TIBNOREST – première partie

 

Avant-propos préambulesque en forme de prologue préfacien : votre remarquable sagacité (un peu de lèche au e-lecteur, ça ne peut pas faire de mal) vous amènera rapidement à remarquer que ce texte a été écrit au jour le jour, à la manière d’une suite de mails qui seraient restés coincés au fond d’internet. Je m’étais promis, en rentrant, de revoir tout ça, et notamment gommer les passages un peu méchants. Et puis, en relisant, je me suis dit qu’il fallait laisser le tout comme ça, avec les coups de gueule du moment qui sont le véritable reflet du voyage en compagnie des bons moments. Sans doute étais-je parfois d’une humeur de chien

Et tant pis si j’y passe parfois pour un horrible petit occidental arrogant sûr de son bon droit et de sa vérité : personne n’est tout blanc ni tout noir, et je n’ai nulle intention de ne présenter que le meilleur profil de moi-même. Tous les matins, je me réveille, scandant en me frappant la poitrine : « je suis un salaud, je suis un salaud… ». Vous pouvez pas savoir le bien fou que ça fait, ça vaut toutes les séances de sado-masochisme.

 

CHENGDU

 

bA peine débarqué de l'avion en provenance de Hong Kong, je commence à récupérer mes affaires, et surtout mon vélo. Bon, juste une vis de fixation du porte-bagages avant qui est tombée en cours de route, et puis la potence qui a un peu glissé, rien que de normal. Rapidement, deux officiels s'approchent de moi et de mon étrange équipage. A leur question, je sens bien qu'il y a un mot à ne pas prononcer : Tibet ! Ils essaient vraiment de savoir vers où je vais, je me contente de leur balancer des noms de la province du Sichuan. De toutes manières, cette fois, je ne ferai sans doute qu'effleurer le Tibet. Ils se montrent cependant très courtois, ne demandant même pas de vérifier que j'ai bien un billet retour depuis Chengdu vers Hong Kong comme je l'affirme : et si ce billet avait été au départ de Kathmandu, par exemple comme ça au hasard ? L'un d'eux part totalement rassuré : s'inquiétant de savoir ce qu'il y avait d'écrit en chinois sur mon T-shirt (un vieux cadeau des Hervé, de leur long passage dans l'Empire du Milieu, à une époque où il était notoirement plus difficile d'y voyager, de surcroît à vélo) :  il n'y lit qu'un bénin « École Française de Beijing ». Pensait-il lire « Vive le Tibet Libre »...ou bien « Legalize Coca Cola Now », suprême revendication protestataire de notre civilisation publivore et commercialophile ?

 

bEn tout cas, avec Chengdu, ça se confirme : on est bien au pays du vélo. Et a vélo, on est plutôt bien. La quasi-totalité des avenues de cette agglomération a une voie ou une bande cyclos, le pictogramme d'un cyclo apparaît souvent aux feux, enfin un pays ou l'on prend en compte le cycliste ! Certainement un avatar d'un régime autoritaire qui empêche le développement de la voiture-pollueuse individuelle...Car n'en doutons pas, le jour ou le pékin, pardon le Chinois moyen sera assez fortuné pour se payer sa bagnole, la Chine deviendra invivable, et la seule chose qu'on verra de la Lune, c'est un immense brouillard de pollution couvrant toute l'Asie...

 

bQuel changement depuis Hong Kong, où le cyclo est banni, méprisé par l'ensemble des autorités - qui n'étaient pas tellement moins autoritaires que celles de Pékin, alors même qu'une grande démocratie occidentale présidait à la destinée de ce confetti libéraliste. Mais aussi, ces villes chinoises, planifiées certes à grands coups de bulldozers et pas toujours avec un bien grand respect des expropriés, pas grand-chose à voir avec les peuplements anarchiques du sous-continent indien, qui charment si bien nos sens d'Occidentaux en mal d'expériences fortes (odeurs d'excréments, d'immenses dépotoirs d'ordures en plein centre des villes, constructions à la va-comme-je-(te)-pousse...).

 

bLes grandes avenues staliniennes ont du bon : elles sont souvent par avance adaptées au trafic à venir dans ces villes en plein boom démographique et économique. Et là où elles sont déjà dépassées, eh bien les autorités construisent des voies express en grande partie...juste au-dessus de l'avenue ! Comme ça, gain de place. Et les vélos, dans certains carrefours importants, ont même droit à des rond-points particuliers tandis que les bagnoles s'agglutinent au-dessus : des rond-points à faire pâlir les Allemands d'envie (je pense notamment a Konstanz, aux remarquables installations pour les cyclistes en ville). Je crains bien que d'ici 50 ans, ce ne soient les Chinois qui nous apprennent à construire des villes vivables (au moins pour les cyclistes, avenir de l'humanité)...

 

bBon, cela dit, ce n'est pas rose partout, même à vélo. En quittant Chengdu par le nord, on parcourt même une section un peu pénible, un des rares endroits où il n'y a pas une armée de cantonniers occupés toute la journée à chasser le moindre grain de poussière de la chaussée ou/et de la piste/bande cyclable. Mais ça s'arrange bien vite. C'est côté paysage que ce n'est pas le pied, surtout que le ciel est chargé d'une forte nébulosité proche d'une brume d'été : tout à fait démoralisant.

 

bCette riche plaine est surpeuplée, partout ce ne sont que villes, villages, hameaux à n'en plus finir. Je me dis qu'il faut essayer de couper court, en prenant la première route ou piste qui s'enfonce dans la montagne. Ma carte chinoise du Sichuan m'en indique une partant de *@fg»#, enfin Hanwang en bon anglais, après 100 km de plate monotonie. Jolie route en effet, uniquement encombrée de camions miniers descendant le coke vers les usines de la plaine, et première nuit...dans une cabane abandonnée, où un mineur à vélo laissera au petit matin sa crotte bien en évidence dans la pièce principale (j'avais planté ma tente bien évidemment dans la chambre d'ami).

 

bEn fait, je sens rapidement que cette route, fort agréable, ne va me mener nulle part : après plus de dix kilomètres, on est encore en dessous de 800 m, et la carte montre une ligne de crête qui semble descendre rarement sous les 4000...Sur le pas de leur maison, deux Chinoises me le confirment bientôt, et il ne me reste plus qu'à retourner dans la morne plaine. L'ennui est que je cherche à revenir le moins possible sur mon chemin, que je cherche donc à prendre des raccourcis. Et dans le coin, sorti des grands axes, tout est en chinois ! Finalement je parviens à me remettre dans le droit chemin, grâce a l'obligeance de Chinois venant spontanément m'indiquer la bonne direction.

 

bUn peu avant Beichuan, ça s'anime : la route traverse enfin de très légers reliefs, avec des paysages qui viennent mettre un peu de piment. On va même à passer un petit col, mais par une vallée presque tout autant peuplée que le reste, et même bien industrialisée. C'est juste avant Beichuan qu'une rude piste partant sur la droite me permet de dégoter un petit coin d'herbe pour planter ma tente en toute tranquillité. En toute sérénité même, puisque le coin est truffe de tombes, qu'il s'en faut de peu que je n'aille m'installer sur l'une d'entre elles, redoutant le passage d'un Chinois, outré de mon sans-gêne...

 

BEICHUAN

 

bBeichuan, enfin la vallée tant attendue ! Celle-ci me mènera à Maoxian, sur l'axe principal Chengdu-Songpan, mais l'itinéraire choisi est bien plus tranquille. Je comprendrais bientôt pourquoi : après 43 km de bons et loyaux services, le goudron décide à l'occasion d'un carrefour de laisser la place à une piste assez caillouteuse. Bien. Pour autant, les hameaux et villages, peuplés souvent de gens de la minorité Qiang, bordent toujours autant la chaussée, et ce sera non sans mal que je dénicherai un endroit tranquille, près d'une petite chapelle. Après le cimetière...La piste monte toujours aussi doucement, et je pense m'acheminer vers un col aisé à tout juste 1500 m d'altitude. Tiens donc...

 

bAu-delà d'un dernier gros bourg, jour de marche où toute la population à 10-15 km à la ronde se presse, la piste vient se coller à la rivière au plus près. Seulement là, ça commence à monter un peu plus. A 1300 m, je me dis que le col ne doit plus être bien loin. A 1600 m, la piste quitte le torrent dans un grand virage, qui me découvre enfin le sort à moi réservé : en face, il n'y a qu'un mur montagneux, et je n'aperçois bientôt qu'une échappatoire, une brèche encore bien en altitude. La piste vient desservir un dernier hameau, mais le pourcentage me conduit, à la sortie, à pousser le vélo durant 500 m. Mais enfin, la récompense arrive : on gagne enfin le niveau de la forêt. C'est tout près du col, à l'abri du vent, que je plante, à près de 2100 m d'altitude. Et le lendemain, Maoxian, où je retrouve le désagréable concert de klaxons de chauffeurs pressés (surtout mal éduqués), bref la civilisation.

 

bJe pensais trouver, entre Maoxian et Songpan, une de ces routes de gorges que j'affectionne. Ce ne fut vrai que durant le dur morceau où la route, quittant les gorges, monte en lacet pour finalement passer en corniche au-dessus de deux beaux lacs de montagne. Le reste du temps, je me suis ennuyé relativement ferme. La raison ? En fait, je croyais trouver une vallée bordée de sombres et épaisses forêts, mais tout du long ce ne fut que dénuement. Je ne saurais dire si cette situation est naturelle (zone aride - à vrai dire, j'en doute un peu), ou bien due à une déforestation massive, et si celle-ci serait due aux autochtones, ou à une surexploitation des forêts par les Chinois comme ils ont si souvent su faire dans la région.

 

bLe pire est que tout le long de la route, on trouve des grandes pancartes vantant le projet écologique (preuve que la propagande occidentale prend rapidement la place vacante de la propagande socialiste; pas si différente dans ses fondements sinon dans la méthode un peu grossière), tout ça parce que cet axe mène à deux grands parcs nationaux, que je soupçonne fort d'être surtout des parcs à engranger du fric, sans garantie que la végétation ou l'habitat d'origine ne soit pour autant sauvegardé. Quoi qu'il en soit, cette route, à la longue, est ennuyeuse, et le fait que le vent a fini par changer de sens, venant me fouetter de plus en plus le visage de face, n'a rien fait pour arranger les choses.

 

bLe jour avant d'atteindre Songpan, je ne trouve qu'un petit pont sous lequel dormir. En effet, partout ce ne sont que hameaux, champs cultivés, bref pas vraiment d'endroit plantable. L'idée fut moyennement bonne. Outre que le trafic n'a guère cessé, faisant trembler mon réduit à chaque passage d'un gros camion ou d'un bus (l'essentiel du trafic), ce fut au moment ou la circulation cessait que la pluie décidait de prendre le relais...Au début, je me sentais bien à l'abri. Puis, je commençais à entendre un drôle de bruit, comme si l'on versait de l'eau, à un débit de plus en plus important : effectivement, il pleuvait dru, et l'eau collectée par le fossé venait naturellement se déverser sous le pont, justement prévu à cet usage (c'est curieux, j'aurais pourtant cru que ce style de pont était prévu tout spécialement pour les malheureux cyclos en panne d'hébergement...).

 

bJe sentais de plus en plus ma tente, heureusement neuve, flotter de plus en plus sous un courant permanent ! Je commençais a rassembler mes affaires, prêt a décamper, mais la densité de la pluie «dehors» m'incitait à ne pas bouger. Au fond, dans le choix de mon pont, j'avais eu de la chance : celui-ci ne communiquait pas directement avec un lit de torrent venant des montagnes, mais juste avec le fossé bordant la route. Et au-dessus, un champ cultivé dont la terre devait boire l'eau de pluie au fur et à mesure. Calcul exact : après avoir augmenté de manière inquiétante, le débit se stabilisait, me permettant d'affûter ma stratégie : sous la tente, deux sacoches pour canaliser l'eau dévalant sous le tapis de sol, et j'installais ma mousse sur le côté le moins exposé au courant. Tout comptes faits, ça c'est finalement mieux passé que si j'avais plante ma tente sous la pluie battante, dans un champ boueux...

 

SONGPAN

 

bSongpan est avant tout le paradis des «horse trekkers», puisque à partir de cette petite ville, à presque 2900 m d'altitude, s'organisent des excursions à dos de cheval, avec plus ou moins de réussite si l'on en croit ce qui circule sur internet ou si l'on lit entre les lignes diplomatiques des guides touristiques. Le cheval étant le concurrent le plus immédiat du vélo, je ne m'arrête ici que le temps de recharger mes batteries (enfin, celles du micro portable), sécher le matériel qui a réchappé au naufrage, et quand même visiter les lieux : car avec ses ponts couverts, ses petits monastères, ses portes sauvegardées d'une ancienne enceinte, Songpan ne manque pas de charme.

 

bMais la suite m'attend, direction Zoige. Avec continuation de la grande route vers les parcs nationaux (Huanlong et Jiughaizou). Ceux-ci ne m'intéressent pas, leurs droits d'entrée (90 F et...200 FF à ce qu'il paraît) me paraissant trop prohibitifs, et de plus (trop vert et bon pour les goujats...) ceux-ci sont trop fréquentés par une myriade de bus déversant leur cargaison de touristes Chinois friqués (ça existe, ils ont du passer entre la faucille et le marteau, instruments de moins en moins bien affûtés de nos jours). Sûrement pas des coins tranquilles. La route ne l'est pas du reste, et c'est presque soulagé que j'atteins la piste permettant de me diriger vers Zoige.

 

bCette piste commence mal, toute «caillasseuse» qu'elle est, mais ça s'arrange au fur et à mesure de ma progression. Enfin quelques (modestes) pins sur les flancs de la vallée ! Enfin ce que j'attendais depuis Maoxian. Et cerise sur le gâteau, je déniche un chouette endroit discret, au bord du torrent. Il fait froid, il pleut même, mais je suis presque aux anges. Le lendemain, une forte rampe m'attend pour un premier col à 3600 m, mais la piste est bonne. Bientôt un second col, à presque 3900 m, et celui-ci s'atteint par une jolie route en lacet (je ne sais toujours pas pourquoi l'on parle des lacets d'une route tout comme l'on parlait des sillons d'un disque vinyle,  puisque le lacet évoque la forme de la route, vue d'en haut, et qu'un virage est en épingle à cheveux, et non en lacet...).

 

bCe col n'en a pas l'apparence de l'autre côté : tout comme le Malojapass suisse, en longue montée sur le versant ouest tandis que le versant est est en pente extrêmement douce vers St Moritz, ici nous avons un plateau sur le versant nord. Plateau bien sûr un peu monotone, mais surtout la piste devient horrible : chaussée empierrée, ornières, réparations de fortune en ajoutant, ben voyons, un peu plus de caillasses dans les ornières. Ce qui est somme toute logique, car cette piste est relativement fréquentée, qui plus est par de gros camions qui ont vite fait de s'enfoncer dans ce sol meuble. Un peu fatigué par les vibrations, et malgré un vent porteur, je vise une ancienne carrière non loin de la piste pour m'y arrêter le reste de la journée. Fut-ce une bonne idée ? Dès le début de la nuit, la neige tombe. Le lendemain, le paysage est tout blanc. Fort heureusement, cela n'a pas empêché les camions de passer, et la piste est dégagée.

 

bDégagée, mais encore moins facile que la veille : la chaussée est détrempée, les abords deviennent mous, et tandis qu'hier je parvenais encore à éviter partiellement les ornières et les empierrements en roulant sur les bords de la piste, ce n'est pas possible ce matin : je m'y embourberais aussitôt. Force donc m'est de rouler là où les camions roulent, parmi les grosses pierres et dans de véritables tranchées de guerre 14...A raison de pointes de vitesse à 10 km/h et d'une vitesse véritablement de croisière de 6 km/h (et encore, j'exagère), je progresse !

 

bComme souvent au Tibet en cette saison, la neige ne tient pas. Dès midi, elle a disparu sous 4000 m, et la situation est un peu moins «embourbante». La chaussée me fait même la surprise de s'arranger...mais ce n'est que partie remise, les ornières et les caillasses reprennent. Après 94 km sans habitation permanente (cette vallée étant cependant fréquentée par des nomades, encore peu nombreux en avril, et bien sûr des troupeaux de yaks), j'approche un village. Signe de civilisation humaine, un chien vient me courir après. Le problème est que je n'ai jamais vu un chien aussi agressif, prêt a me mordre - sauf les trois fois de ma carrière cycliste, où justement je me suis fait mordre. Je dois en venir à jeter vers lui une énorme pierre (c'est tout ce que j'ai trouvé, le gravillon n'était pas en stock le long de la piste !) pour le faire lâcher prise si j'ose dire. Au village, je retrouve la misère, comparable à celle de certains villages entre Lhasa et la frontière népalaise, et bien loin de la relative «opulence» des maisons tibétaines vers Songpan. Des gosses, morve coulant jusque sur le menton, me harcèlent, me demandant des yuans...Soyons juste, des adultes les réprimandent, mais avec le chien on ne peut pas dire que cela pouvait arranger mon moral, après les difficultés depuis le matin.

 

ZOIGE

 

bPourtant, ça va mieux : la piste est de nouveau un peu meilleure, les abords de la piste ont enfin séché et il devient possible d'éviter les ornières, enfin je découvre un coin absolument tranquille pour camper, en bord de rivière, parmi un bosquet d'épineux. A Zoige, atteinte le lendemain, je suis surpris de me retrouver, comme à Songpan, dans un Tibet autant tibétain que le...Tibet, je veux parler de la Région «Autonome» du Tibet : il y a ici un beau monastère, certes plus modeste que ceux du Tibet Central (Drepung, Sera, Ganden, Tashilumpo), mais dont le domaine a quand même de la gueule. Et puis, si près de la Chine si j'ose dire, je m'attendais à ce que tous les commerces soient entre les mains des Chinois. C'est vrai qu'ils en tiennent pas mal, mais peut-être parfois proportionnellement moins que dans certains bourgs de la piste Gartok (Markham) - Lhasa. Ce n'est pas vraiment une consolation pour les Tibétains, mais...

 

bEt la piste reprend. Le plus rageant, en rattrapant la «grand' route» Chengdu-Lanzhou à la sortie de Zoige, est que la route vers le sud (par laquelle j'aurais pu venir) est goudronnée...tandis que celle que j'emprunte vers le nord et continuation de la précédente ne l'est bien sûr pas. Ça commence même plutôt mal, avec encore des ornières à y noyer un cheval (enfin, je pense que c'est comme ça que les Tibétains doivent s'exprimer, ou quelque chose de ce genre), et à y enfoncer sûrement un vélo. Et puis les premiers km, après avoir franchi un col en poussant le vélo sur un km de forte pente, la piste s'amuse à sauter de petits col en petit col, le tout dans une circulation assez dense.

 

bMais il ne s'agissait que de l'heure de pointe, heure du reste imprévisible puisque née de circonstances tout à fait fortuites dans la «fluidité» du trafic sur 100 km de distance d'un bourg d'importance à un autre. Quand au profil, il s'arrange puisque l'on est désormais dans une plaine. Il s'arrange même un peu trop, et je commence à traverser de part en part une plaine monotone, sur une piste souvent caillouteuse, avec le but (une rangée de montagne) juste en face, mais qui semble reculer d'heure en heure. C'est tout de même au pied du col que je déniche une carrière où me planquer pour camper. C'est qu'après une rude journée de vélo, je n'aspire à rien de plus que me retrouver peinard dans un coin discret, plutôt  que d'attirer tous les nomades du coin, avide de scruter le moindre de mes gestes, d'inspecter en détail le matériel, sans parler du cas extrême, heureusement fort rare, ou il s'en suit une virée nocturne durant laquelle le vélo pourrait disparaître. C'est hélas arrive a un ami, justement au Tibet plus au sud, avec des nomades avec lesquels ils avaient pourtant sympathisé la veille au soir...

 

bLe lendemain sera enfin la journée attendue depuis Maoxian et ses routes plutôt ennuyeuses : alors que le côté du col que je grimpe n'a rien d'extraordinaire et ne représente qu'un dénivelé à peine supérieur à 100 m, l'autre versant s'ouvre sur une brèche, des vallées boisées, des montagnes pointues et auxquelles s'accrochent des miettes de neige en cette fin avril, presque un paysage suisse ! En exagérant beaucoup. La piste redescend brutalement en lacet (et sans sillon) de 300 m, et l'on distingue déjà au loin le monastère de Hongxing, prélude à ceux tout proche de Taktsang Lhamo (Langmusi pour les Chinois et les touristes).

 

LANGMUSI

 

bLangmusi est étonnante : ici, point de goudron, point (encore) de cybercafé...et point de Statue de Mao. En fait, Tibet «Autonome» y compris (pour le moins dans le cas des grands axes), c'est le premier gros bourg ou j'ai vu aussi peu de Chinois, et autant de Tibétains. Lhasa ou Shigatse comprennent une grosse minorité de Chinois, très visibles parce qu'ils tiennent la majorité des commerces. Ici, ce n'est jamais qu'un village tibétain, enfoncé dans une vallée secondaire presque en cul-de-sac, pas encore investi vraiment par le tourisme (pour l'instant, il ne s'agit que «d'inorganisés», un peu hors sentiers battus, autant dire des touristes perdus), et encore moins par le tourisme «à la chinoise», bus de touristes compacts et karaokés à la clef pour distraire les soirées monotones à la tibétaine. Mais patience, ça viendra...

 

bLangmusi est probablement le village le plus tibétain que j'ai vu jusqu'à présent. Même Leh, au Ladakh (Inde), qui est pourtant resté très typique, comporte aujourd'hui une minorité très importante de musulmans du Cachemire (dont le Ladakh tibétain dépend) détenant de nombreux commerces, et les appels à la prière y sont souvent plus fréquents que les chants bouddhistes...Langmusi, village typique jusque dans ses excès : les ruisseaux et ravines sont encombrés de déchets divers, de disgracieux plastiques déchiquetés d'anciens emballages, les gens balancent à même la rivière ou ses abords tous les déchets et eaux usées, les hommes urinent sans complexe dans la «rue» principale, à même les murs....Bref, comme à la campagne.

 

bMais Langmusi, ce sont surtout ces deux gonpas (monastères) qui se livrent une lutte sourde pour la suprématie, de part et d'autre de la rivière. A l'inverse de la maison de JJ Rousseau, un pied en France, un pied en Suisse, un côté de la rivière, avec le monastère de Sertri, est dans la province de Gansu, l'autre rive, avec le monastère de Kirti, est dans la province du Sichuan. Chacun à une portée d'arbalète de l'autre, et une mosquée au milieu qui compte les points. Mais tout cela semble vivre en bonne intelligence, une leçon de tolérance que certains extrémistes religieux de tous bords feraient bien de méditer (et je ne pense pas qu'aux «classiques» intégristes musulmans, côté intégrisme, reconnaissance et soutien des sectes et prosélytisme un peu trop appuyé, les États-Unis en connaissent un rayon). Les traditions n'empêchent pas le modernisme, et plus d'une fois j'ai vu un digne moine extirper de sa robe un téléphone portable ! On n'a encore rien trouvé de plus pratique pour parler à Dieu et sa kyrielle de saints...

 

bEn tout cas, c'est la première fois que je vois tant de «Lao Wai» (Étrangers), dont même un cyclo Norvégien : non pas parce qu'il y en a plus qu'à Zoige ou surtout Songpan, porte des parcs nationaux, mais parce que l'unique lieu de rendez-vous, c'est chez Lorette, enfin chez Lesha, qui prépare une cuisine intelligente et bonne (enfin, aux yeux de ces drôles de zèbres de Westerners). Imaginez le palace : une bicoque de quelques mètres carrés, où un bric-à-brac est entassé là où il y a de la place, où les fourneaux jouxtent presque l'unique table disponible - j'oubliais la terrasse, qui fournit une appréciable succursale. Le jour où il faudra s'agrandir, coincé entre le torrent et une piste poussiéreuse...

 

bLa visite de ce village, étalée sur deux journées, fut agréable, mais j'appréhende déjà le départ : je ne sais quelle mouche m'a piqué, au lieu de continuer par la principale piste (je sais maintenant, pour être monté jusqu'au col sans les sacoches, que cet itinéraire est goudronné après 8 km de piste), je me suis mis en tête de passer par cette autre piste mystérieuse, qu'on voit partir de Langmusi à l'assaut des montagnes. Celle-ci devrait (en principe...) me permettre de retrouver la route, mais après probablement encore une centaine de km de piste. Et dieu sait dans quel état...Mais les dés sont jetés, je n'ai nulle envie de reprendre l'itinéraire principal, bordé de nombreux camps de semi-nomades aux chiens agressifs et pas toujours attachés - encore moins attachants.

 

bFinalement, ce supplément de parcours fut appréciable : non seulement le vent du nord qui s'est levé, et m'aurait été défavorable en prenant l'axe principal, me fut souvent un bon auxiliaire sur ma route vers l'ouest, mais le parcours fut, au début, conforme à l'idée de ce que je me faisais d'une piste tibétaine : paysages de montagne, piste en lacet ; tiens, ça ressemblait aux Andes, c'est dire si c'était beau. Et même après, la piste, de bien meilleure qualité dans l'ensemble de ce que j'ai connu jusqu'à présent, parcourait un vaste plateau monotone (la vallée du Fleuve Jaune), mais selon un tracé au plus près des montagnes, ce qui ne le rendait pas désagréable. Et puis, avantage non des moindres : les chiens des camps de nomades étaient presque toujours attachés !

 

MAQU

 

bSauf à l'entrée de Maqu, le chef-lieu de comté : un chien ne voulait pas en démordre, si j'ose dire, il n'arrêtait pas de me harceler, sans même pousser un aboiement (signe inquiétant), dans l'idée fixe d'arracher un bout de mollet à ce lao wai (en souvenir probablement). Les propriétaires dudit chien ne se décidant que très mollement à faire quelque chose (ça les faisait même plutôt marrer), il a fallu que les occupants d'une voiture me viennent en aide, en formant écran entre moi et le chien. Et encore celui-ci tenta-t-il de contourner le barrage ! J'en ai perdu la voix à force de hurler pour l'intimider, et fut proche de la tendinite à force de lui jeter des cailloux - le tout ne semblant que modérément l'intimider.

 

bMaqu : alors que je pensais ne trouver qu'un amas de bicoques ne concentrant guère plus qu'un ou deux milliers de gens, je me retrouve d'un coup dans une petite ville, dont on m'indique par la suite qu'elle aurait 20 000 habitants ! Le chiffre doit comprendre les villages environnants et en fait on ne doit y trouver que 5 000 âmes, mais le fait est qu'elle fourmille d'activité, de gens et de trafic, plus que n'importe quelle ville traversée depuis les plaines du Sichuan, autour de Chengdu. Le tout paumé loin de tout, en plein milieu de nulle part, à proximité du haut Fleuve Jaune. Bien sûr, tout est écrit en caractères chinois, parfois en tibétain, et trouver un binguan (hôtel) pas cher dans ces conditions relève un peu de la galère.

 

bRapidement, c'est Gunbatcha qui me vient en aide, avec son pote Doddin. Gunbatcha, instituteur dans un village  au loin, parle un très bon anglais, et il doit être presque le seul dans cette ville absolument hors des circuits touristiques ! Ils prennent leur temps pour me trouver un hôtel correct pas cher (même le formulaire à remplir n'est qu'en caractères chinois, je me crois revenu au bon vieux temps de ma traversée de la Libye), puis avec leurs femmes nous passons une agréable soirée dans un restau tibétain. Un seul regret : que les momos ne comportaient pas de viande du chien de tantôt, ça aurait été la cerise sur le gâteau...En tout cas, la Chine surprend par son évolution : j'apprends que dans leur école, dans un village perdu des hauts plateaux tibétains, ils ont des ordinateurs pour aider les gosses à apprendre ! Je vous le dis, la Chine va nous faire passer de sales quarts d'heure (commerciaux) d'ici la fin du siècle...

 

bLa route depuis Maqu rattrapant la route principale Chengdu-Lanzhou vaut quand même le coup : d'abord, elle est revêtue, quoique les travaux soient encore en cours sur 22 km ; surtout, elle franchit deux cols, dont le passage entre les deux cols en corniche, avec au loin les infinis plateaux du Fleuve Jaune. Cela dit, je suis tellement lessivé, que je dois me résoudre à m'arrêter au bout de guère plus de 30 km, sous un minuscule pont. Ce n'est pas que les petits ponts sous lesquels camper manquent le long de cette route, mais partout des escouades de cantonniers sont affairés à préparer la chaussée pour le prochain bitumage, avec leurs propres camps de vagues tentes dans un peu tous les recoins ou j'aurais pu camper.

 

LUQU

 

bCe petit repos, allié surtout à un fort vent de sud le lendemain, m'a permis de joindre d'une traite Luqu, immense agglomération de plus de deux mille habitants. Auparavant, j'aurai eu encore à subir la hargne de chiens de semi-nomades. Cette fois, une satisfaction : j'ai pu en toucher un avec une pierre, il n'a pas trop demandé son reste kai kai kai ! Mais l'agressivité de ces chiens m'énerve tellement que j'engueule copieusement, en français et en colère (je suis bilingue), le proprio dès que je le vois. Pourtant, je me rappelle que dans les Andes, les agressions de chiens étaient bien plus nombreuses, et jusque dans les villages ! Comment je faisais à l'époque pour supporter cela (je comptais, certains jours, 30 chiens, à raison de 10 « raids » de 3 chiens), je ne sais pas. Je dois me faire vieux. Cela dit, ici je les sens nettement plus agressifs, avec l'intention plus clairement affiché d'utiliser leurs crocs...

 

bJe ne suis pas le seul à ne pas trop supporter les chiens : déjà, le Norvégien à vélo rencontré à Langmusi était équipé de deux longues cannes en plastique, au bout desquels il plaçait des fléchettes de tir à la cible ; et ce matin, c'est Ralph que je croise, cyclo Allemand avec une poche lestée de cailloux ! Dans les faubourgs de Luqu, encore un chien qui bondit d'une propriété. Celui-là non plus je ne l'ai pas loupé, d'une belle caillasse en plein sur le crâne ! Mais ce qui m'a énervé, c'est que la scène a fort amusé le proprio comme les riverains. Je sais bien (quoique...) que ce rire était plus naturel que méchant : comme ils connaissent leur chien, ils partent du principe qu'il n'est pas dangereux, et puis il y a surtout cette espèce d'inconséquence fréquemment trouvée dans les pays dits en développement : très souvent, les gens ne mesurent pas trop les conséquences de leurs actes. Ils sont très gentils, chaleureux, hospitaliers, mais ont rarement nos réflexes de toujours étudier si leurs actes peuvent gêner le voisin : cracher bruyamment, même dans les bus, venir vous fumer en pleine figure, passer en force sur la route, faire du bruit très tard dans les hôtels...Le chien n'est finalement qu'une nuisance de plus : il protège la maison contre les (très éventuels) rôdeurs, tant pis s'il risque de mordre un cyclo ou un piéton en passant, ce sont les risques normaux de la vie. Je me rends compte que les voyages, loin de me rendre plus tolérants, me font de moins en moins admettre ce qui n'est, tout compte fait, que de l'égoïsme et non pas un trait de culture. Il est temps pour moi de ne plus rouler que dans les parcs nationaux US ! Au moins, je serai en bonne compagnie avec les ours...

 

bUne chose me sidère dans ce Tibet-ci, que je dénommerai par commodité le Tibet de l'Est : C'est l'arrivée dans un bourg. Il faut dire que les bourgs du Tibet central sont assez petits, pas énormément fréquentés (ces Tibétains-là, encore plus pauvres, sont plus autarciques par la force des choses), et puis je m'arrangeais pour y passer le plus tôt possible le matin, afin de ne pas me faire remarquer par le P.S.B. (police). Ici donc, après deux jours ou trois dans un relatif désert (tout relatif, car il y a très souvent une habitation en vue), c'est soudainement qu'on tombe sur l'activité fébrile du lieu. D'une piste sur laquelle on croise dans le meilleur des cas trois ou quatre véhicules à l'heure, même aux abords du bourg, on passe à une profusion de véhicules de tous genres, dans une cohue qui n'a certes rien de comparable à celle d'une ville indienne. Un monde fou n'arrête pas de s'agiter dans un périmètre aux limites invisibles, en fait déterminé par la fréquence des commerces et autres étalages de rue.

 

HENAN

 

bC'est dans ces conditions que j'arrivais à Henan, bourg perdu en plein milieu des plateaux herbeux à 3500 m d'altitude. A vrai dire, ce n'est pas le plus court chemin entre Langmusi et Xiahe, les deux sites touristiques incontournables du Tibet de l'Est (déjà assez peu fréquentés, fort heureusement), mais après mon détour par Maqu, je n'en était plus à ça près. En fait, à peine quitté Luqu et le bon goudron montant directement vers Hezuo, non loin de Xiahe, je commençais à regretter mon choix, allant même jusqu'à envisager de revenir sur mes pas. Mais c'est toujours pareil : sur une mauvaise piste, on s'imagine toujours que ça va s'arranger.

 

bCar j'étais tombé une fois de plus sur une de ces mauvaises pistes tibétaines, au début «juste» un peu trop caillouteuse, puis bourrée d'ornières à s'y faire enliser un yak. Du reste, les quelques véhicules croisés n'avaient pas fier allure : avançant au pas dans les endroits les plus catastrophiques, cahotant à se demander s'ils n'allaient pas faire une embardée et finir les quatre roues en l'air...Pour moi, après un village à une bonne vingtaine du début de la piste, ça n'allait pas si mal : les nombreux motards des campements semi-nomades du secteur ont, année après année, contribué a créer sur une quinzaine de km une piste parallèle, assez bien roulable.

 

bJe me disais bien qu'à croiser, en une matinée, près d'une vingtaine de gros véhicules, les ornières ne pouvaient quand même pas durer sur 100 km : à un petit col, succédant à cette bouillis innommable (la veille, il a plu)...une superbe piste presque assez large pour trois camions de front, de terre bien battue, régulière, presque du goudron ! Je viens d'atteindre la frontière entre la province du Gansu et celle du Qinghai, cette dernière ayant classé cette piste comme importante. Ce que n'a pas jugé bon de faire l'autre province. Aberration de planification d'un régime autoritaire...ou résultat d'une trop grande autonomie de décision laissée aux autorités locales ? Je pencherais pour cette dernière explication. La décentralisation (ou plutôt déconcentration, dans ce cas) n'a pas toujours que du bon, car encourageant la vision des choses avec des œillères locales...

 

bLe comté de Henan est spécial : en plein Tibet, il est presque intégralement peuplé de gens d'origine mongole. Le visage est franchement différent, c'est moins évident pour les vêtements (sans doute la couche de crasse, trait culturel essentiel sur les hauts plateaux tibétains, est-elle de même facture). Plus que jamais nous sommes dans un pays de nomades, et la rue principale (en fait l'unique rue, si l'on excepte l'appendice en provenance de Luqu) gronde du passage incessant de motos, le compagnon de ces nomades / semi-nomades qui a bien souvent détrôné le cheval. En ville, je m'essaie à prendre des photos à la dérobée de cette ambiance ô combien typique...mais me rends vite compte que c'est moi l'attraction : même pas Tibétain (rares, ici), même pas Chinois (inexistants, ou alors bien planqués), même pas Asiatique, c'est moi que les gens prendraient en photo !

 

bJe me rabats sur le monastère, a 3 km de là. Tibétains ou mongols, les rites semblent immuables, le style et l'emplacement des bâtiments de même. Ici, faute de motos, ce sont les énormes instruments de musique à vent qui grondent, les instrumentistes à peine troublés par la présence d'un rare Étranger perdu dans ce recoin d'Himalaya. Et ce soir, c'est le vent qui siffle, apportant nuée et grêle. Bien qu'à une altitude en moyenne inférieure de plus de 500 m par rapport à l'an dernier (itinéraire Yunnan-Lhasa, fantastique), le temps me semble généralement moins bon (ou alors, encore là je prends de l'âge).

 

bIl faut dire que si le calendrier pointe le printemps comme saison, la météo correspondrait plutôt à quelque chose de proche de notre hiver. Si en plein jour, au soleil, on peut approcher les 20°, je me réveille souvent le matin avec des températures autour de 0°, et la neige remplace souvent la pluie. En fait, classiquement pour un cycliste, le plus pénible est le vent : dans ces paysages dénudés, rien ne l'arrête. Et sa provenance est variable, imprévisible, tout comme sa force. Jusqu'à présent, je n'ai pas eu a me plaindre, car il a été de sud dominant. Mais aujourd'hui par exemple, il est venu de sud, puis un coup de vent est venu dans l'après-midi d'est, enfin une sorte de tempête le soir depuis l'ouest. Logiquement, cette nuit, le nord devrait prendre la relève dans ce ballet bien orchestré.

 

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