LE NEPAL EN TORTILLARD A DEUX ROUES |
Odyssée indo-népalaise réalisée en février-mars 2002 à bord d’un improbable moyen de locomotion « a traccion de sangre ». Hue bijou !
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Ce parcours, réalisé encore plus lentement que d’accoutumée, a été pour moi l’objet de réflexions, réunies sur une autre page en lien. Je n’ai pas voulu offenser le regard de ceux qui croient encore naïvement que le capitalisme est le meilleur moyen de gouverner l’espèce humaine : j’ai pitié pour eux, je préfère qu’ils gardent leurs illusions d’un monde naturellement juste et libre avec ce système (la main invisible du marché qui pique dans les poches des pauvres), endoctrinés qu’ils sont par CNN, Coca Cola, Enron ou Vivendi (splendides fleurons dudit système), et gobant la croisade contre le Mal par la dernière invasion US de n’importe quel pays qui a le malheur de déplaire aux maîtres impériaux du Monde (quand bien même, pour une fois, ils s’en seraient pris à l’un de leurs pires vassaux) - les larbins mode Blair à leur botte, d’autres jouant plus finement aux opposants temporaires que pour mieux administrer la même potion (mode Chirac). Ainsi, même les décérébrés irrécupérables pourront lire ce texte sans être (trop) choqués par les délires stupidement humanistes de l’auteur.
Démarrage de ce voyage un peu brumeux. L'ambiance est donnée à Bombay, où je ne dois en principe qu'attendre deux heures entre deux avions. En fait, celui-ci, prévue initialement pour 6h du matin, est « resheduled » pour 10h45, et finalement encore une heure de plus. Juste le temps d'attraper froid dans la salle surclimatisée de l'aéroport. La cause ? Le brouillard sur la capitale. Atterri enfin à Indira Gandhi Airport, la surprise : de la fraîcheur, presque du froid avec le petit vent du sud. Et puis ce ciel digne de la garua liméenne, qui ne permet guère aux malvoyants que nous sommes de ne distinguer que des formes au-delà du kilomètre de distance. En juin et septembre 2000, c'était déjà la même brume, mais moins épaisse quand même, et avec un paquet de degrés celsius en prime.
Mon objectif n'est pas de traîner à Delhi : dès l'aéroport, j'ai réservé un billet de train pour Gorakhpur, au plus près de la frontière du Népal, pour le soir-même. L'employé m'a affirmé que je n'aurai aucun problème en démontant le vélo pour l'embarquer. Cette fois, je ne sais si la brume est en cause (j'aurais tendance à en douter quand même un peu), mais une bonne moitié des trains est retardée. La speakerine n'arrête pas d'enchaîner ses annonces de départs, arrivées et retards en hindi et en anglais, mais dans le brouhaha du quai et avec des hauts-parleurs pas vraiment top, je n'arrive jamais à comprendre de combien de retard est « crédité » mon train. Deux heures ?
Le brouhaha : car un quai de gare indien, c'est quelque chose. Pourtant, ils sont larges. Mais entre ceux qui sont venus trois heures avant pour être sûrs de pouvoir embarquer au vol dans le train arrivant à une vitesse adaptée à ce sport national de la deuxième classe « wagon à bestiaux » et ceux déjà là depuis une heure attendant leur train en retard, ça fait du monde. Les trains font souvent 17 voitures, parfois plus d'une vingtaine, et à 80 passagers en moyenne par voiture (certainement 100-120 pour la deuxième classe), ça fait la population d’un (gros) chef-lieu de canton sur chaque quai.
Les heures s'égrènent, les annonces sono se répètent, et rien n'arrive sur mon quai. Si, finalement vers 22h30 (mon train avait un départ prévu pour 19h45) se positionne un train pour Chennai (Madras). Là, je me rends compte vite de deux erreurs liées entre elles : mon billet est certes « sleeper » (place couchette), mais en 2° classe, autant dire wagons à bestiaux couchés, ce qui est certes un progrès. Quand je vois sous mes yeux le remplissage des sleepers 2°, je comprends vite que je n'aurai aucune chance de caser mon vélo, même démonté. L'autre erreur, c'est que même si mon train est de la classe des rapides de nuit, il devrait quand même avoir un fourgon à bagages, contrairement à ce que j'avais cru lire trois ans plus tôt : dans ce cas, il était plus simple de faire enregistrer mon vélo, que de m'en encombrer pour treize heures de voyage de nuit – disons seize avec les fréquents retards.
Vers 23 h, je n'y tiens plus : aussi bien mon train ne se mettra à quai que vers 1 ou 2 h du matin, pour n'en repartir qu'une heure après - ou deux. C'est mal engagé, je remets le tout au lendemain, et quitte la gare pour me rendre dans un petit hôtel à proximité. Bien m'en a pris : le lendemain, je me suis rendu tranquillement au bureau de réservations pour étrangers, au-dessus de la gare, échanger mon billet. Aucun problème, l' employé « m'aidant » en me remboursant l'intégralité de mon billet (normalement, une partie aurait dû être retenue, dont il exagère bien entendu l'importance, pour me faire comprendre toute la portée de son geste philantropique). La main forcée à corrompre cet aimable collègue fonctionnaire, je ferme les yeux lorsqu'il m'embrouille dans les échanges de billets (de chemin de fer) et de billets (de banque), pour me soutirer au passage l'équivalent de deux euros. L'unique perdant (à part la morale, but who really cares ?), le service public des chemins de fer indiens.
Cette fois, pas d'erreur, je fais enregistrer mon bicle. Une opération évidemment un peu longue ; ça commence par : les arrivées des bagages sont sur un quai, mais les expéditions sont de l'autre côté de la gare, à l'entrée de la gare des marchandises ; ça continue par l'intervention de 4 agents, l'un spécialisé pour les deux-roues, l'autre dans la rédaction détaillée du formulaire, l'autre dans la taxation, l'autre dans la perception. Les Indian Railways c'est, comme toute administration indienne (et du tiers-monde en général), une grosse machine bureaucratique, mais tous comptes faits, assez efficace et fiable (même pas sûr que le privé ferait mieux, en dehors de rendre un service moins bon pour augmenter son bénéfice). J'avais pu me rendre compte de cette fiabilité il y a trois ans, avec la poste indienne et un paquet qu'ils m'avaient rafistolé, et pour l'instant (je touche du bois de mon cadre), le vélo m'a toujours suivi dans le même train, sans casse. Ce sera encore une fois le cas.
Départ de New Delhi cette fois bien à l'heure, à la minute près. « Bien entendu », arrivée à Gorakhpur avec trois heures de retard, soit presque midi. Bah, sur près de 800 km de parcours, ce n'est pas si mal, 16 h. En fait, ces trains de grandes lignes sont finalement assez rapides. J'ai vu dans l'indicateur un train couvrant 3500 km entre le nord (Amritsar) et le sud en 70 heures. Soit près de 3 jours ! Mais tout de même une moyenne correcte de 50 km/h, tous arrêts compris. Ce n'est certes pas le TGV, mais essayez, en Europe, de couvrir un parcours de 3500 km en train (ce qui devrait faire au moins un Paris voire Londres-Istanbul) : pas sûr que vous mettrez beaucoup moins longtemps. Bon, dans le cas de l'Inde, je ne suis pas sûr qu'ils s'engagent à rembourser la réservation dans le cas d'un retard supérieur à 30 mn, surtout dans le cas du train nord-sud cité...
NÉPAL QUE CE QUI N’EST PAS FONCÉ
A Gorakhpur, aux quais navigant entre le théâtre de rue et la cour des miracles, avec son lot d'atrophiés et estropiés divers côtoyant des lépreux, des mendiants et/ou pèlerins à la peau bronzée autant par le soleil que brûlée par la poussière, mon vélo m'attend. Enfin, c'est moi qui l'attend à l'opposé, au service à bagages. Car décharger un fourgon à bagages en Inde est loin d'être une opération expresse, vu le nombre et le poids des bagages. En fait, un train de voyageurs est aussi un train de marchandises, avec le transport d'immenses balles de coton contenant certainement des enclumes, qu'il faut un temps infini à extirper des boyaux du fourgon. Comment un vélo ne finit pas écrasé là-dedans, on le doit soit à la chance, soit à la conscience professionnelle des cheminots locaux. Comme je ne crois pas en la chance...
La frontière népalaise est encore à une centaine de kilomètres, dans un paysage monotone encore renforcé par la brume persistante qui sévit ici aussi - si si. Pas d'hésitation, le bus ! Et j'atterris ainsi en fin de journée au poste-frontière. Qu'il faut deviner du reste, car les services de l'Immigration sont à peine indiqués, et sur l'invite d'un piéton, je dois revenir sur mes pas. Trois jours déjà que j'ai quitté mon doux foyer, et je n'ai pas vraiment roulé, à part d'un aéroport à une gare etc... Me voici donc durablement plongé dans l'ambiance bordélique du sous-continent indien, auprès de laquelle la Chine fait figure de pays occidental : même de grosses villes comme Gorakhpur ont plus l’aspect de gros bourg de campagne miteux, aux trois-quarts bidonvillesque, avec des trottoirs (un bien grand mot) défoncés et couverts de boue et de bouses de vaches gambadant dans une circulation totalement anarchique faite de rikshaws, de cycles en tous genres, de bus et minibus se réincarnant d'une année sur l'autre de rafistolages de tôle en emplâtres sur des pneus réellement usés jusqu'à la corde, et de camions « Tata » vrombissant et vomissant sur les autres usagers de la voie publique leur trop-plein de manque de réglage. Le klaxon restant de toutes façons la chose la mieux réglée sur n'importe quel véhicule indien, tout le reste (freins, suspension) n'étant que gadget pour occidental sophistiqué. Du reste, tout véhicule a priori à ranger dans la catégorie « gros cul lent » n'arbore-t-il pas, sur ledit cul, cette invite explicite « horn please » (klaxonnez s'il vous plait). Pourquoi se gêner, si c'est si aimablement demandé ?
Le lendemain commence enfin mon voyage...par une mise en jambes. Je me suis basé à un hôtel de ce bourg frontalier de Sonauli, à cheval sur les deux pays, pour me rendre sans sacoches à Lumbini, le Bethleem des bouddhistes. Une matinée avec un brouillard à couper au couteau, le froid, et la fatigue de trois jours de voyage dans les transports divers. C'est à ce moment que je me dis que j'ai bien de la chance de voyager à vélo. Il y a parfois presque autant de différence entre voyager « normalement », en « routard » et rester chez soi, qu'à voyager comme sus-dit et voyager à vélo.
Or donc, nous voici revenu dans le brouillard vers Lumbini, et je me demandais bien alors ce que je faisais comme un imbécile à rouler dans le blanc durant deux heures, alors qu'un bus m'aurait déposé à l'entrée du site en même pas trente minutes. S'il y a une chose que j'exècre, c'est bien rouler dans le brouillard. Même la pluie, même la neige, même le vent de face, j'endure - enfin, de moins en moins. Le brouillard, c'est l'une des rares conditions météo qui m'ait fait abandonner un parcours. Par chance, en arrivant au site, peu à peu le ciel s'est ouvert. Arrivé en bus, il m'aurait fallu attendre une heure et demie de plus sur place que ça se découvre…
Le site ne m'a pas trop déçu...parce que je m'attendais à être déçu. Bon, le site central, c'est là où Bouddha est né, vu la pauvreté des moyens népalais je n'attendais rien de grandiose. Le plan, à l'entrée, indique un vaste secteur de constructions bouddhistes devant être représentatif de chaque pays concerné par cette philosophie / religion : ce n'est qu'un plan. Et c'est bien ce que je craignais : après les premières années de fièvre, lors de la montée du projet sous l'impulsion d'un secrétaire de l'UNESCO, le soufflé est retombé. Si, dans la zone est, quelques petits projets ont pu voir le jour, dont les jolis batiments et le stupa du Myanmar (Birmanie), la zone ouest, la plus prometteuse, est la plus affligeante : en-dehors de la modeste (mais réalisée) bâtisse népalaise, seule la Chine a terminé son ouvrage, du reste beau et bien représentatif de chez elle (j’adore le pompeux). Les autres chantiers, gros oeuvre même pas terminé, ont des chantiers qui tournent au ralenti, histoire de ne pas reconnaître franchement que les projets sont à l'eau. La Mongolie pancarte fièrement son terrain vague : en construction. Au moins n'ont-ils pas commis l'imprudence de commencer un chantier. Partout, des squelettes de béton dominent la campagne au nom du Vietnam, du Japon, de la Corée..., accessibles désormais par des pistes peu à peu regagnées par la végétation. L'impression pénible que tout cela terminera bien plus vite en ruines que des constructions de mille ans d'âge.
C’EST PARTI !
Voici enfin le vrai départ : cette fois, avec toutes les sacoches au grand complet, et sans retour à l'hôtel du matin. Le brouillard est toujours aussi épais, et ça durera jusqu'à Butwal à 25 km de là, juste au pied des montagnes. Parcours lassant, avec sa chaussée encombrée de tout ce qui marche et roule. Cette profusion de monde a un gros avantage : elle oblige tous les gros véhicules à moteur à avancer prudemment, sachant qu'à tout moment un de ces imbéciles de piéton ou cycliste peut traverser devant sans crier gare. A un moment, un gosse, occupé à déféquer en contrebas de la route, me salue d'un vibrant « hello ! ». En toute innocence. Un adulte, dans la même situation, n'aurait pas agi de même : il aurait dit « namasté », vous pensez bien.
Butwal atteinte, miracle : le brouillard disparaît dès qu'on atteint les premières pentes. Le trafic lui-aussi se raréfie, la majorité des véhicules se rendant à Kathmandu, ou bien préférant la route principale pour Pokhara, plus longue mais moins accidentée et sûrement meilleure. En fait, chacun de ces bus polluants qui me double, c'est l'équivalent de trente bagnoles de chez nous en moins. Les camions et les bus représentent, hors vélo (rares en montagne), 95 % du trafic, les 5 % restant étant constitués de jeeps, soit de touristes, soit de locaux, mais rarement avec moins de 5 occupants. Les vrais voitures individuelles (modèle « ville » pour madame) sont ici rarissimes. Dans la pauvreté, on optimise ce qu'on peut !
L'autre miracle, résultat immédiat du précédent, mais dans des proportions auxquelles je ne m'attendais pas : alors que depuis Delhi, j'étais toujours emmitouflé sous tout mon attirail vestimentaire disponible du matin au soir, dès la couche de brouillard dépassée, c'est la douceur, la chaleur même dans la montée. Et même le soir, à 1300 m, il fera relativement doux ! Quand je pense aux caillantes de ces dernières nuit, à une altitude proche du niveau de la mer...
Après les constructions généralement encore trop récentes (pas finies, déjà à refaire) ou bien les chaumières miteuses d'une plaine de peuplement récent, la montagne offre des maisons légèrement plus jolies. Pas que le contenu soit de plus grand luxe que dans la plaine ! Quand se décideront-ils à comprendre et assimiler les bienfaits de la mondialisation et du village global, ces arriérés ? C'est pourtant pas difficile de prendre un crédit pour vingt ans pour s'équiper convenablement : congélateur avec allume-cigare, lave-vaisselle avec connexion ADSL...Ce que nous faisons, Américains des USA et prochains Européens des USE (nous aussi, on va voler le nom d'un continent tout entier ?), pourquoi ils ne le font pas ?
Sur cette forte idée de bon sens, je commence à m'élever. Ce matin, j'étais à 100 m d'altitude, Tansen, étape du soir prévue, est à 1300 m. En fait, 8 km avant la ville, on n'est encore qu'à 900 m ! 400 m, ça vous fait sourire. Un immeuble de 20 étages (déjà respectable) fait environ 50-55 m. En 8 km, il ne me reste que 8 immeubles empilés à monter. Certes, 5 % c'est une rigolade. Sans bagages. Là, je dois bien avoir comme à mon habitude une grosse trente-cinquaine de kilos, et entrainement zéro. Je fais de fréquentes haltes. Je suis claqué. La fringale pointe le bout de son nez. Allez, encore un effort, j'y suis presque. Dans le dernier kilomètre, je finis par souffler tous les... cent mètres, comme les derniers kilomètres d'un col de l'Himalaya indien à 5300 m ! Je craque, et me plonge sur la « faim » d'un nougat local entamé à base de mélasse, qui me donne l'énergie pour atteindre Tansen.
Encore un de ces lieux, pourtant cité par les guides, où le routard ordinaire se rend probablement peu : à 4 km de la route principale, il faut faire un effort. A vélo, c'est rien du tout (oubliez ce que vous venez de lire ci-dessus, j'aime pas bien qu'on souligne mes contradictions). De toutes manières, j'avais pas le choix, pas d'hôtel ailleurs, et pas évident de trouver un coin tranquille pour camper, dans une zone aussi pentue et peuplée que la côte almafitaine vers Napoli ! La ville domine de 400 à 500 m les vallées environnantes, mais le plus beau est une fois la crête atteinte.
Sur le plan culinaire, je suis malheureux d'être hors des sentiers battus, et de ne pas être dans un de ces rendez-vous de routards touristes décriés un peu plus haut (je vous l'ai déjà dit : oubliez...). Ici, que de méchantes gargottes, qui en tant que telles ne m'ont jamais effrayé, même si les conditions sanitaires y sont souvent douteuses - en tout cas de manière plus visible que quand le restau affiche une salle colorée et d'apparence ; après, ce qui se passe en cuisine... Là où je crains, c'est qu'on ne sert pas le traditionnel steak-frites à toutes les terrasses, mais plutôt du bien épicé. Les épices, j'abhorre, j'exècre, je déteste. Même la moutarde, ou alors juste une noisette sur une viande froide.
Ici, je suis gâté. Je fais une tentative vers la moins gargotte des bouis-bouis. Je demande un chowmein non épicé, une chinoiserie qu'on est souvent susceptible de trouver dans le sous-continent indien. Effectivement, ils n'ont pas rajouté d'épices : ceux-ci sont déjà inclus dans la tambouille d'origine, mitonnée depuis le matin ! Certes, pas de quoi vider un abreuvoir à chevaux pour éteindre l'incendie, c'était même presque supportable pour un palais sophistiqué comme le mien. Mais s'il faut manger sans appétit, attendant entre deux bouchées que la brûlure s'estompe... J'ai fini de compléter la panse non repue avec un en-cas biscuits-thé et cacahuètes dans la chambre d'hôtel. Vive les restaus pour touristes, vive le cocon.
J'ai passé une journée à rouler sur les crêtes dans les environs de cette ville digne, par sa position, d'une de ces stations climatiques bâties sur les toutes premières pentes de l'Himalaya pour fuir l'écrasante chaleur des plaines. Plaisir toutefois bien gâchée par l'épaisse brume de chaleur, en plein janvier ! En fait, c'est tout juste si, à un endroit et un moment donnés, j'ai pu vaguement distinguer un cône blanchâtre, que j'avais d'abord pris pour un nuage dans la brume : un lointain sommet himalayen. Espérons qu'à Pokhara la brume ne sera plus là.
Après Tansen, ou plutôt Bartung son carrefour routier, la route passe un certain temps en corniche, avant de plonger subitement au fond d'un canyon, près de 700 m plus bas. Cultures en terrasse de partout, une maison dès que les gens ont pu déblayer quelques mètres carrés de plat dans cet univers exclusivement vertical. Une fois quittée la plaine du Terai, l'horizontal n'est plus de mise, sauf en quelques rares coins de vallée plate, évidemment très peuplés. Remontée à un nouveau col, quoique d'altitude plus modeste, avec sur le seuil bien évidemment un village accroché, à la manière de l'arrière-pays niçois.
Par certains moments, je pourrais croire que toute la vie du pays se déroule exclusivement le long de la route : les gosses en ont fait leur terrain de jeu favori comme dans bien d'autres pays, les femmes se lavent à une fontaine, d'autres écossent quelque légume local tandis que des hommes martèlent leur production de quincaillerie... D'autres sont concentrés autour du billard local, une sorte de vaste damier blanc devant leur yeux, songeant au prochain coup à décocher à l'adversaire avec l'une des rares pièces à leur disposition.
Les gosses sont évidemment nombreux, dans ce pays à la natalité galopante. Par rapport à d'autres pays, s'ils sont parfois un peu exités à l'approche d'un de ces gringos, pour autant ils sont très rarement pénibles : quelques hello ou bye bye, loin des ces meutes accrocheuses connues souvent en d'autres lieux. Durera-ce, ou ne durera-ce pas ?
J'ai un instant songé à faire du camping, au seul endroit un peu plat, facile d'accès de la route tout en en étant invisible. Un kiosque, qui s'est vite révélé, comme je le pensais, le rendez-vous des jeunes du coin dans une vallée très peuplée. C'est que le Népal n'est pas très densément peuplé, en moyenne : 20 millions d'habitants, sur quelque chose comme le tiers de la superficie de la France (à vérifier). Mais ces 20 millions doivent se concentrer essentiellement dans le « Népal utile », entre Butwal, Pokhara, Kathmandu et Birganj. Après quelques passages dans des gorges plus ou moins larges depuis Butwal, j'ai atteint en fin de journée une vallée suffisamment large pour accueillir abondantes cultures et villages. Le moindre recoin est cultivé ou bâti. Je me suis finalement rabattu sur un hôtel dans un petit village de la route.
Le lendemain, surprise : le brouillard m'a rattrapé dans cette vallée, pourtant pratiquement à l'altitude de Pokhara : ça promet... Tant que le brouillard était dans la plaine monotone, ce n'était pas bien grave, mais se taper des côtes et des descentes sans rien voir, dans un parcours en corniche suspendu au-dessus de la vallée, c'est un peu rageant. Finalement, le brouillard me laissera enfin tranquille au pied du col, avant le plongeon (tout relatif : 300 m de descente étalée sur une dizaine de km) sur Pokhara.
Déception au col, mais je m'y attendais un peu : Pokhara est enfoui sous une brume de... chaleur (?), et les magnifiques sommets étincelants, dont le Cervin local (Machhapuchhra, non, le h du clavier n'est pas resté bloqué lors de la frappe), sont tout à fait invisibles. Espérons que les prochains jours... Je trouve sans peine un hôtel : si je comprends bien, la pleine saison, c'est octobre-novembre grâce aux excellentes conditions météo, puis juillet-août à cause des vacances des Occidentaux, le reste, c'est la morte-saison. Alors, après les propositions d'un hôtelier qui m'a croisé à moto 30 km avant, c'est un autre qui se présente à moi, en ville. 150 roupies (12 de nos anciens nouveaux francs), on va bien voir.
POKHARA, UN BIJOU A VINGT CARATS
En fait, il s'agit d'une de ces guest-houses familiales à touche-touche dans une rue du quartier du lac. Bien sûr on ne voit pas le lac, mais pour le prix... Je vais même me permettre le luxe de la chambre à 250, qu'on me fait sans marchander à 200 : c'est dire si les temps sont rudes (en pinaillant, j’aurais pu l’avoir pour 150, mais la décence m’interdit de ne pas me faire « rouler ». Qui roule qui ?). Coin hyper-tranquille. Lakeside est un de ces ghettos pour touristes, presque irréel dans ce pays de misère, d'autant plus irréel pour moi qui vient de rouler depuis la frontière indienne : boutiques de souvenirs, de superbes cartes routières et topo (prix proches de la FNAC), cyber-cafés et agences de voyage en veux-tu en voilà, boutiques de matériel rando très bien fournis, vente de CD audio (dont on ne jurerait pas franchement qu'il ne s'agisse pas de piratage)... Centre à Occidentaux décalé, mais bien agréable quand on supporte de moins en moins l'inconfort du cyclo-camping.
Pour autant, tout n'est pas rose : premier diner, je tape au hasard dans la zone proche de Lakeside, le Damside, un petit restau style guinguette de la Marne. Toute la nuit avec une enclume dans l'estomac en guise de chowmein à digérer, pourtant cette fois non épicé. Les quelques miettes de poulet ne devaient pas être de première fraîcheur. C'est dit, désormais je taperai dans la catégorie (légèrement) supérieur : carrément le repas à 2.5 ou 3 euros (le grand luxe, quoi). Vu la qualité (apparente), l'effort de présentation et le cadre, après tout, autant jouer les touristes et oublions un peu le voyageur à la dure qui ne s'enrichit l'esprit qu'en faisant souffrir son corps.
Côté météo, pas d'amélioration. Même un orage matinal ne m'a permis, durant 10 mn après la fin de la pluie, qu'à entr'apercevoir un vague mur blanc au loin. Les nuages ont désormais remplacé la brume. En attendant, je me repose en bord du joli lac, et soigne un début de rhume. Après deux jours d'arrêt total, j'ai pris un peu le vélo pour me rendre dans la zone de deux autres lacs plus petits, à une quinzaine de km de Pokhara. Décidément, les pistes sont aussi mauvaises que dans la vallée de Kathmandu ! Ici, entre la lessive annuelle de la mousson et les faibles moyens (inexistants, en fait) pour restaurer les pistes, ça devient vite le tas de cailloux ou bien les ornières.
Ce pays est toujours classé, au titre du PNB par habitant, parmi les tout derniers de la liste mondiale. A songer l'attrait énorme auprès des touristes, les prix exhorbitants des expéditions vers l'Everest et les Annapurnas, on ne le croirait pas. Preuve que le tourisme n'est pas franchement vecteur de développement économique et social. Tout au plus un palliatif pour permettre quand même à des locaux d'avoir un emploi, de par les besoins en services suscités par le tourisme. Mais une fois que les quelques barons (dont, souvent... des Occidentaux), qui tiennent l'économie du tourisme qui rapporte se sont servis, il ne reste plus grand' chose pour le pays même. En tout cas, pas de quoi réellement entamer un processus de décollage économique.
Le long de la piste, quelques gosses me réclament « pen » (stylo). Deux d'entre eux me suivront le long d'une montée, et voyant que le « pen » ne déclenche pas de ma part le geste attendu (pourtant, ils le savent bien, que mon petit sac à dos est rempli de stylos, un pour chaque gosse de chaque village croisé !), ils varient la musique : « money », puis « sweet » (bonbon), ainsi qu'un terme que je ne suis pas arrivé à décrypter (pondji ?) - il ne manquait que le tchokleyt' (chocolat). Le tout finira par un caillou lancé dans les rayons, pour marquer leur désapprobation de mon refus de leur faire un cadeau. En fait, quelle attitude adopter ?
Avec tout cela, je suis toujours à Pokhara, à attendre que le ciel veuille bien me donner un stylo, enfin plutôt un coup de peinture bleu bien clair. Ce ne sera pas le cas le lendemain : je tente l’ascension de Sarangkot, le petit trek classique pour les touristes venant à Pokhara. Programme alléchant : vue d’un côté sur le magnifique lac de Pokhara, de l’autre sur les Annapurnas. Pour le lac, ce sera à peu près OK, jusqu’à midi au moins. Pour l’Annapurna, raté, brume épaisse. Qui se transformera bientôt en pluie. Encore une journée d’foutue, chantait déjà Higelin.
Le beau temps finira par venir enfin, après une journée et demie de mauvais temps, venant balayer cette brume démoralisante. Enfin à moi les pistes des environs de la ville, offrant de superbes vues sur la montagne ! Je me dis même que, finalement, ces petits circuits à la journée, gratuits, valent finalement presque ces treks longs et coûteux. Certes, une randonnée en montagne, au cœur même de la montagne, est certainement inoubliable. Mais si c’est pour voir vraiment la montagne, une vue de loin a aussi son intérêt, pour une pénibilité bien moindre. Enfin, les villages traversés sont nettement moins touristiques que ceux le long d’un trek, les rapports avec la population un peu plus spontanés.
Durant 3-4 jours, je vais ainsi bénéficier de panoramas remarquables, fouinant à qui mieux mieux sur les pistes sillonnant les environs de la ville. Le curieux est qu’une fois quitté Pokhara, et hors le trek de Sarangkot, on ne croise pas un seul touriste, même à 10 km du centre-ville ! Ce qui fait toute la différence entre le cyclo-voyageur, curieux et indépendant, et le routo-voyageur, qui se contente d’avoir « fait » Pokhara ou tel trek conseillé, plutôt que faire son propre programme au gré de l’inspiration.
Après douze jours passés dans cette oasis pour touristes, il est temps de partir, vers Kathmandu. La première journée sera fortement orientée descente, puisque je quitte les rivages de Pokhara autour de 820 m, pour finir ma journée vers 350 m, dans des gorges plus très loin du Teraï et de sa plate monotonie. Ce qui n'exclue pas quelques petits cols intermédiaires, dont une belle remontée sur les collines, bien au-dessus de la vallée. Les zones désertes sont pour ainsi dire inexistantes : toujours une ferme de ci de là, un hameau en suit un autre, de gros villages s'étalent le long de l'unique route sur 5 km de distance. Comme toujours, la route est le lieu de jeu favori des gosses, très nombreux dans ce pays aux ventres féminins prolifiques. Seuls quelques klaxons impatients de bus ou camions menaçants viennent les rappeler un peu à l'ordre, mais un cycliste chargé, qui ne dispose même pas du timbre réglementaire ? Hello, bye bye, hello... et de temps à autre, les inévitables « give me one pen », « one rupee ». J'ai un peu peine à croire, en définitive, que dans tous les cas ce sont quelques touristes imprudents qui, une fois, ont remis à ces gosses un stylo, croyant bien faire : la majorité voyage en bus ou en avion, et les quelques uns qui voyagent en jeep, je les vois mal s'arrêter spécialement dans ces hameaux paumés pour remettre un stylo, à des gosses même pas toujours photogéniques. Et pourtant…
J'aimerais bien faire étape à Gorkha, ville à l'écart de la route principale, mais surtout ville située en altitude. C'est donc à la jonction, dans un de ces villages-arrêt-bus, que je déniche un hôtel. Enfin, un local à puciers. Ici, on ne parle pratiquement pas anglais, ça change du Pokhara calibré pour Occidentaux. Je dois sortir mon petit lexique, et me remémorer des quelques termes d'hindi que je connais, le népali présentant quelques proximités. Sur les lèvres de la fille, je crois entendre le début de ss... sat ? (cent), mais le père veut 200 roupies pour ce gourbi, soit ce que je payais dans mon petit sweet home de Pokhara, douche chaude intérieure, vue sur l'Annapurna. Allez, on marche pour 150 (un peu moins de 2 euros), il faut bien que tout le monde vive.
Ça, c'est pas de pot. Je comptais, à Gorkha, monter tranquillement à la forteresse 300 m au-dessus de cette petite ville de montagne, centre des autrefois redoutables gurkas dont l'armée anglaise raffolait. Les tireurs Sénégalais du coin, en somme. Tranquillement ? Par inadvertance, j'ai dû tomber sur une journée de pleine lune, enfin vous voyez ce que je veux dire. Et les jours de nuits de pleine lune, eh bien que fait-on le jour au Gorkha Durbar ? Eh bien, on massacre allègrement des chevreaux. Au début, je voyais, le long de l'interminable escalier démarrant depuis la ville, quelques chevreaux se faire dépecer. Ensuite, j'ai compris : c'est par centaines que ces petites bêtes se faisaient joyeusement trancher la gorge dans l'enceinte de la forteresse. Du reste, pas fou, en croisant cette macabre procession, un chevreau un peu plus physionomiste que la moyenne refusait catégoriquement de monter les marches - ou bien, il était encore plus crevé que moi. Plus je montais, plus je croisais des Népalais traînant d'une marche à l'autre les cadavres sanguinolents. Plus je montais, plus ledit escalier était maculé de rouge. Je craignais de glisser, mais non, c'est du genre « coagluant », même pas besoin de semelles antidérapantes. Ne parlons pas des Népalais, les pieds couverts de sang - même les jolis saris des Népalaises avaient le bas tâché de rouge.
Dans la forteresse, le délire, une scène digne de quelque film-hémoglobine, bal des vampires à la sauce népalaise. Je n'ai même pas pu empêcher d'étrenner mon superbe sweat-shirt blanc cassé acheté à Pokhara avec de superbes taches de sang de chèvre venant gicler d'un cadavre rebondissant sur une marche. Plus loin, c'est un chien se délectant de ce sang partout présent. C'est que c'est plein de bonnes protéines, cette chose-là !
A l'endroit de la cérémonie, tout le monde s'affaire, le tout sous la garde de l'armée népalaise : ceux qui sont montés avec leur chevreau encore en vie, et qui se pressent à l'entrée de la chapelle. De l'autre côté, ceux avec leur moignon de chevreau, dont les membres et la queue s'agitent encore, le cou une fois coupé, et qui vont redescendre vers une boucherie improvisé le long de l'escalier, où la bête sera dépecée. Ce soir, revenu à l'hôtel à 25 km de là, j'ai encore l'odeur du sang sur moi, comme imprégné. J'imagine le spectacle du tas de têtes de chêvres entassées, dans le fond de la chapelle où je n'ai pas voulu me rendre - au moins par respect pour ces pauvres bêêêtes sacrifiées jeunes à la foi humaine. Mais dieu s'en fout, du moment que la vie continue sur terre d'une façon ou d'une autre... Du reste, le plus grand acte de foi n'est-il pas d'assurer la reproduction de l'espèce, et non de se prosterner en gesticulant des phrases que ce pauvre dieu ne comprend même pas ? De ce côté, les Népalais restent très pieu(x) : 6 enfants par femme, dieu reconnaîtra les siens et les autres.
Gorkha est située non loin de zones pour ainsi dire tenues par les maoïstes. D'où la présence fréquente de l'armée. Au début de la route, il y a même une zone de contrôle : tous les occupants des bus doivent descendre, passer devant un détecteur manuel (un soldat), voir s'il n'y a pas quelque arme dissimulée, et reprendre le bus inspecté une cinquantaine de mètres plus loin. J'ai l'impression d'être revenu en Colombie, dix ans plus tôt. Il y a quelques jours, un cessez-le-feu a été signé entre les maoïstes et le gouvernement. Mais, il y a un mois, c'est carrément la route entre Kathmandu et Pokhara, dont le trafic routier a été interdit - j'ai toujours pas compris si c'était par les maoïstes, il est vrai assez puissants au Népal (ils tiendraient près de la moitié du pays en superficie), ou bien par le gouvernement pour paralyser des opérations maoïstes en cours.
L'hôtelier n'était vraiment pas très sympathique, dans ce village au carrefour de la route de Gorkha : par deux fois, il a été me faire surveiller, voir probablement si par hasard je ne cuisinerais pas dans ma chambre. En fait de cuisiner, je me suis contenté de picorer le fromage et des cacahuètes, et de me faire chauffer un thé - mais cette fois au réchaud à essence, mon stock de petites bougies à fondue commençant à baisser. Le fait est que la chambre a été vite emplie d'une fumée digne d'un bahut népalais en pleine montée, et que le ventilo n'a pas été de trop pour évacuer tout ça. Alors que j'allai me coucher, le premier soir, il a été frapper à ma porte me demander si je n'allai pas manger. Ce matin, rebelote, alors que je dormais encore tranquillement, le voilà qui tambourine de nouveau, sans doute pour m'imposer un thé !
Après Mugling, l'aimable départementale que je fréquentais depuis Pokhara se transforme véritablement en nationale, avec l'arrivée en force du trafic du Téraï et de l'Inde. Route large, assurément, mais surtout route circulante. Un chapelet interminable de bus et de camions, mais surtout une belle brochette de fous du volant, comme j'en avais jusqu'ici peu vu dans les parties népalaises parcourues. Ça avait en fait commencé à Gorkha, avec quelques chauffeurs de bus un peu siphonnés, dont l'un démarrait en trombe de la ville, en pleine cohue, se frayant à vive allure un chemin avec le klaxon pour tout frein.
Mais sur cette route, cette conduite, si j'ose dire, relève plutôt de l'ordinaire. Bon, en fait, je généralise ce qui n'est que le comportement malgré tout d'une minorité, mais une minorité qui fait craindre en permanence l'incident, l'accident. Décidément, je comprends pourquoi il est si dangereux de prendre un bus au Népal, et que le tracé de la route n'en est pas obligatoirement la cause première. Allez, maintenant, c'est une bande de jeunes exités, probablement des petits bourj' de Kathmandu, qui depuis leur voiture particulière me crient dessus, me lançant un agréable « fuck you ». Welcome to Nepal, comme viennent de me dire juste avant deux écolières !
Bon, cette fois, j'en ai marre. Je pensais me trouver un hôtel pour ce soir, mais vu l'ambiance peu agréable le long de cette route en général (ce gosse, alors que je suis à fond à plus de 40 en pleine descente, sait pertinemment que je ne m'arrêterai pas. Il me lance tout de même : give me rupee, comme pour mieux faire sentir ce qu'il pense des étrangers), je décide de camper, plutôt que me retrouver dans un de ces minables relais routier hôtel / restaurant, où je vais devoir négocier chaque chose, dont un repas minable et sûrement très épicé, comme pour mieux couper l'appétit.
Je tombe justement sur un des rares coins tranquilles accessibles : un bosquet en hauteur, mais, chose rare, avec un chemin pour y accéder, et quelques zones plates. Adjugé, je m'installe en contre-haut de la route. A un moment, un paysan arrive, avec sa serpette. Me voyant, malgré mon « namasté » (bonjour), il s'enfuit comme s'il venait de voir le diable ! Il a dû me prendre pour un maoïste, mais je préfère camper un peu plus haut, de peur qu'il ne ramène une battue de villageois, ou bien l'armée, les uns comme les autres pouvant très bien tirer dans le tas avec leur machette avant de poser des questions (dans le village précédent, il y avait un contrôle militaire dans le même style que celui vu la veille au début de la route de Gorkha). Première nuit de camping de ce voyage, moi, un archi-adepte de cette forme de logement...
Douce nuit... Non, pas vraiment. Evidemment, toute la nuit, la circulation a continué, même si c'était en moindre quantité que la journée. En fait, je ne me souviens pas avoir connu de route de montagne aussi fréquentée. Il y avait certes la route reliant le Cachemire au reste du pays, lors de la grande migration des pèlerins hindous vers la grotte d'Amarnath, mais c'était surtout des jeeps, pas comme là des bus et des camions à ce point. Il me reste une bonne partie de la journée suivante pour atteindre Kathmandu, par le biais de cette pénible route. Et maintenant, ça va commencer à monter.
Quelques kilomètres avant Naubise, le faux-plat débute. Le peuplement s’intensifie également, et je constate que le coin où j’ai campé était bien le seul endroit discret disponible de tout le parcours. Une partie importante des riverains semble vivre directement de la route : réparateurs bien sûr, mais surtout cafés et restaurants improvisés, paraissant pouvoir survivre de la vente de quelques thés au lait à la journée, de quelques soupes épicées servies. Système D en guise d’économie globale.
A Naubise commence la vraie montée : les pots d’échappement et d’achoppement des camions toussent, vomissent une fumée noire dans laquelle le cyclo doublé se noie. Naubise est à 900 m, le col précédant la Vallée de Kathmandu à 1500 m. J’entame cette montée au bon moment : vers midi-1 heure, à un moment où de nombreux conducteurs semblent prendre, chacun son tour, une pause-déjeuner, réduisant un peu le trafic. Le col est atteint, et c’est la mythique Vallée qui s’ouvre devant moi.
LA VALLEE VAUX CE QU’ELLE VAUX
Submergé de souvenirs datant de deux années, lorsque j’avais parcouru Kathmandu en provenance du Tibet, je gagne des lieux connus, dans une ambiance tout aussi troublée : certes, cette fois, pas de couvre-feu, pas de manifestations et de gaz lacrymo, mais des escouades de militaires un peu partout, l’œil aux aguets. Les maoïstes se rapprochent de plus en plus de la capitale.
Le Népal n'est pas un pays sûr. En tout cas, c'est ce qu'on pourrait penser, en observant la présence militaire même (voire surtout) dans les zones touristiques. A Pokhara, le militaire en faction devant le modeste palais royal a l'arme en permanence braqué, installée sur une pile de sacs de sable comme on voit dans les films de la guerre 14-18. Les contrôles le long des routes sont assez fréquents, et pratiqués avec un certain sérieux (cars vidés de leurs passagers, qui passent individuellement devant des soldats). A Pokhara comme à Kathmandu, on croise des patrouilles, l'air inquiet, épiant chaque mouvement autour d'eux, le doigt sur la gâchette. Pas vraiment l'air de patrouilles de routine. Le cocasse, c'est à l'entrée du parc national de Shivapuri, juste au nord de Kathmandu. Une pancarte annonce joyeusement : welcome to Shivapuri National Park ! Et juste en face de soi, on a un militaire derrière sa pile de sacs de sable, l'arme pointé sur soi. Welcome, en effet...
En fait, pas fous, il semblerait que les maoïstes évitent de s'en prendre aux touristes, en tout cas de les molester : ils savent qu'aujourd'hui, un combat ne peut s'emporter, et en tout cas risque de se perdre, sans la bienveillance de l'opinion publique occidentale. Et puis, malgré son caractère superficiel pour le développement, le tourisme apporte une telle bouffée d'oxygène à de nombreux Népalais, y compris ceux des montagnes grâce au trek, qu'il ne serait pas d'une bonne politique pour les révolutionnaires du coin de tarir cette source de revenus - sauf à jouer la politique du pire. Et c'est ce que semble craindre à tout moment le pouvoir népalais, d'une dérive jusqu'auboutiste, malgré le cessez-le-feu récemment signé.
Tel un habitué blasé, je me dirige droit sur le quartier de Thamel, le quartier à touristes (bueurk ! youpi !), à la recherche d’un hébergement. Il n’y a que le choix. Entre la situation politique et la basse saison, le marchandage n’est même pas vraiment utile. Mon choix se porte sur une guest-house un peu à l’écart de la rue principale, et vers le nord du quartier, un endroit moins fréquenté, que j’espère aussi peu bruyant le jour que la nuit. Monumentale erreur ! A peine endormi, quelques sons de batterie viennent m’extirper de ma douce torpeur vespérale : un concert live, juste à proximité. Et il durera, durera, s’enchaînera sur une « soirée boite » pour touristes en mal de leur virée du samedi soir. Même les boules quiès ne viennent pas à bout de ces sons vibrant à travers l’oreiller.
C’est décidé : je change d’hôtel. En plus, je n’aime pas trop ces hôtels avec serrure à clé, n’importe qui pouvant entrer et fouiner dans mon matos, dont un micro portable. J’en trouverai un, nettement moins ensoleillé, mais moins cher et répondant pour l’essentiel à mes besoins : le vélo dans la chambre n’étant pas la moindre de mes exigences de consommateur avisé. C’est au magasin proche que je découvre l’article qui me manquait enfin : une « bite chauffante », bref une résistance électrique qu’on plonge dans la gamelle pour réchauffer l’eau : l’idéal, pour se préparer un thé, une soupe ou tout ce qui nécessite de l’eau chaude ou bouillante, à l’hôtel ! Car mes bougies à fondue ont fondu, et je me vois mal kéroséner l’air de la chambre et de l’hôtel tout entier avec mon réchaud à essence.
Kathmandu m’apparaît sous un aspect moins désolant qu’il y a deux ans : sans doute parce que cette année, je viens d’Inde, aux villes également peu reluisantes, alors que lors de mon premier passage, je venais de Kunming, Dali et Lhasa, à l’aspect moins miséreux. Et puis, cette fois, ce n’est pas la mousson, le ciel est plus dégagé. Pour autant, les sommets himalayens n’y sont pas plus visibles : la brume est présente au loin. Je parcoure dans la Vallée les dernières pistes que je n’avais pas roulés auparavant, aucune ne me révèle le théâtre de géants que j’espérais.
Il n'y a, je pense, strictement aucune chance qu'on voie Kathmandu la nuit depuis la Lune, à la manière des autoroutes belges. Au cours d’une de mes virées autour de la capitale, je me suis ainsi retrouvé à moitié coincé sur une piste de montagne qui, finalement était en cul-de-sac, et revenant sur mon chemin, j'avisais un raccourci par des chemins desservant des fermes. Bien m'en prit, car cela me permit de regagner le goudron juste avant la nuit. Sinon, même ma lampe frontale ne m'aurait été que d'une utilité moyenne pour redescendre sur de la caillasse.
En fait, j'espérais naïvement atteindre la proche banlieue de Kathmandu avant la nuit noire, où j'escomptais bénéficier du généreux éclairage public normalement dévolu à toute grande ville du monde moderne. Oui mais voilà, le village global n'a atteint que très moyennement le Népal, quand bien même s'agirait-il de sa capitale. Au début, rien que de très surprenant. Je suis vraiment aux abords de la banlieue, me disais-je in petto et en français (l'un n'empêchant pas l'autre, quoique j'en suis au stade où parfois je pense en anglais - ce qui est très gênant, vu les limites de mes connaissances dans la future langue unique mondiale).
Mais au fur et à mesure de ma progression, alors que j'avais l'impression de pédaler dans une cave à charbon, il fallait bien me rendre à l'évidence : aucun lampadaire ne bordait la chaussée (enfin, l'espèce de revêtement goudronné fatigué qui en fait office), et la seule lumière dispensée était celle, aveuglante, des véhicules (et encore, il a fallu attendre la nuit bien noire pour qu'ils allument leurs phares, pour ceux pour lesquels les deux fonctionnaient), et celle, blâfarde, des échoppes le long.
Cave à charbon : car en fait, les lumières des véhicules ne faisaient que montrer, en « surbrillance » pourrait-on ne pas dire, la poussière s'élevant en permanence le long de la route. En permanence, ces routes de la vallée de Kathmandu, qui est essentiellement agricole, sont fréquentées par des véhicules rapportant des champs la bonne terre. Cette terre se transforme en poussière, et, une fois dans une zone peuplée, se trouve comme capturée, stagnant là en permanence, venant se coaguler à toutes sortes d’autres déchets, virevoltant à chaque passage de véhicule, mais revenant inébranlablement se déposer là où elle s'est envolée. Comme une partie tout de même finit par être inhalée par les poumons humains ou/et cyclistes, il faut attendre qu'un quelconque tracteur ou motoculteur vienne ramener la poussière manquante.
En attendant, l'animation, l'agitation le long de la route ne se modifie pas avec l'arrivée de la nuit. J'ai même l'impression, très subjective, qu'elle est supérieure à celle du plein jour. Il est vrai que la précédente fois que j'avais parcouru cette route, il y a deux ans, c'était durant un couvre-feu, où il avait fallu que je jongle en pleine campagne pour éviter certains contrôles où les militaires agissaient avec trop de zèle et m'interdisaient de passer. A cette époque, cette route-rue connaissait un calme plat inhabituel. Dans l'immédiat, manoeuvres fantaisistes de véhicules, dont bien sûr les minibus encore plus enclins à ratisser la clientèle, à la fin d'une journée peu rémunératrice, cyclos sans lumière (comme moi), évitant des gens qui, parfois, traversent absolument sans regarder - j'en soupçonne de traverser les yeux fermés, afin de tester leurs capacités extra-sensorielles.
Le désordre est absolu, et je pense que Saint Christophe doit se concentrer énormément sur cette partie du monde routier, la nuit tombée, car apparemment pas un incident ne se produit. Même dans mon cas, je ne sais comment je fais pour ne pas me faire écraser toutes les dix minutes, suite aux comportements imprévisibles des autres usagers, ou bien comment je fais pour éviter les nids de poule, ou tranchées de travaux « provisoires », ou ce chien qui déboule au dernier moment. Je dois faire dans la perception extra-sensorielle moi aussi. Normal, dans des pays si fervents religieusement, on doit finir par être touché. L'autre surprise est de voir les agents de la circulation, généralement affublés d'un modeste masque anti-poussières, continuer à faire leur travail, arrêter un véhicule pour un contrôle ou signaler un manquement au code (dans ce fichu désordre !). Ils doivent être embauchés avec 15/10 à chaque oeil ou avec vision nocturne intégrée, ma parole.
A vrai dire, je regrette de ne pas avoir de caméra vidéo : car ce que j'ai vu, cette ambiance le long de la route-rue, c'est le genre de choses qui n'est jamais diffusé à la télé. Soit on y fait dans le misérabilisme pur, avec des gosses le ventre gonflé dont on sait que leur fin-faim est proche, soit à l'inverse c'est la glorification de ces coins de paradis perdu, où les gens sauraient vivre une vraie vie etc... Mais le vrai des conditions de tous les jours de ces gens, il est rare qu'on l'appréhende dans une émission télé. Ce n'est pas toujours télégénique, ou bien l'on suppose que ça n'intéressera pas le public, censé ne s'intéresser qu'au spectaculaire. Pourtant, à mon sens, ce que je voyais avait quelque chose de spectaculaire. Mais le rendre avec l'oeil réducteur d'une caméra, c'est autre chose. C'est le genre de choses qu'il faut vivre par soi-même. D'où l'intérêt du voyage, très complémentaire des infos qu'on peut avoir par ailleurs sur un pays (lecture, émission télé, etc...).
En fait, en approchant de Kathmandu, l'éclairage public commence, mais de manière intermittente, avec de très hauts lampadaires diffusant une lumière jaune assez peu convaincante. Même la Ring Road, qui encercle Kathmandu de près, connaît un éclairage extrêmement clairsemé... et c'est là que je me rends compte que l'essentiel de Kathmandu a un éclairage public déficient. Il n'y a qu'une fois arrivé à Thamel que j'ai pu m'apercevoir qu'en fait, ici aussi les lampadaires étaient éteints, et que ce sont exclusivement les boutiques, très nombreuses ici, et riches d'éclairage comparativement au reste de l'agglomération, qui éclairaient les rues. On ne se rend même pas compte du bonheur de disposer de ce confort…
Je me décide pour une virée à Jiri, départ du trek de l’Everest, mais surtout, pour moi, terminus de la route. Un parcours très accidenté, que j’ai la bonne idée de faire en bus au sens aller : cette route, digne de la route des Andes, mais en nettement plus ramassé, passe des cols à 2500 – 2600 m avant de plonger dans des vallées à 700 – 800 m.
Amateurs inconditionnels de grands huit et autres attractions à faire frémir, venez visiter le nec plus ultra en ce domaine : un parcours en bus sur des routes de montagne du Népal ! Vous ne serez pas déçus. Prenez un Kathmandu-Jiri (aller simple, ça évite d'éventuels frais inutiles en cas de non-retour), 190 km de route de montagne. Au guichet de la gare routière (enfin, l'espèce d'enclos crasseux, bordélique et bourré de monde qui en fait office) de Kathmandu, on me demande si je veux prendre le régulier, de 6h30, ou l'express de 7h00. Va pour l'express, qu'on m'affirme mettre 6 heures de temps. Je ne crois ni au terme express, ni à l'horaire de départ, encore moins au temps prévu. En fait d'express, il doit s'arrêter tous les 5 km au lieu de s'arrêter tous les 2 (ce qui serait déjà un progrès et justifierait toutefois l'appellation), il va sûrement partir vers 7h45, une fois bien rempli à bloc, et il va mettre bien 8 heures de temps. Je connais la musique.
Pour l'express, gourrance : en fait, le bus ne s'arrêtera ni pour laisser du monde, ni pour en prendre, avant 10 km précédent Jiri. Pas les Rapides du Poitou, mais il s'agissait en fait quasiment d'un direct, surtout qu'on a doublé plein de bus, soit partis plus tôt, soit partis d'ailleurs, et faisant classiquement les archi-omnibus avec arrêt obligatoire devant chaque ferme. Pour l'horaire, erreur là-encore : parti pile poil à la minute prêt ! Il faut dire que, contrairement à la « norme », ce bus ne prend que les passagers ayant réservé. Donc, tout le monde présent à l'appel dans les temps, pas de raison pour l'équipe du bus de faire la maraude autour de la gare routière pour ramasser quelques clients supplémentaires à entasser.
Pour revenir aux grands huit et autres montagnes russes, le parcours s'avérait sélectif, surtout dans sa deuxième moitié : de 1300 m, on montait à 1500, redescendait à 600, pour ensuite monter brutalement à 2600, redescendre tout aussi brutalement à 800, de nouveau 2500 pour finir à 1900 ! Un vrai parcours de trek. Du reste, Jiri est le point de départ du trek vers le Camp de Base de l'Everest, et la route termine à l'endroit où le parcours devient encore plus franchement sélectif.
Au début, ça va : on est encore sur une route importante, celle se dirigeant vers le Tibet. Sur la petite route étroite, la montée, rien trop à dire. Dès la première descente, là, ça devient intéressant. La chaussée, en plus d'être étroite, est irrégulière, le moindre croisement se fait dans des conditions périlleuses, au bord d'un gouffre apparemment sans fond. Pour ne rien arranger, les fenêtres du bus ont plus la taille d'un hublot, compte tenu que l'angle de vision est systématiquement réduit par l'empilement de sacs à dos et marchandises un peu partout, et qu'enfin de nombreux rideaux sont tirés, la plupart des Népalais voyageant, blasés du paysage, préfèrent essayer de récupérer un peu.
Alors, tout ce qu'on voit et perçoit, c'est une cage de bus dansant une jigue invraisemblable, au bord d'un vide qu'on devine. J'ai l'absolue certitude qu'on a fait à plusieurs reprises des loopings complets, c'est pas possible autrement. Dans chaque virage en épingle à cheveux, et dieu sait s'il y en a sur cette route, le chauffeur est arc-bouté sur son volant, à la direction probablement peu assistée, ramenant à chaque fois de justesse le bus dans le bon axe.
Au bas de la descente, juste avant le pont qui annonce la remontée suivante, arrêt. La cause ? Pour une raison inconnue, un camion est garée en plein milieu de l'étroite chaussée, et il est impossible de le croiser, là où il est. Derrière lui, un bus qui attend comme nous maintenant... et en voilà un autre qui arrive derrière nous pour compléter le tableau ! Il faudra attendre vingt minutes pour voir le chauffeur réapparaître comme si de rien n'était. On repart. A peine franchi le pont, un bruit énorme, qui me semble venir de la galerie, et que j'identifie immédiatement comme mon vélo devant se coincer dans quelque chose, vision d'horreur. Meuh non béta, c'est « tout simplement » une crevaison ! L'un des pneus lisses vient de partir en lambeaux. En experts, l'équipe du bus ne mettra pas plus de quinze minutes pour réparer, témoignant d'une grande habitude de ce genre de problèmes. Je jauge l'état de l'autre pneu, et me dis qu'il nous faudra un peu de chance pour qu'il tienne jusqu'à Jiri.
Nouvel arrêt non loin de Jiri : une paysanne sur un brancard. Le bus est la seule ambulance disponible. Elle ne va pas encore trop mal, elle arrive à se lever pour monter dans le bus. Sa famille lève les bras au ciel, doit dire quelque chose du genre : ça allait bien, et puis d'un coup elle est tombé, misère de nous. Et c'est là qu'on se demande ce qui doit se passer, dans ces nombreux endroits du Népal même pas desservis par une piste, quand l'un d'entre eux est accidenté. Car je présume qu'ils ne se précipitent pas sur leur téléphone portable ou leur modem pour faire venir un hélicoptère.
Bien sûr, je ne compte pas les trois contrôles des militaires, pour cause de guerilla maoïste, et où il faut descendre du bus pour le reprendre plus loin. Au dernier contrôle, c'est carrément une école complète d'une joyeuse marmaille qui en profite pour faire du bus-stop, et nous voilà enfin entassés comme des sardines, pour les 2 derniers kilomètres. Finalement, le bus n'aura pas mis plus de neuf heures pour 188 km, ce qui doit correspondre presque à un record sur ce parcours : 21 km/h de vitesse commerciale ! Les bus réguliers partis à 5 h du matin arriveront probablement vers 5 ou 6 h du soir...
Le retour, à vélo, sera nettement moins épique. A un col, je devinerai même vaguement un haut sommet, arrivant à percer de la brume de plus en plus épaisse. Mais la pluie arrive, la pluie est là, glacée. Comme je ne m’étais pas encombré de tente, j’avais décidé de bivouaquer sous les étoiles, dans la forêt. Aux premières gouttes, je me suis monté un abri avec ma couverture de survie. Mais j’ai fini par me rendre compte, en cours de nuit, que je n’allais pas tarder à être noyé par le déluge. Me souvenant d’un abri-bus vu plus bas sur la route, j’ai plié bagage, regagné la route, et me suis installé, à moitié grelottant, sous le refuge salvateur.
Sous cette latitude, à une altitude restant relativement modeste (1700 m à l’ombre sous l’abri-bus), je ne pensais pas qu’il pouvait, par temps de pluie, faire si froid ! Au point que je me demandais même si, le lendemain, à 2500 m, je n’allais pas trouver de la neige ! En fait, on en était loin tout de même, car il devait faire une dizaine de degrés. Toutefois, dans les derniers kilomètres, j’ai souffer. Car, après le dernier village, la route redescendait au col avant de remonter de nouveau : doigts gourds, visage fouetté par les embruns moussonesques (en plein mois de février), des conditions pénibles. Et dans la descente, l’horreur : les freins qui font de l’aquaplaning, pas moyen de ralentir autrement qu’en râpant les godasses sur le bitume !
En fin de descente, les choses se calmeront, avec une pluie enfin arrêtée, et des freins enfin réajustés. Par contre, une bande de gosses vient me titiller, virage après virage, juste pour le plaisir de venir agacer un Occidental, en restant à travers la route, courant après le vélo. Me revoilà dans la vallée entre Tibet et Kathmandu, le beau temps est revenu, la brume qui rêgnait sur la Vallée a enfin été lessivée par cette pluie, comme pour Pokhara quelques semaines plus tôt. Côté vue sur la montagne, cette virée à Jiri a été plutôt loupé. Mais il me reste Chautara : un village vers 1200 m, accessible depuis une route partant non loin de Dolalghat, le point bas (600 m) entre Tibet et Kathmandu.
CHAUTARA, ENFIN VUE SUR L’HIMALAYA
A l’origine, je ne songeais pas me rendre à cet énième point de vue sur l’Himalaya, mais de la vallée, j’ai quelques échappées sur ces sommets, trop peu pour voir, assez pour donner envie d’y voir de plus près. Et me revoilà, après le rude parcours Jiri-Dolalghat, reparti pour une montée ! Je croyais innocemment que je n’aurai qu’à grimper de 600 à 1200 m…La route grimpe brusquement en une série de virages serrés, atteint bientôt les 1200 m sur un parcours en crête entre plusieurs cols, mais continue de monter, devenant bientôt piste caillouteuse. En fait, elle atteindra plus de 1700 m, avant de changer de versant, avec enfin des vues sur l’Himalaya !
Il est juste temps : les nuages commencent peu à peu à recouvrir le paysage. Le parcours jusqu’à Chautara est magnifique, et, à ma grande surprise, aucun touriste. Il s’agit bien d’un départ de trek, mais pas très fréquenté. L’ambiance y reste très locale, me rappelant souvent les Andes. Villageois chaleureux, Népalaises en saris multicolores, marché à Chautara. Ce que devait être l’ambiance d’un trek, il y a cinquante ans…Cette fois, je suis bien claqué, je prends le bus pour Kathmandu : pas envie de me refaire cette piste, même en descente.
Il faudra quelques jours de repos à Kathmandu pour me remettre de ce trip. Avec toutefois quelques virées dans les sommets proches, dont l’une, une fois de plus, me fera rentrer à la nuit noire, dans des conditions à peine meilleures que la précédente fois. Un parcours superbe pourtant, qu’aucune carte, qu’aucun guide n’indique. Il est vrai qu’il n’offre aucune vue sur l’Himalaya, mais n’en est pas moins assez spectaculaire. Il s’agit d’un circuit au sud de Lélé, village à la terminaison sud de la Vallée. Mais que de km à parcourir sur cette piste de crête ! Et voilà que je crêve dans la descente…et que je me rends compte que j’ai oublié la pompe ! Pour couronner le tout, un violent orage éclate, éclairant toutefois ma route par brusques à-coups.
Mais il est temps de quitter Kathmandu pour regagner l’Inde. Au départ, il faut retourner sur ses pas jusqu’à Naubise. Une nouvelle route existerait, partant de Dhulikel à l’est de Kathmandu, mais certains m’affirment qu’elle ne serait pas goudronnée, contrairement à ce qu’indique une carte pourtant fiable (mais peut-être en avance sur son temps ?). Et puis, je tiens à passer notamment par Daman, un point de vue réputée sur l’Himalaya, alors que je n’ai pas très bien été servi jusqu’à présent dans la Vallée. De Naubise à Hetauda, il s’agit en fait du premier accès goudronné à la Vallée, avant la construction de la route venant de Mugling. Il faut dire que le parcours n’était pas simple : alors que Kathmandu n’est qu’à 1250 m d’altitude, sur les bords d’une vallée qui descend vers le Téraï, l’accès, évitant les gorges de la vallée de Kathmandu, passe par un col à 2000 m, puis par un autre à 2400 m. Dans ce pays à la roche si friable, il vaut mieux faire passer une route par les sommets, plutôt que par flanc de montagne, où un glissement de terrain aurait tôt fait de l’emporter.
J’avais mal choisi mon jour. Décidément, j’aime de moins en moins les enfants (si si rassurez vous, je les adore à la sauce moutarde, ils sont croquants à souhait), car ceux-ci vont me taper sur les nerfs toute cette journée. Ecrivant ce texte bien après ce voyage, j’ai perdu le nom de la fête, mais le concrêt, c’est qu’à chaque entrée-sortie de village, les gosses, parfois les adolescents, arrêtent les véhicules par tous les moyens (tige de bambou, cordelette, voire tronc d’arbre) pour que les chauffeurs « participent ». Ça avait mal commencé sur la nationale, où le jeu promettait de devenir rapidement casse-cou pour le cycliste, vite coincé entre le barrage et le camion arrivant derrière. Village après village, la scène se répétait, qui me faisait sourire au début, finissait par franchement m’énerver au bout du vingt-cinquième barrage. Ils ne se rendent pas compte, c’est que j’ai une moyenne à respecter, moi !
En fait, ce qui m’énervait le plus, c’était ma mauvaise conscience : systématiquement, je ne donnais rien, selon mon vieux principe : un touriste ne doit jamais donner au pauvre (hors lien particulier, né par exemple d’une invitation d’un hôte), sous prétexte de ne pas participer à la « mendicisation » d’une population. Principe dont il est toujours difficile de juger de la pertinence, et qui ne suffit pas toujours à me donner une bonne excuse à ma radinerie naturelle. Comment ne pas donner un roupie, qui rendrait si heureux ces gosses, non pas tant pour la somme, que pour le principe (le don) ? Mais comment donner, sans se dire qu’on entre dans le fameux engrenage de la main tendue ?
Le tourisme, qu’il soit à vélo, en routard ou en organisé, n’est pas la situation idéale pour être en accord avec sa conscience… La faute originelle n’étant pas de donner ou ne pas donner, mais simplement de venir en touriste frivole, en voyeur involontaire de cette pauvreté, en exhibitionniste non moins involontaire de richesses apparentes et imaginées venant provoquer les locaux, quand bien même « s’encanaillerait-on » à le faire sur un vélo, avec des sacoches rapiécées. Dur dilemme que la découverte du monde en express imposé par les congés annuels ou sabbatiques – et imposé par ses propres contradictions personnelles. Si après ça, vous avez encore envie de partir à la connaissance du monde, c’est que vous êtes aussi inconscients que moi.
Tout à ces réflexions, j’avalais le premier col, à 2030 m, puis entamais la deuxième montée, où je dénichais un coin super et superbe où camper : je pouvais tranquillement atteindre Daman très tôt le lendemain matin, avant l’arrivée des nuages. En fait, Daman est un peu surfait. Ca va bien, si l’on vient de l’Inde, et qu’on débouche pour la toute première fois sur le panorama. Après les splendides vues autour de Pokhara, ou même tout simplement après la vue en (assez) rapproché depuis Chautara, cette vue fait un peu fade. Certes, étendue, mais lointaine, très lointaine. Les Pyrénées vues depuis Toulouse, ou les Alpes vues depuis Lyon. Un peu exagéré, mais vous voyez l’idée. Pas vraiment besoin de faire le détour vers Daman, si vous n’y passez pas spécialement. Seul avantage : comme il y vente souvent, le ciel y est plus dégagé que dans la Vallée : donc, plus de chances de voir quelque chose, par dessus la brume de Kathmandu. A choisir, il vaut mieux essayer un détour par Chautara.
Dans la descente, j’espérais bien dénicher, dans cette forêt, le confortable endroit-camping que je n’avais pas trouvé autour de Daman, trop difficile dans mon choix. En fait, ce fut pire : route souvent en corniche, hameaux et fermes… Ce fut avec difficulté que je m’installais en contrebas de la route, le long d’un sentier fréquenté même à la nuit tombée. Longue descente le lendemain jusqu’à Hetauda, au pied de la montagne et à l’entrée du Téraï, début de l’immense plaine indo-gangétique. J’imaginais le Téraï comme une région surpeuplée, un peu comme ce que j’avais pu voir à Sonauli lors de mon entrée au Népal. Ici, non : dès la sortie de Hetauda, je me trouve à traverser une butte forestière, où je ne peinerai pas à trouver où camper ! Plus bas, les endroits seront même plus nombreux, dont une réserve naturelle. La population s’est fixée dans de gros bourgs, des villes moyennes, mais laisse de grands espaces, sinon restant à défricher (on n’est quand même pas au Canada ou en Australie !), en tout cas parfois laissés en jachère.
Ce mois de mars reste encore une bonne période : il fait bon, assez chaud en journée, et doux la nuit. C’est en fait en approchant la frontière indienne, et la dernière ville népalaise de Birganj, à l’allure très indienne, que la population s’intensifie. Je trouvais le Népal bordélique et sale. Je trouvais Birganj encore plus bordélique et sale. Dès la frontière traversée à Birganj, je trouve l’Inde infiniment plus bordélique et sale que le Népal, y compris même Birganj toute proche ! L’Inde n’est pas bordélique est sale : elle EST bordel et saleté. Certes, on peut aussi aimer. Dépaysement total garanti. Si les romanciers et réalisateurs de films de science fiction veulent trouver des idées pour inventer des populations d’autres planètes, qu’ils viennent s’inspirer ici : il n’y a probablement pas un autre pays aussi loin de la logique occidentale, de la vie occidentale, du confort occidental, de la recherche occidentale de la vie et du plaisir. On adore, on déteste, ou l’on s’adapte cahin-caha. Le plus souvent, l’on passe de l’un à l’autre, selon les situations et son moral. Ma seule quête métaphysique du moment : trouver un train qui pourrait m’amener non loin de Darjeeling !
Suite du récit vers le Sikkim & Darjeeling