui a dit qu'en météo, l'altitude l'emportait sur la latitude ? Car je suis bien plus au nord que l'an passé.

 

bLe mal de gorge est très très mal passé. A vrai dire, il s'est transformé en rhume carabiné qui m'a mis a plat durant quelques jours, alors que j'escomptais bien en être débarrassé dès le lendemain. Pour couronner le tout, dans la nuit et jusqu'au matin il a plu, rappelant la même situation que quinze jours auparavant dans le même lieu ! Devant ce défi de la nature, et devant la perspective de passer encore une journée dans un bourg visite antérieurement en long et en large, j'ai répondu par un défi absurde, malgré le mal de gorge persistant : partir quand même, advienne que pourra. On s'en doute, le choix ne fut pas particulièrement judicieux.

 

bIl le fut toutefois au début : peu avant d'arriver au monastère de Shitsang, un groupe de Chinois me dépasse. Il se trouve qu'ils connaissent bien ce monastère, où ils semblent introduits auprès des moines. Le tout se finira à préparer et manger la tsampa dans les appartements du lama local, montrant ses photos de lui à Vanarasi (Inde). Voilà qui change un peu de mes visites touristiques habituelles de monastères.

 

bLa piste est dans un état exécrable. Depuis l'hôtelier de Luqu jusqu'aux Chinois (dont un Tibétain local), personne ne souhaitais que je m'y engage ! En fait, elle est surtout mauvaise parce qu'il a plu... et parce qu'elle a été récemment refaite, ou plutôt «labourée». D'importants travaux en cours, annonçant du goudron pour d'ici quelques années, surprenant pour un itinéraire traversant une région très peu habitée, et qui ferait double emploi avec la route existante entre Hezuo et Luqu. Bizarre...

 

bDans l'immédiat, de guère lasse, et sentant que le mal de gorge pourrait, si j'insiste à trop d'efforts physiques, se transformer en angine, je vise, en bordure de rivière, un rideau serré d'arbustes me cachant de la piste. Ce sera un bon choix : en fait, je vais m'arrêter ici jusqu'au surlendemain matin, et pas une seule visite de berger ou paysan ! Au Tibet, c'est plutôt rare, car en général, en tout cas dans les contrées ou toute végétation a disparu (l'essentiel du Tibet), pas un pouce carré de terrain ne saurait échapper à l'œil des locaux, qui passent leur journée à arpenter tout leur territoire à faire paître leurs troupeaux de yaks ou moutons.

 

bLe jour de repos total n'aura en fait guère suffi : je tiens tout juste sur mes jambes. J'approche enfin une région boisée, une des rares que les Tibétains et les Chinois auront laissé, les uns par excès de pâturage et utilisation du bois de chauffage, les autres par surexploitation commerciale et non rationnelle des splendides forêts... jusqu'aux crues du Fleuve Jaune de 1998, qui ont fait sérieusement réfléchir les autorités. Au village, un croisement, mais la carte ne fait aucun doute, il faut continuer tout droit. Une Tibétaine me hèle, et d'autorité, m'indique de prendre la piste de droite. Un peu surpris, j'obtempère, demandant tout de même confirmation à un homme qui passe par là : «Hezuo ?», il confirme de la tête.

 

bBizarre, ça : sur la carte, je devais me contenter de suivre une vallée descendante, et me voici en train d'en remonter une... je me dis que la piste doit contourner des gorges, et va passer par un petit col proche pour rattraper la vallée quittée. Du reste, je retrouve une armée d'ouvriers en train de profiler la piste. Ils n'iraient pas faire de si gros travaux si la piste n'était pas importante. Fatigué, je m'arrête bientôt, en bord de rivière, comme les deux jours précédents, un site tout aussi inexpugnable. Il est temps de faire une lessive générale, maintenant que le soleil commence à daigner se montrer !

 

bLe lendemain, le doute est revenu en moi (je n'ai pour ainsi dire pas entendu de trafic fréquenter la piste), mais les cantonniers semblent me confirmer que c'est la bonne route. Est-ce que je me fais mal comprendre, ou moi qui interprète mal leur réponse ? Car certains n'ont pas trop l'air de savoir quoi répondre, et semblent répondre une sorte de «oui oui» pour ne pas paraître trop con. Mais l'orientation de la vallée remontée, la hauteur des montagnes environnantes me font bien comprendre qu'il y a peu de chance que je roule vers Hezuo. Bon, d'accord, mais ils ne feraient pas tant de travaux pour une piste en cul-de-sac vers un petit village tibétain, quand même ! Au pire, il s'agit peut-être d'une nouvelle piste de liaison, entre Luqu et Trochu. Pas que ce soit vraiment ma destination, mais je n'ai plus envie de retourner sur mes pas, qui plus est sur 10 km de mauvaise piste labourée, avec partout des travaux, des explosions de dynamite etc...

 

bL'explication survient enfin : au bout de 16 km (20 depuis l'embranchement), je vois un beau paysage de gorges, et un peu avant un camp chinois de tourisme, façon «camp de toile» avec restau et tout et tout. Ils me confirment ce que je redoutais : la piste est en cul-de-sac. Et tous les travaux, effectivement, donnent a penser que l'accès à ce site jugé touristique sera bientôt revêtu. Et voilà pourquoi mes Tibétains de la veille avaient cru bon de me détourner de ma route, persuadés que je ne pouvais qu'aller me rendre à ce camp de toile prévu pour touristes ! En tout cas, l'accueil du personnel, désœuvré en cette avant-saison, y est très chaleureux, et compense de la déception, ajouté a une grande fatigue (pourtant, j'ai monté moins de 100 mètres de dénivelé en 15 km, sur une piste pourrie il est vrai). Ils m'offrent même de la nourriture, alors que je deviens juste en ce domaine (mes réserves avaient été calculées, certes largement, pour atteindre Hezuo, 100 km, en deux jours).

 

bRetour donc à la case départ. Ce soir, je plante dans la forêt au-dessus de la piste - la bonne piste cette fois, tout du moins j'espère. Avec la confirmation que les cartes routières chinoises sont vraiment fiables, ce sont donc à celles-ci que je me fierai en dernier ressort en cas de doute. Le rhume est toujours là, la toux et tout ça, s'y ajoute un mal de dents que j'espère dû au rhume (poches faisant pression sur les gencives). Bref, ça va moyennement fort. Dommage, car le coin est superbe : tranquille, joli, pour un peu je me croirais revenu sur la route Yunnan-Lhasa, ou je pouvais camper presque partout !

 

HEZUO

 

Je dois me rendre à l'évidence : me voici enfin arrivé à Hezuo, la première «grande» ville depuis Chengdu (40 000 habitants), et la suite du voyage à vélo est mal partie. Après une journée complète de vélo dans de bonnes conditions, le franchissement même d'un col honnête, un après-midi agréable de repos, voilà que sans crier gare, la deuxième journée, je sens que «c'est pas ça», la forme n'est pas là. J'arrive finalement à Hezuo dans un état pas si éloigné que celui que j'avais en arrivant à Luqu. Oh certes pas de mal de gorge, mais de la fièvre, de la fatigue. Aujourd'hui, le seul acte physique fut d'aller visiter la grande bâtisse de Milarepa (6 grands étages quand même !), et j'en suis revenu avec un vague mal de gorge, mal de tête, mal de dents, fatigue. Bref, je dois l'admettre : j'ai atteint un niveau de grande fatigue générale, qui en fait me poursuit presque depuis Chengdu, et que les difficultés de la route (ou plutôt des pistes) n'a en rien arrangé. J'ai beau être têtu, les faits le sont encore plus.

 

bMe voici contraint donc de réviser sérieusement mes plans : pour le gros mois qu'il me reste, il va falloir réduire drastiquement le vélo. Je songe donc à me diriger sur Lanzhou, en autant de jours qu'il le faudra, et sans doute continuer (vélo ou train) sur Xian. Bref, dans les prochains jours, visite de villes au menu, et le vélo risque de n'être qu'un instrument de déplacement urbain, et non mon moyen de locomotion principal. Je suis vexé de voir que le corps n'arrive plus à suivre la volonté. Voyager (presque) comme les autres touristes, avec même le vélo comme handicap (transport en galerie sur les bus, ou dans les fourgons de train, sacoches encombrantes a la main) est loin de m'enchanter. Mais que faire ? En tout cas, pour le Tibet, c'est terminé pour cette année. Encore heureux que cette fatigue ne se soit pas déclenchée l'an dernier, en pleine zone interdite ou il n'était pas question de prendre un bus local ...

 

bLes chinois ont inventé la poudre, chaque jour passé dans une ville en est la confirmation : ces grands enfants ne peuvent s'empêcher, en célébration de quelque événement personnel (du reste, ont-ils vraiment besoin d'un prétexte pour cela ?), de faire pétarader, de longues minutes, de petits pétards style mitraillette ou petite bombe. Ça crépite, ça explose, une occasion de mettre un peu d'animation ! Durant ce temps, les vieux Tibétains pas encore convertis aux joies sinisantes continuent leur déambulation autour d'un stupa ou d'un chemin de moulins à prières...

 

bAutre scène bien typique de ce Tibet, ou bien de cette région chinoise comme on voudra : deux jeunes adultes Tibétains descendent de mon hôtel. La mise propre, les cheveux gominés, bref prêts pour se rendre au bal. Soudain, l'un d'eux se racle la gorge, et balance négligemment son glaviot sur la moquette de l'escalier ! Dans la rue, passe encore, car le sol des trottoirs est fréquemment lavé, mais là...Nous sommes dans une ville, ces deux jeunes semblent citadins, il reste du chemin à faire pour sensibiliser les Chinois à certains principes occidentaux bourgeois d'hygiène. A force de fréquenter des hôtels où tout le monde crache partout, allez savoir si je dois chercher plus loin les causes de mon rhume ! Le fameux syndrome chinois...

 

bJe n'en finis pas de traîner à Hezuo. Les deux premiers jours, c'était uniquement pour essayer de récupérer (bien partiellement) des fatigues précédemment accumulées. Puis le jour suivant, je trouvais qu'il faisait un peu frais, il pleuvait même le matin. Le jour d'après, je trouvais le ciel un peu trop couvert, et le vent mal orienté. Ce matin, j'étais décidé à partir... mais cette fois, il neigeait presque en ville, le vent toujours aussi mal orienté, et bien sûr le froid ! Vivement demain et sa tornade ou son tremblement de terre. En fait, ce mauvais temps fait mon affaire, car je n'aurais pas eu le courage de rester sans rien faire aussi longtemps dans une ville de faible intérêt touristique, alors qu'ainsi je récupère mieux. Cela fera donc ma sixième nuit ici, j'espère quand même qu'une partie non négligeable de la fatigue se sera lassée de coexister avec moi aussi longtemps dans le même lieu. Déjà, le rhume commence à lâcher prise, lassé de ma promenade quotidienne en ville autour de midi, espérant ainsi donner un peu le change à mes logeurs qui me soupçonnent à juste raison de prendre mes repas dans ma chambre, à grands coups d'eau bouillie.

 

bJe commence à prendre mes petites habitudes sédentaires. Tel faire mes commissions dans la supérette proche. Je suis habitué à ces supérettes chinoises, où les employés sont fort nombreux, à bien vérifier la clientèle si elle ne «chaparde» pas (selon nos critères occidentaux de discrétion, c'en est même légèrement déplaisant, on a plus que l'impression d'être en permanence épié, voire filé), mais là, jamais vu ça : dans ce magasin grand comme un mouchoir de poche, à chaque passage je vois au moins double d'employés que de clients ! Et je n'exagère vraiment pas, vous connaissez désormais ma manie des chiffres exacts à longueur de tableaux kilométriques / altimétriques.

 

bDe temps en temps, ces employées viennent vers moi, cherchant à me placer la marque digne de l'Étranger (la plus chère), mais je suis un consommateur chinois avisé au porte-monnaie bridé, qui sait le produit qu'il veut, la soupe de nouille la moins épicée comme le sachet de lait en poudre le plus économique. Pavlov n'avait pas besoin d'aller emm... ces pauvres chiens qui ne lui avaient rien fait, côté conditionnement on n'est pas mal non plus. Par contre, je suis volontaire pour toute expérience sur les chiens où il s'agira de les disséquer (de préférence vivants), de leur faire passer un courant électrique haute intensité, leur faire avaler des produits toxiques et autres recherches sur le progrès de la science. Je reste un esprit ouvert et curieux, avide des avancées de la connaissance humaine. Surtout si le chien sert de cobaye.

 

bNous, touristes, connaissons pour la plupart bien peu de mots chinois. Nous invoquons la difficulté de la langue, mais si l'on fait abstraction de l'écriture (qui est un réel handicap dans les villes pour décrypter les enseignes), avouons que nous cachons mal notre feignardise. Il est vrai que le chinois recèle des tournures et constructions de phrase parfois déroutantes, et bien sûr ces satanés accents toniques qui font que l'interlocuteur ne comprend pas notre prononciation, reprenant le mot ou le nom avec une intonation dont la différence avec la nôtre nous échappe. Mais enfin, le langage simple, usuel, est tout à fait mémorisable comme n'importe quelle langue (essayez les mots islandais, le chinois vous paraîtra d'une facilité déconcertante).

 

bPour ce qui est des locaux, évidemment il est bien rare d'en trouver qui puissent aligner plus de trois mots anglais, langue universelle des lao wai - quoique, dans ce pays de tant de minorités, ils comprennent très bien qu'on puisse avoir notre propre langue, qu'ils s'imaginent sûrement n'être qu'un dialecte issu de l'anglais. Bref, ça tourne autour de «hello», le plus souvent prononcé «hrallouou» avec un accent désarmant («ou» descendant puis montant), suivi d'un rire des autres membres du groupe, et avec l'auteur, étonné de sa témérité de s'être adressé ainsi à l'Étranger. Ce «hrallouou» semble être connu de beaucoup de gens, même dans les campagnes, et pas que les jeunes. L'an passé même, le long de cette piste interdite aux Étrangers entre Yunnan et Lhasa, j'avais été surpris de l'entendre si souvent, preuve que je ne devais pas être tout à fait le premier cycliste à y passer. Quelques uns, plus enhardis, se risquent à de charmants tout autant qu'approximatifs «goudeu-morny», voire «hraodouyoudou» (pas si loin, phonétiquement, de leur «ni hrao»). L'anglais perce !

 

bFinalement, de nouveau sur la route. A la sortie de Hezuo, la route est en construction comme l'entrée sud de la ville, et comme le centre. Ça, c'est typique de la Chine : au lieu de progresser par petites tranches, les travaux sont entamés un peu partout à la fois, et l'on se demande quand ils seront terminés - un bon point cependant pour ce pays, c'est que ces travaux finissent toujours à être achevés, contrairement à bien d'autres pays. Dans le Tibet central, j'ai ainsi vu des travaux sur 50 km, voire 100 km de distance ! Il n'y a qu'en Alaska que j'ai vu de tels travaux pharaoniques, mais au moins dans ce cas toutes les précautions pour limiter la gêne pour les usagers de la route étaient-elles prises - au point que, à vélo, on m'avait ainsi transporté en pick-up sur 30 km, à mon grand regret à une époque où j'étais très à vélo de tout faire à cheval ou bien l'inverse (je ne le suis plus, bien que cherchant à éviter l'emploi d'autres moyens de locomotion une fois en selle, y compris s'accrocher à l'arrière d'un camion !).

 

bJuste après, un dernier petit col, signalé précisément à 3056 m, le Yumo La. Puis c'est la longue descente vers Linxia, presque 1200 m plus bas. Enfin une belle vallée dans un cadre sauvage, enfin un fond de vallée verdoyant, de plus en plus abondamment cultivé. Au point qu'il devient difficile de trouver un coin discret où camper. Je crois en avoir trouvé un de chouette, au prix d'une rude escalade le long d'un chemin escarpé, mais bien entendu deux petits Tibétains me repère, et me font l'honneur de leur présence, à prendre sans vergogne ce qui traîne pour l'ausculter, le rejeter négligemment, puis l'objet suivant. Oh, pas méchants pour un brin, pas plus voleurs, mais «nature». Ils sont curieux, et donc tâtent, prennent, soupèsent, sans se soucier si cela peut importuner le possesseur de l'objet. Sentant bien que je les aurai sur le dos jusqu'à la nuit (le simple fait de sortir le réchaud ou monter la tente serait pour eux une occasion supplémentaire de s'instruire, donc de s'incruster), je déménage, et à grand-peine (sauf à planter en plein milieu d'un champ cultivé), finis par trouver un carré plat, à peine planqué de la route, où planter.

 

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