TIBNOREST – troisième partie
ENTRE HEZUO ET XUNHUA
bLe lendemain, je quitte la zone tibétaine en même temps que j'entre «dans» la pluie. Une pluie incessante qui aurait dû m'inciter à me diriger sur la grande ville proche de Linxia, mais j'en ai autant marre de cette vallée très cultivée qui s'est élargie, qui n'est que village sur village, que de voir mon programme (mal)mené par une météo peu coopérative. Je décide de m'en tenir à mon intention primitive, et 20 km avant Linxia, oblique sur ce que je crois être un axe goudronné vers Xining, passant probablement par un modeste col vers 2500-2600 m. C'est qu'au carrefour, je ne suis plus guère qu'à moins de 2100 m, et le tracé de ma route sur la carte, tout droit, me fait penser qu'il doit s'agir d'un petit col, une formalité malgré la pluie. Pourtant, je devrais savoir que, même si les cartes chinoises sont fiables, vu l'échelle, je ne peux être sûr de rien...
bAu bout de 14 km, le goudron commence à battre de l'aile, mais ça, je commençais à le deviner, depuis l'absence de circulation après le dernier gros village du km 11 : je n'étais pas vraiment sur un axe de transit. Bien sûr, au km 19,5, au niveau d'un poste de cantonniers, la route devient carrément piste, heureusement plutôt bonne malgré la rincée de huit heures d'affilée. Et atteint bien un col à 2620 m (sur la foi de mon altimètre, qui ne démérite pas depuis quelques jours)...mais il ne s'agit que d'un hors d'œuvre, car on voit bien la piste continuer à flanc de montagne vers le «vrai» col. Bah, il a cessé enfin de pleuvoir en ce début d'après-midi, et puis le col ne doit être plus bien loin, disons 5 km.
bAu bout de 5 km, la piste continue de monter, dans une vallée du reste très belle de haute montagne, et pas trace de col proche. Juste des campements de nomades, et une montée qui devient de plus en plus rude. Au bout de 12 km, on atteint même la neige, et un double virage me mène enfin... eh non, pas au col, mais à une cluse, dans un paysage tout de blanc vêtu, et je ne vois même pas où un col pourrait se nicher. A vrai dire, s'il n'y avait pas des véhicules montant et d'autres descendant (en fait, peut-être les mêmes !), je croirais que cette piste est en cul-de-sac. Pause-thé, je suis à 3240 m et le seuil ne doit quand même pas être loin, dans les nuages proches au-dessus. La neige dominant, les nomades ont disparu, mais partout, maintenant, ce sont les casseurs de pierres. En fait, des cantonniers occupés à améliorer la piste, mais je jurerais qu'on les paye à araser la montagne, en cassant petits bouts par petits bouts (les sommets proches dépassent tout juste 4600 m, ils ont du boulot pour quelque temps). Ils sont innombrables, je ne vois pas trop bien dans l'immédiat ce qu'ils améliorent, mais j'en suis sûr : en fait, sous couvert d'emplois de cantonniers, il s'agit d'expériences de survie afin de tester si l'homme peut rester dans le froid d'altitude sans presque rien faire, à dormir de plus dans des campements de fortune faits de bâches de plastique. Un point commun avec l'Inde, où des cantonniers sont basés en permanence, au moins l'été, au Khardung La, à 5600 m. Qui a dit qu'on ne pouvait vivre à plus de 5000 m ?
bAprès le thé, et surtout après quatre virages, les choses commencent à m'apparaître crûment : le col est tout là haut, au terme d'une série de lacets dans un paysage totalement enneigé, et je vois quelques camions peiner, signe au moins que la piste est bien ouverte. Ils peinent tellement que dans le dernier virage, l'un d'eux s'est complètement embourbé, et qu'un autre camion, aidé d'une armée de cantonniers essaie vainement de le dégager. Enfin le col ! Darje La, 3550 m, et si j'avais bien lu mon guide Kotan (excellent guide japonais sur le Tibet, vous pouvez le commander au prix de... sur lequel je perçois une alléchante commission de 0,00000000001 % pour toute commande faite un 29 février) (blague à part, je vous le recommande, voir dans la page de liens Tibet), si donc j'avais bien lu ce guide au lieu de chercher à vous le faire acheter, j'aurais tout de suite su qu'il ne s'agissait pas d'une montée de routine. 1500 m de dénivelé, même au Tibet c'est assez rare (sauf en venant du Népal), il faut aller dans les Andes pour trouver ça. Ou dans les Alpes, côté italien...
bLe col m'accueille avec un quasi-blizzard et le brouillard. Les travaux de la route sont encore plus avancés de l'autre côté, tout laissant à penser que le tout sera revêtu d'ici deux ans ou trois. Dans l'immédiat, c'est plutôt la gadoue. J'ai les mains gelés, mais dans le brouillard et le froid, je me dis que de m'arrêter ne ferait que passer le froid à tout le corps. Enfin, au bout de 7 km, le brouillard s'estompe, et les bords de la piste ne sont plus enneigés, je m'arrête pour réchauffer mes doigts gourds. Je n'ai jamais tant peiné à les réchauffer ! Presque plié au sol, ce ne sont même plus des picotements que je ressens, ceux précédents le réchauffement, mais un essaim d'abeilles à chaque main ! Je suis resté ainsi 15 mn, prostré, les mains tout contre le ventre, me demandant si j'allais bien parvenir à sentir de nouveau chaque phalange. Et 10 mn plus tard, puisant une eau terreuse, plus minérale que ça Evian tu meurs, je n'arrêtais pas de scander, repensant à mes doigts douloureux : sssaloperie...ah, ssaloperie de saloperie...sssaloperie. Comme vous voyez, le voyage à vélo apprend à manier un langage châtié et varié.
bC'est à peine plus en contrebas, avant d'atteindre les nombreux villages de la vallée, et surtout au moment où la roue avant me signale une crevaison (merci la roue, j'avais remarqué), que je décide de camper, juste dans un coin plat le long de l'ancienne piste, et juste au soleil revenu, pour que celui-ci essaie de sécher un peu ma tente trempée du matin. Il a dû geler la nuit, si j'en crois les glaçons dans les bouteilles, mais je ne l'ai pas trop su, car au lieu de me réveiller vers 6 h, j'ai émergé vers les 8 h, alors que le soleil venait de faire surface au-dessus des pics enneigés aux alentours. Guère après le petit déj' ingurgité, j'ai eu la visite de bergers, mais finalement moins « collants » que les Tibétains (nous sommes en pays Salar, peuplé de musulmans) : après le bonjour usuel, les adultes ne se sont pas trop attardés, et seuls sont restés les gosses, à tout décortiquer des yeux en chuchotant entre eux, mais sans rien toucher.
XUNHUA
bA part dans les pays devenus trop touristiques en même temps qu'ils sont miséreux (Maroc, Égypte, certains coins du Pakistan, et Dieu et Allah savent combien ils peuvent être pénibles), les musulmans semblent bien souvent très respectueux de l'autre. J'ai d'excellents souvenirs de la Syrie, par exemple, ou du nord du Pakistan. De quoi faire réfléchir ceux pour qui, dans leurs fantasmes paranoïaques, verraient dans le milliard de musulmans à travers la Terre, un milliard de terroristes en puissance. Le premier État terroriste du Monde ne serait-il pas les USA à travers tous les coups tordus qu'ils ont faits ou couverts ? Jusqu'à provoquer à partir de 1975 en Afghanistan une situation obligeant ces stupides Russes à s'impliquer et s'embourber, avec des hommes qui se sont retournés contre eux ? Et nos propres coups tordus en Afrique, notre passé de puissance coloniale peu respectueuse des locaux qui ne se satisfaisaient pas de cette lourde tutelle au besoin à coup de gégène (et pas seulement en Algérie) nous placent en haut de tableau sur la liste. Le terrorisme, ce n'est pas que celui des autres...
bBref, cet aparté qui ne nous apprend rien (vous étiez déjà convaincus de tout cela) ne doit pas nous faire oublier la route : car celle-ci, le lendemain, est superbe, et ne déparerait pas en parc national US (eh oui, on a les références qu'on peut, fascination envers le principal État-voyou du Monde sans doute) : en fond de vallée, un tapis verdoyant de cultures, entouré de montagnes rouges ravinées, et au fond, là où coule le Yang Tsé, une barrière montagneuse aux formes fantasques. Le Fleuve Jaune mérite bien son nom, jaune ocre charriant les boues de tout le plateau tibétain précédent. Me voici enfin à Dowi, le Xunhua des Chinois, petite ville dans un décor de western. Le premier hôtel est le bon. Vu l'aspect, je crains le pire. Je n'en crois pas mes yeux : pour 30 yuans (27 FF), on me propose une suite spacieuse, avec la chambre, un salon, sofa et télé (cigares, whisky et petites pépées, c'est sûrement la chambre à 90 yuans, on s'en passera pour cette fois), 40 m2 pour moi tout seul, 13 fois la surface de ma chambre d'hôtel de Kowloon, Hong Kong ! En fait, dès que les toilettes sont à l'intérieur, les prix grimpent. Faut-il encore que la réceptionniste accepte de céder à l'Étranger, qui peut payer plus, ce type de chambre à excellent rapport qualité / prix. Cela dit, il y règne une entêtante odeur corporelle, que je croyais dû au départ à mon matériel de camping, déployé à sécher. Mais non, ça imprègne la chambre. Bof, fenêtres grandes ouvertes, ce n'est pas pire que dans certains hôtels pourris connus un peu partout. Au moins, pas une seule fois je n'ai eu de puce au Tibet, à croire que ces charmantes bestioles n'aiment pas trop l'altitude.
bCette fois, j'en ai acquis la conviction intime : la Chine n'est pas un pays, c'est un immense chantier de travaux publics. Dans chaque ville où je passe, non seulement ça construit de partout, mais ça rénove en masse. Je l'avais déjà noté à Lhasa, où l'avenue centrale était concassée sur toute sa longueur, et à peine je quitte Hezuo et sa refonte intégrale de l'axe principal du nord au sud, c'est Dowi et sa remise à niveau d'une bonne partie de sa voirie centrale, tuyaux gisant de partout et terrassiers à l'œuvre un peu partout. Y ajouter bien sûr le profilage des pistes pour un futur goudron, comme celle que je viens de parcourir. Les BTP ne sont pas prêts de connaître le chômage, ici.
bDe la fenêtre de ma chambre d'hôtel, pardon de ma royal suite, je vois un chemin en lacet grimper tout en haut parmi les falaises rouges ravinées, où je devine un mat de cocagne, à savoir une antenne télécoms. Que voici un beau sujet pour occuper mon après-midi ! En fait, commençant à sentir la fatigue de la dure montée de la veille (et les dures conditions météo l'ayant accompagnée), je songe juste repérer l'accès, pour un autre jour. Et puis voilà, une fois déniché l'accès, pas très évident de prime abord, mes pieds avancent machinalement sur les premiers mètres... Et puis je me dis qu'aussi bien la pluie va reprendre les prochains jours, donc autant déjà monter un peu pour le point de vue... Et puis, une fois montés 150 m de dénivelé, autant monter un peu plus... Et me voici bientôt à l'antenne, 600 m au-dessus de la ville, après des vues fantastiques sur les environs de Dowi, dont ces espèces de pyramides naturelles parmi lesquelles le soleil vespéral joue à des contrastes d'ombre (un grand enfant, ce soleil, ce qui correspond bien à son âge cosmique).
Reprise du voyage, après deux jours de repos, car vélo sans bagages. En fait, je suis monté à un col, encore un que je pensais être à 2600 m et qui s'est révélé être à 3250 m ! Je devrais savoir qu'au Tibet, un col ne peut décemment pas déchoir à afficher une altitude inférieure à 3000 m. Cette journée de reprise a été très contrastée. D'abord, 6 km après Xunhua et son trafic à coups de klaxon, c'est la piste. Mais pas la piste étudiée pour être piste, non, encore un de ces satanés travaux routiers sur des km et des km. Le fait est que l'ancien tracé commençait à fatiguer, parfois bouffé par les humeurs ravageuses des oueds proches, mais le fait est que les Chinois, pour leurs travaux routiers, n'aiment décidément faire petit tronçon par petit tronçon. Le plus long de leur chantier que j'ai vu à ce jour, c'est celui au nord de Lhasa, vers Golmud : sur plus de 75 km, piste concassée, travaux de partout, grosses caillasses... et le pire est que ces travaux continuaient au-delà (je quittais la «route» pour une piste, en bien meilleur état), peut-être en tout sur 100 km, voire 150...
bPour tout arranger, cette piste en travaux de partout (celle d'aujourd'hui) est assez circulante, ce qui soulève de la poussière en permanence, mes poumons doivent avoir pris un bon kilo de sable fin ! A un moment, je m'arrête à un endroit jugé tranquille de la route pour pisser. Allons donc, un gosse à vélo qui vient s'arrêter. Et tiens donc, cette fois une moto et deux jeunes qui s'arrêtent aussi, et tiennent visiblement à ce que je réponde à leurs hellos ! Cette fois je m'énerve, leur exhibe l'engin pour qu'il n'y ait pas d'équivoque (enfin quoique, ils doivent encore penser que je suis un exhibitionniste !). C'est le cas de le dire, plus moyen de pisser tranquille. Et dire qu'ils ne voulaient que manifester que de la sympathie à mon égard. Mais le moment était un peu mal choisi.
bCerise sur le gâteau, des gosses (enfin je pense), dans la montée au fond d'un canyon, me voient depuis la crête. Ils me font des bruyants «hello hello» suivis immédiatement de jets de pierres, et même de grosses caillasses, qui se mettent à pleuvoir plus sur le fossé que sur la route elle-même puisque en fait j'étais hors de portée. Il vaut mieux du reste, car sinon je ne serais peut-être pas en train de vous écrire tout ça. Autant dire que ce charmant contact avec la faune locale m'a un peu refroidi pour répondre bonjour aux gens qui me saluaient, surtout que depuis le dernier village, je commençais à sentir qu'on se fichait carrément de ma gueule, ce n'était même plus vraiment le rire spontané de voir une bizarroïté de mon genre, mais le rire assez franchement moqueur. Confirmation après le canyon, où après une longue montée j'atteins une autre oasis, avec des jeunes, plus «péquenots» que méchants il est vrai, qui ricanent bruyamment sur mon passage. Les Tibétains étaient il est vrai parfois un peu collants, mais au moins très rarement désagréables. J'ai là affaire à des gens encore un peu plus «nature» que d'habitude (vous aviez compris que ce n'était pas un compliment sous ma plume).
HUALONG
bJ'arrive à la ville suivante, Hualong, dans une humeur pas vraiment au beau fixe. Comme d'habitude et bien malgré moi, je suis la vedette, dans une de ces petites villes qui n'ont pas l'habitude de voir des Étrangers, encore moins à vélo. Parfois, cet encombrant «statut» de star aux faibles avantages me pèse. Je déniche un hôtel (avec toute la difficulté que peut supposer le fait de ne pas pouvoir comprendre les caractères chinois), et là, bonne surprise : je veux, que dis-je, j'exige la chambre la moins chère, celle à 30 yuans puisque les prix sont clairement affichés. Pas moyen, on me colle à tout prix une chambre tout confort (salle de bain incluse), très propre, couvertures chauffantes et télé, à 70 yuans... pour 30 yuans ! Les Chinois sont parfois déroutants. Par contre, la chambre ne comporte pas de petites pépées, ni de cigares ni de whisky...
bAprès un court séjour sous 2000 m (Xunhua, 1880 m), me revoici à 2800 m, autant dire que le prochain col, qu'à l'origine je voyais lui aussi vers 2600 m... En fait, c'est surtout le temps qui m'inquiète, car de menaçants nuages pointent déjà le bout de leur nez sur les sommets enneigés proches. Une petite bourrasque de neige à la fin mai ne ferait pas mal dans le tableau...
bBon, ça n'a pas été exactement une bourrasque de neige, mais pas loin : vers midi, un violent orage de grêle, revêtant en une demi-heure tout le paysage de blanc. Juste le temps pour moi de me réfugier sous un pont, et encore ne devais-je pas être tant à l'abri que ça, car par deux fois des paysans passant par là insistent pour que je quitte l'endroit, alors que je me prépare tranquillement ma soupe de nouilles. Oui, oui, je sais, le niveau des eaux va monter, mais quand même pas si vite, surtout que les trois quarts de l'eau tombée en trombes restent sous forme de petits glaçons, pas prêts de fondre et me submerger. Effectivement, une petite heure plus tard le niveau va monter, mais ne mettant même pas en péril le réduit sur lequel je m'étais réfugié des fureurs du ciel.
bAu retour sur la piste, je vous dis pas la gadoue. Les automobilistes, par ici, considèrent de façon un peu négligente ces vulgaires bipèdes ou biroues, qui ne font que retarder légèrement leur moyenne. Et pas besoin de leur demander, dans une zone bourrée de flaques d'eau, de ralentir ou passer au large, pourquoi se priver du plaisir simple et innocent d'éclabousser ces quantités négligeables ? Au bout de quelques kilomètres, j'atteins le col après ce long faux plat depuis Hualong. Et là, d'un coup, le soleil, même pas de trace de pluie, d'un orage qui semble s'être tout spécialement acharné là où j'étais.
bFinalement, les travaux routiers auront duré 70 km ! Et si la première partie semblait bien avancée, puisque près d'une dizaine de km étaient d'ores et déjà bétonnées, la seconde partie n'est pas près de voir le goudron. En fait, par endroits, on peut voir les reliquats d'une ancienne route goudronnée, du reste bonne sinon qu'elle était un peu étroite. Mais voilà, les bâtisseurs Chinois préfèrent une piste large à une route étroite. Ce qui se défend du point de vue sécurité, mais moins du point de vue du confort des utilisateurs, surtout que le trafic n'est pas si énorme qu'une route étroite ne suffise pas, et surtout que les travaux durent ainsi deux ou trois ans... ou peut-être même plus. Du reste, ce reprofilage du tracé ne date pas d'hier, si j'en juge à la tôle ondulée naissante de ci de là, et surtout aux secteurs gavés de nids-de-poule, à ne même plus pouvoir les éviter à vélo. Et de travaux de terrassements, guère : j'y ai tout juste vu un ou deux chantiers en semi léthargie. Comme au nord de Lhasa l'an passé, les bâtisseurs de route démolissent d'abord, il verront s'ils ont le temps de rebâtir d'ici deux ans ou trois... Bon, une consolation au moins, si du côté planification ils ne sont pas formidables, au moins ils font du bon boulot.
PINGAN
bC'est au retour du goudron, sur la grande route venant de Tongren, que je déniche (flair et bol) l'un des meilleurs endroits de camping de ce voyage, et probablement l'un des très rares endroits du coin pour camper discret : juste à l'écart de la route, en descendant vers le lit de la rivière à sec, je découvre un petit pont sous le tracé d'une ancienne chaussée, et qui plus est avec un emplacement sous le pont bien au-dessus du lit à sec de l'oued : me voilà à l'abri même en cas de fort orage, aussi bien pour le toit que pour le tapis de sol ! Et comme pour me donner raison, la pluie tombe peu de temps après...
bAprès un dernier col à plus de 3000 m (au moins, celui-là je savais qu'il les dépassait), une longue descente m'attend jusqu'à Pingan, ville située entre Lanzhou et Xining, noyée dans une de ces oasis qui semble être le mode de peuplement dominant de la région, jusqu'au fond du Xinjiang proche vers l'ouest. Depuis le nord de Hezuo déjà, j'ai quitté la zone de peuplement majoritaire en Tibétains, pour des régions à dominante musulmane. Pour autant, de ci de là subsistent des «poches» tibétaines, surtout en montagne, ainsi que des monastères. C'est le cas à Pingan, où un minuscule monastère, accroché aux parois rouges et rectilignes de façon vertigineuse, est à l'écart de la ville le témoin d'un riche passé.
bL'adepte du camping que je suis va finir par modifier son point de vue : après le palace de Xunhua, après le très sympathique geste du gérant de l'hôtel de Hualong, je me dirige à Pingan vers le seul hôtel qu'on m'indique, dans cette ville moyenne sur un grand axe. Une fois de plus, quand je vois le bâtiment de l'extérieur, quand je vois l'intérieur du hall, quand je vois la coquetterie de la chambre, je m'attends encore à un prix occidental. Eh bien non, c'est 30 yuans comme d'habitude ! Comme à chaque fois, je demande la chambre basique, celle sans salle de bain intérieure, qui fait inévitablement doubler voire tripler le prix. Mais, effets de la concurrence (?), on semble toujours me faire le prix «simple» pour ces chambres doubles. Il faut dire que depuis quelques semaines déjà je ne suis plus dans les lieux un tantinet touristiques, où ce genre de faveurs est plutôt rare.
bLa route vers Xining fut évidemment un peu pénible, après tant de temps passé sur des pistes dont le trafic journalier peinait à atteindre celui de cette nationale en l'espace de 10 mn. Surtout que sur cette route excellente, les véhicules, en particulier les gros camions, comprennent mal la nécessité de devoir ralentir dans les zones habitées. Enfin, ils comprennent très bien, mais ne tiennent pas à gâcher leur moyenne, surtout qu'il n'y a aucun flic pour surveiller - étonnant, pour un pays dit totalitaire. Alors, pied au plancher, les chauffeurs klaxonnent à fond, histoire de bien faire comprendre aux autres usagers de la voirie, en premier lieu ces casse-c... de piétons et cyclistes, qu'ils n'ont pas franchement l'intention de ralentir pour eux. Parfois, en voyant la conduite de certains de ces gêneurs en puissance, je ne peux totalement leur donner tort, mais entendre à tout bout de champ des aboiements de klaxon, il y a de quoi taper sur les nerfs, même si les oreilles sont par ailleurs occupées à écouter un vieux cédé de Thiéfaine. Cycler humanum est...
XINING
bDe mes lointaines lectures à propos de cette région, il y a une douzaine d'années lorsque je rêvais déjà de parcourir le Tibet, j'avais cru retenir que Xining était une paisible bourgade de 80 000 habitants. Ou bien le guide datait de 1930 voire avant, ou bien j'ai oublié un zéro dans la retenue. On entre dans la ville une dizaine de kilomètres avant le centre, et je présume qu'il y en a autant après. Mes dernières références donneraient dans les 700 000 habitants, et encore le comté proche vers le sud comptait-il à la fin du millénaire dernier plus de 500 000 habitants, qui ne se concentrent sûrement pas dans les montagnes stériles des alentours.
bConclusion immédiate pour moi : puisqu'il s'agit d'une grande ville, ça va être dur de trouver un hôtel pas cher, genre la chambre de Kathmandu à 10 ou 15 FF. Effectivement, je ne peux pas avoir à moins de 70 yuans (63 francs) la double, avec salle de bains. Il y a sûrement des chambres moins chères (50 F ?) sans salle de bains, puisqu'il existe des toilettes communes, mais non proposées aux Lao Wai (Étrangers). Certains hôtels font bien des dortoirs, mais pas vraiment envie de risquer de me retrouver avec des Chinois fumant, voire crachant, et regardant la télé jusqu'à une heure du matin. J'ai finalement une chambre au confort valant un hôtel de base français, pour deux fois moins cher, dans le centre d'une grande ville.
bEn Chine en ce moment, c'est la folie avec le téléphone portable : l'entreprise probablement la plus florissante actuellement, celle qui implante de nouvelles succursales bientôt à la sortie des monastères ou des maternelles, c'est China Mobile. Mais il semblerait que China Telecom ne soit pas en reste. J'ai été stupéfait de découvrir des espèces de galeries marchandes consacrées uniquement au portable, que ce soit les ventes, les abonnements ou les réparations. Quand on voit, dans les villes même petites, les petits Chinois en train de se bagarrer furieusement sur des moniteurs micro, on se dit que la Chine prend le troisième millénaire du bon pied.
bEn fait, le fossé se creuse entre les villes, surtout grandes mais même petites, et la campagne. Au fond, la France était-elle dans une situation de différence ville/campagne si dissemblable, il y a quarante ans ? On est bien loin de l'idéal socialiste d'égalité, d'un autre côté l'émulation humaine étant ce qu'elle est (et l'Homme Nouveau n'étant pas pour demain), les inégalités ne sont-elles pas le moteur du développement, pour peu que ces inégalités soient quand même un tantinet maîtrisées ? En tout cas, le centre de Xining, tout comme celui de Chengdu et de toutes ces nombreuses grandes villes chinoises, ne déparerait pas trop dans un pays occidental, avec ses boutiques de luxe, ses trottoirs propres, ses feux respectés, ces gens aux tenues vestimentaires bien mises. Bien sûr principalement des Hans dans une région à dominante musulmane.
bÉvidemment il ne faut pas aller bien loin en ville pour trouver moins d'opulence. Cependant pour autant l'on ne peut pas dire qu'il y ait de bidonville, comme dans tant de pays à situation comparable de développement. Je présume que les autorités veillent à ce que l'exode rural soit limité autant que faire se peut. Si dans bien des pays la situation est intolérable dans les campagnes au point que les gens émigrent (c'est le mot) en ville, et finissent au bout de une ou deux générations par trouver leur place dans l'agglomération, il n'est pas dit que cela soit au final bien dans l'intérêt de celle-ci, de ses habitants et du pays, avec un «développement» tout à fait anarchique, où prédominent exclusivement la débrouille et la loi du plus fort, où les équipements collectifs ne suivent qu'avec retard - quand ils suivent. En Chine, il y a certes de nombreux « immigrés » des campagnes en ville, et bien souvent ceux-ci ne sont pas autorisés à y rester, une fois leur travail (notamment le bâtiment) accompli. A voir s'il serait mieux qu'ils aillent s'entasser dans des bidonvilles, dépendant d'un nouveau contrat de travail pour survivre. La terre arrive toujours à nourrir, parfois mal, ses fils...
bLa Chine est en train de se construire, presque de se planifier une classe moyenne d'importance, déjà courtisée par nos pays en quête de débouchés pour un commerce de plus en plus tourné vers l'extérieur à force de saturer l'intérieur. Je parie que dans trente ans, ce pays aura un autre poids sur la scène internationale, économiquement et politiquement. Pour l'instant, les élites y sont occupés à développer leur pays à marches forcées, et naturellement à s'enrichir. Espérons juste qu'ensuite ils auront des ambitions moins impérialistes que les Etats-Unis aujourd'hui... ou nos anciens empires coloniaux d'hier. Voici en fait, au-delà des gesticulations actuelles sur l'intégrisme islamique et les Etats dit voyous, voici donc le véritable concurrent que les USA redoutent tant pour la suite du vingt et unième siècle. Et sûrement avec raison. Je suis curieux de voir comment ce grand pays va pouvoir déboucher sur l'inévitable système dit démocratique (une classe moyenne importante ne pouvant se satisfaire durablement d'un système autoritaire), démocratie du reste si rapidement dévoyée par ceux qui sont aux commandes.
bOn voit dans certains films style James Bond le héros marchant sur la corniche d'un gratte-ciel au péril de sa vie. Classiquement, à un moment notre bonhomme se marche sur le lacet (ou quelque chose d'un peu plus héroïque en général), les bras commencent à faire la voltige du planeur, et il ne se rattrape que de justesse. Ma fenêtre d'hôtel à Xining contemple... un autre hôtel, plus huppé celui-là. Et que vois-je, par cette matinée pluvieuse donc un peu glissante ? Une employée Chinoise, du reste jupe fendue jusque sous les aisselles (c'est la raison première pour moi de m'attarder sur le spectacle), en train de tranquillement nettoyer de vastes baies fermées, depuis la corniche extérieure. Oh certes, la corniche est large (un bon mètre), mais ma pin-up travaille à 12 m du sol, sans filet, enjambant quelques obstacles sur sol garanti peau de banane, et peut-être avec une de ces paires de chaussures de femmes qui sont actuellement à la mode en Chine, c'est-à-dire dépassant de bien 5 cm les orteils. Tiens, le temps d'écrire ça, et la jupe fendue a disparu. Probablement a du-t-elle s'écraser sur le capot d'un taxi en partance, directement vers l'hôpital. Je ne sais si la convention collective locale du personnel hôtels/restaurants prévoie ce genre de tâche dans de telles conditions...
bFinalement, c'est une dizaine de jours que je resterai à Xining. Mais au moins, outre avoir pu suivre une partie du parcours du Brésil aux éliminatoires de la Worldcup (et l'intégralité du parcours du Onze tricolore), ce long arrêt m'a permis enfin de me débarrasser de ce rhume qui me poursuivait depuis bientôt un mois ! J'hésitais même à reprendre la route, mais je ne pouvais laisser la malchance l'emporter sur mon moral. J'ai bien fait. Le Tibet continue encore au nord, jusqu'aux confins de la Mongolie Intérieure. Retour vers les cols à plus de 3000 m.
bAu bout de 40 km, la dernière ville de l'oasis. Et retour à la piste ! En fait, une fois de plus, une route étroite, sinueuse et commençant à s'abîmer a été purement et simplement rasée, pour laisser place à une piste droite et large, sur une trentaine de km. Infernale noria de camions de chantiers. J'aurais autant préféré rouler sur l'ancienne chaussée, même en mauvais état... J'atteins enfin le pied de la montagne, et dépasse la zone des carrières alimentant les camions. Mais les travaux ne cessent pas pour autant : j'escomptais dormir au pied du col, dont la montée s'avèrent rude, mais partout il y a des campements de cantonniers. Habitués à nos chantiers routiers très mécanisés, nous ne pouvons soupçonner le nombre de travailleurs requis pour les travaux ici - et encore, c'est rien par rapport à l'Inde, où même le goudron est déposé à la main !
TIANTANG-TIANZHU
C'est finalement au troisième col de cette piste suspendue entre crêtes que j'arrive à trouver un coin de terre un peu tranquille. La région est superbe, déserte à part les cantonniers, pas d'arbre mais une herbe rase. En contrebas, après une superbe descente en lacet, c'est encore mieux : une de ces rares forêts tibétaines, sur quelques km, où je vais récupérer presque un jour durant. Il semble que la région est encore interdite aux Etrangers, ce que confirme le fait que dans la ville suivante, à l'hôtel, j'ai eu la visite, très courtoise du reste, du P.S.B. Les rapports avec les locaux n'en sont que meilleurs, comme je le constate dans l'un des monastères tibétains les plus septentrionaux de Chine (et donc du monde, sauf si vous me dénichez un gomba en Norvège ou en Alaska) : curieusement, dans ce lieu bien loin des sentes touristiques habituelles, un des moines parle un peu anglais ! Je crois l'impressionner en lui sortant les quelques mots de tibétain que je sais... pour finalement apprendre qu'il est d'origine mongol, région proche.
C'est reparti pour le yoyo des cols, sur une piste bien agréable. Par contre, le soir arrivé, je peine à trouver un coin pour camper. Je débouche à ma grande surprise sur une route goudronnée, pas en très bon état. Tout s'explique : des mines de charbon, ayant justifié l'asphalte, une noria de camions miniers, « justifiant » les nids de poule. Mais la montée du col s'avère rude. Non pas pour le pourcentage, même si le col est à plus de 3000 m, mais pour trouver un coin où camper discret. Tout du long, à distance bien calculée entre chaque, des habitations de bergers, sur quinze km !
J'essaie à un moment, à la nuit tombante, de dénicher un coin sur les pentes ardues dominant la route : voilà une Tibétaine qui vient à ma rencontre, ne bouge pas, se demandant ce que ce clochard veut à sa « propriété » proche. Et pas moyen de me faire comprendre, même par gestes, pour la rassurer, elle ne décampe pas donc je ne campe pas. D'ici qu'elle lâche les chiens ou appelle son mari qui ne comprendra pas plus ce qu'un cyclo fait dans ce pays minier (un espion ?), y'a pas loin. Je dois chercher ailleurs. C'est à la nuit bien tombée que je finirai par trouver un coin où affaler la tente, le vélo et le bonhomme ruisselant de sueur après cette longue montée.
Dernier grand col, dans un paysage formidable, redescente sur Thianzhu. De là, une route plate et bonne mais circulante rejoint directement Lanzhou. Vous pensez bien que c'est trop simple pour moi ! Je vise les cartes, il doit être possible, par des pistes, de rejoindre une autre route plus tranquille pour atteindre la capitale du Gansu. Et c'est reparti pour la piste ! Mais cette fois, le Tibet est bel et bien quitté, j'aborde une région aride, pourtant bien peuplée le long d'une vague vallée. J'arrive à camper deux soirs de suite dans de providentielles carrières dans un paysage plat et dénudé. Par contre, lourde déception : au moment de rejoindre la route principale, devinez quoi ? Oui, la route étroite a été rasée, pour laisser place sur 40 ou 50 km à une piste large, droite et circulante, donc poussiéreuse. Je ne vous dis pas le nombre d'insultes que j'ai scandé à l'intention des décideurs du coin ! Sachant que le goudron doit progresser de 10 ou 20 km par an, pourquoi raser la route sur 50 km d'un coup ?
LANZHOU
Voici enfin l'aéroport, 70 km au nord de Lanzhou, avec une superbe autoroute. Les cultures et vergers reprennent progressivement leurs droits au fond des vallées cernées par les falaises arides. Lanzhou, deux millions d'habitants, à la mauvaise réputation auprès des touristes, réputation un peu injustifiée à mon goût. Certes, quand on vient du Tibet, cette agglomération étendue sur plus de 30 km n'a rien de folichon. Cela dit, Xining ou même Chengdu ne sont pas franchement plus folichonne. Du reste, je doute qu'une seule grande ville chinoise, voire asiatique, soit folichonne. La ville est cernée de montagnes, bien plus jolies qu'à Xining, un vrai plaisir à vélo.
C'est la fin de ce voyage. Le temps se fait court, c'est en train que je m'en retourne à Chengdu, noyée sous une brume permanente, si épaisse que le jour semble en être obscurci. Mais confirmation : c'est une ville moderne, jusque dans la quasi absence des crachats et dans la grande discipline des automobilistes (pas de coups de klaxon en ville) - je n'en dirais pas autant des cyclistes, mais enfin... J'ai juste le temps de faire un dernier circuit en montagne proche, autour de Qingshen Shan. N'ayant que deux jours devant moi, c'est en bus que je fais l'approche aller et retour. Quand on roule à vélo, les klaxons des véhicules est assez pénible. Je ne supposais pas que c'était encore plus pénible quand on est DANS le bus ! J'aurais dû me faire lier au siège tel le personnage d'Homère à son mât : combien de fois j'ai eu envie de me jeter sur le conducteur pour lui faire cesser son inutile concert de klaxon ! De toutes manières, les usagers de la chaussée de désintéressent totalement de ces rugissements censés pourtant les prévenir : ils continuent de vaquer comme si de rien n'était.
Et je termine ce voyage... à pied. Car Qingshen Shan est avant tout une montagne sacrée à parcourir par des sentiers de montagne menant à des temples taoistes. Sentiers généralement terrassés, ce qui vaut mieux vu le climat humide sévissant dans la région. Là encore des milliers de bâtisseurs de pyramides ont dû œuvrer à ces kilomètres de marches, de ponts enjambant des défilés etc... Par contre, après avoir payé le droit d'entrée au deuxième site (l'arrière-montagne), il est désagréable, au moment de revenir par un autre sentier à mi-chemin, de se faire extorquer 5 yuans de plus pour soi-disant visiter le temple aux x bouddhas. Vu l'emplacement du péage, si l'on ne paye pas, on n'a plus qu'à revenir sur ses pas, alors que c'est la deuxième partie du circuit qui est la plus intéressante. Le procédé manque pour le moins d'élégance, et même d'intelligence si l'on réalise que les 5 yuans ajoutés aux 20 yuans demandés à l'entrée ne feraient pas baisser la fréquentation du site...
Fin de la balade. Cette année, seuls 3500 km parcourus en 3 mois, je n'ai jamais aussi peu roulé. Consolation, j'ai vu une région bien plus typiquement tibétaine que je pensais. Sachant que la visite du Tibet centrale reste difficile (mais toujours possible à vélo), cette région est l'occasion de connaître le Tibet sans les tracasseries administrativo-policières de Lhasa. Certes, le symbole est moins fort, mais le plaisir est le même, sinon supérieur.
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