L’HIMALAYA INDIEN

 

Pensée de la nuit (le jour, je ne pense pas, je travaille, moi) :

La vie n’est jamais qu’un merveilleux ensemble de souvenirs (Frédérick Ferchaux, Mémoires de Sous-venirs, tome 118

 

NEW DELHI, 6 h du matin. Ça doit bien faire une heure que l’avion a atterri, mais le temps de passer les contrôles, de récupérer et remonter le vélo (de plus malmené par les employés d’aéroport), et il est plus que temps…d’attendre. Pas besoin de se précipiter au centre ville, alors que je peux tranquillement changer de l’argent à bon taux et réserver un billet de train, et que les bureaux de la gare centrale sont réputés pour être bondés. Bien plus tard, je me rendrai compte que cette affirmation n’est pas tellement vrai, sauf pour les « routards » pressés qui veulent leur billet dans la demi-heure qui suit. C’est donc tranquillement dans la matinée que je quitte l’enceinte aéroportuaire, pour me diriger vers la capitale indienne.

 

Boufre ! Il n’est que 9h00, mais la température atteint déjà les 30°, je sue déjà, et l’air ne circule pas autant que tous ces véhicules au carburateur mal réglé. J’étouffe positivement, l’herbe est déjà jaunie en ce tout début juin, c’est l’été indien ! Première surprise de la circulation : non pas qu’on roule à gauche, ça je le savais ; mais ce sont ces rond-points qui parsèment la capitale et sa banlieue, très bien étudiés pour la circulation automobile, nettement moins bien pour ces trainards de cyclo. Car la priorité relative est celle non pas du rond-point, mais celle de la gauche…et la priorité absolue est pour celui qui y va franchement, si possible lesté de quelques tonnes brinquebalantes de marchandises ou grappes humaines sur ce qu’on s’acharne à désigner comme transport en commun. « Mass transport » convient mieux que notre délicate version francophone. Un cyclo-voyageur Français avait déjà raconté dans le détail ces petits problèmes de circulation, je n’y croyais pas trop. Il faut bien se rendre à l’évidence, ici à vélo on tourne vite en bourrique.

 

SALE GUEULE DE DELHI

 

Place des places de Delhi : Connaught Place. A force de lire le contenu de guides dythirambiques au style autant alambiqué que calibré pour l’Européen s’encanaillant le temps d’une routardise (je m’inspire d’eux – des guides tant que des voyageurs), et surtout d’interpréter au gré de mon imagination, je voyais une de ces places superbes, clinquantes de modernisme, orgueil de la haute bourgeoisie locale, avec d’arrogants gratte-ciels aux façades de verre, comme j’ai pu voir en Colombie, au Mexique, à Bangkok ou ailleurs. Ben c’est pas tout à fait ça. C’est pas encore Old Delhi, ce n’est pas non plus New Delhi. Trois avenues concentriques, autour desquels gravitent des banques, des commerces plus ou moins de luxe, des vendeurs de journaux, mais en fait rien de bien somptueux. L’herbe du parc central, petit, y est à peine moins jaunie et pelé que vers l’aéroport, les murs, anciennement blancs des bâtiments, sont pas mal décrépis, bref le faste indien n’est pas au rendez-vous. Au fond, ce n’en est plus que typique (la pauvreté a toujours été typique, la richesse c’est d’un commun – pour nous), et la misère est moins pénible lorsqu’elle est partagée et que la richesse ne s’affiche pas. Les vrais quartiers cossus se planquent au fin fond de New Delhi, là où les rickshaws ne se risquent pas.

 

J’ai jusqu’au soir pour prendre le train prévu le matin pour me rendre au pied des montagnes. Celles-ci ne sont en fait pas très loin, guère plus de 300 km. Mais quand je constate la chaleur qui augmente d’heure en heure, je me dis que j’ai bien fait de m’épargner 4 ou 5 jours sur des routes surchargées, dans la poussière et les klaxons, dans une des zones les plus peuplées de la planête. J’ajouterais que de prime abord, même Old Delhi ne m’a pas semblé plus dangereuse que nos grandes villes : chance ou quoi, j’ai pu laisser tranquillement mon vélo attaché avec un antivol-jouet devant la gare de Old Delhi, durant près d’une heure, à comprendre où pouvait bien se trouver le service des bagages. Simple, il suffisait d’y penser : le service des bagages départ est à l’exact opposé du service des bagages arrivées. Qui lui même est…cherchez bien.

 

Old Delhi : le centre du centre de Delhi est ici, coincé entre la gare centrale et celle de Old Delhi. En prenant vers midi l’une des grandes avenues de la capitale pour me rendre à cette dernière gare, je me suis retrouvé englué dans un trafic impossible, mélange de veaux, vaches, cochons, bus, rikshaws et autres charrettes…Inévitables vaches qui déambulent tranquillement un peu partout, ce n’est pas une légende. Aussi, en fin d’après-midi, pour retourner à la gare, je me disais intelligemment (exception à la règle) qu’il fallait mieux éviter un grand boulevard, qui concentre forcément la circulation, pour prendre un axe secondaire. J’ai compris mon malheur ! Car des bouchons de véhicules, finalement c’est rien : à vélo, on parvient à se faufiler plus ou moins. Mais dans les autres rues, ce sont cette fois des bouchons de cyclistes, cycloporteurs et rikshaws, dans lesquels même les piétons ont de la peine à se faufiler ! Pour couvrir 3 km, j’ai mis certainement une heure, en essayant de « foncer » dès que je le pouvais d’une pointe arrachée à 10 km/h, et ne suis arrivé devant la gare qu’à la tombée de la nuit, toussant des poussières de toutes sortes soulevés par ces colonies de fourmis humaines s’agitant selon un ballet guère plus compréhensible pour des esprits aussi « rationnels » (ou tordus ?) que nous.

 

Et encore n’ai-je pas vu Old Delhi de nuit…Je peux l’imaginer lorsque le train s’arrêta en gare d’Ambala, à mi-chemin : les quais noirs de monde, non pas de voyageurs en attente du train, mais de familles entières venant dormir ici, sous un toit alors que la mousson est proche. Gens entassés réellement les uns sur les autres, certains, insomniaques ou chargés du tour de garde des maigres affaires familiales, apparaissant plus comme des zombies, yeux dans le vague, que comme des humains. J’ai encore peine à comprendre la fascination que l’Inde peut exercer auprès d’Occidentaux en mal de sensations fortes, de mysticisme…et surtout de dépaysement. Je sais bien qu’un œil rationnel sur la vie n’a jamais été très…rationnel, tant d’aspects échappant à nos minuscules cerveaux devant le mystère de la Vie, de l’Univers et toutes ces sortes de choses. Mais ce n’est pas parce qu’une culture a pu partiellement s’accommoder de la petitesse de l’homme en se créant des croyances fortes, qu’on peut oublier que ce qui prime prosaïquement, c’est l’état de sous-humanité qui règne fondamentalement pour une large partie de cette population, occupée fondamentalement à courir après la nourriture quotidienne. Et là, je ne vois rien de bien fascinant.

 

En fait, la chose bien plaisante pour les voyageurs, est que d’une part cette sous-humanité, tellement écrasée par son sort, et ne connaissant pratiquement pas de mot d’anglais, est dans les faits en dehors de la sphère du routard, tout juste bonne à être prise en photo pour épater les relations au retour (j’ai côtoyé des miséreux, sisi ma chère), tandis qu’une petite élite intellectuelle, ayant appris l’anglais, est d’un grand secours – avec, il est vrai, le plus souvent, une grande amabilité envers l’Etranger. Etre compris (et servi…) sans avoir à faire d’effort à comprendre une langue, ça aide à apprécier un pays…Et je n’échappe pas à la règle ! Le temps des colonies avait du bon.

 

UNE VILLE INDIENNE INTERDITE AUX VELOS

 

Le train arrive au petit matin à Kalka, terminus au-delà de la grande ville de Chandigarh. Terminus pour la voie à écartement normal, car un « toy train » (train jouet) prend le relais, grimpant en 80 km à Shimla, 1 500 m plus haut. C’est à partir de Kalka que je vais cependant enfourcher mon vélo : une grimpette sans vélo, je voudrais bien voir ça ! Du reste, assez rapidement, la chaleur devient moins étouffante, le vent modère les ardeurs du soleil, et les virages de la route sont bien agréables. Après une première salve de petits cols, j’arrive à Barog, petite station d’altitude elle-même sise sur un col. Un Indien de belle prestance, avec la fameuse barbe et le « chignon enrubanné » des Sikhs, m’invite à camper sur son terrain, à l’écart de la route. Ancien pilote de l’armée, il est en train de monter un camping façon « lodge africain », avec des tentes luxueuses équipées, au coût (et au confort) bien supérieur à celui d’une de ces chambres minables que j’ai l’habitude de fréquenter. Puisque j’ai ma tente, ce sera un prix d’ami. Bouffe excellente, et à mes souhaits non épicée – ce sera une des rares fois en Inde !

 

Les environs de Barog sont très jolis, malgré la brume épaisse de pré-mousson qui commence à couvrir l’horizon. L’hiver, il paraît qu’on voit les sommets enneigés au loin. La première nuit, ce sont des orages fantastiques, énormes, qui éclatent et claquent dans le lointain montagneux, comme si une monstrueuse DCA répondait à un pilonnage en règle. La deuxième nuit, c’est une tempête qui s’abat sur le terrain cette fois, mettant à mal ma petite guitoune.

 

Shimla est une ville installée dans un site superbe : station d’altitude développée par les Britiches, cette ville de 100 000 habitants, devenue capitale de l’Himachal Pradesh, est bâtie sur une série de crêtes boisées à 2000-2200 m, dominant toute la région. Le climat y est acceptable, même lors de cette pré-mousson étouffante, on comprend son développement. La hiérarchie est respectée : sur les crêtes, les anciennes installations anglaises, dont le Mall, bondé de monde, touristes Indiens en goguette, en contrebas le marché ouvert et dégoulinant des pentes vers les ravins, les habitations des Indiens. Le centre ville, dont le Mall, est explicitement interdit aux cyclistes. J’essaie bien d’insister, mais des Indiens petits bourgeois en vacances (les mêmes qui m’auront rasé de leur imposant 4x4 auparavant) me disent vite de mettre pied à terre. Même ainsi, il me faut négocier avec les policiers, leur expliquant que les hôtels sont pratiquement tous le long de ces rues piétonnières !

 

Pas de chance, nous sommes en pleine période de pointe de la saison, qui va de mai à juin. Les hôtels sont relativement peu donnés, parfois difficiles d’accès à vélo (marches), et je dois sans cesse me débarrasser de rabatteurs particulièrement collants. Je finis carrément par m’eng…avec certains pour m’en dégluer, attirant même la police par mes hurlements ! Ils lâchent prise, et je finis par trouver un hôtel, au prix guère moins élevé que les autres (env 50 F)…où je retrouve l’un des rabatteurs que je venais de traiter de tous les noms ! En plus, un Kashmiri au visage austère, j’ai intérêt à m’enfermer à double tour ! Mais non, il ne semble éprouver aucune rancune, c’est son job – et le riche touriste a toujours raison. Non mais.

 

Surprise, mais au fond ça n’aurait pas dû en être une : dans cette capitale d’Etat indien, il ne semble y avoir aucun marchand de vélo, en tout cas ayant un matériel adapté. Je n’ai vu qu’un magasin de vélos d’enfants, et rien en périphérie. Cette ville n’est que relief, avec les rares endroits un peu plats interdits aux vélos, donc personne n’a de vélo (je n’en ai vu que deux ou trois en tout, et encore me demandé-je s’ils n’étaient pas là en décoration d’extérieur). Sachant que d’ici Leh, j’ai peu de chance de trouver une boutique vélo, me voilà parti en bus sur Chandigarh pour faire provision de pneus ! En fait, les pneus d’origine me tiendront jusqu’au Pakistan et même la Chine. Décathlon pourrait quand même prévenir, qu’ils mettent de bons pneus même sur des vélos en promo ! Pour les jantes, c’est une autre histoire…

 

L’autre problème est : une fois à Shimla, que fais-je ? A l’origine, je pensais aller au plus droit, c’est-à-dire Manali, le Rothang Pass puis vers le Ladakh. Mais il faut encore redescendre à faible altitude. Ici, à 2000 m, on est tellement bien. Après avoir bien réfléchi dans le bus retour, je me décide pour la route peu connue vers Kaza, rattrapant la route du Ladakh juste en contrebas du Rothang Pass. Oui mais, cette route n’est ouverte que pour des groupes de 4 touristes organisés. Que faire ? Réponse à l’arrivée : c’est pratiquement le tenant d’une blanchisserie qui me propose l’obtention du permis. En fait, celui-ci peut s’obtenir gratuitement dans les services administratifs proches (ceux qui me rejoindront par la suite l’obtiendront même rapidement à Recong Peo), mais pas évident quand on est seul. En fait, à Shimla, il y a un petit trafic qui permet d’obtenir ce permis, avec des compagnons de voyage « fabriqués » d’après des photocopies de passeport – dont peut-être le mien pour les suivants.

 

DELUGE MYTHIQUE EN GUISE DE MYSTICISME

 

J’ai hâte d’entamer enfin le parcours de montagne qui m’attend. La route commence à tricoter autour des crêtes se prolongeant à l’est de Shimla, plongeant parfois vers des vallées. Les paysages sont superbes, les vues aériennes, le temps au beau fixe. Pas si beau : autour de Narkanda, un épisode pluvieux vient refroidir mon ardeur. Je n’en continue pas moins dans les montagnes, empruntant une piste qui continue à yoyoter parmi les crêtes, au lieu de redescendre dans le fond de vallée à moins de 1000 m. Le tracé de cette piste forestière est superbe. Bientôt, je traverse de petits villages d’éleveurs, dont les habitants ressemblent bien plus à des Tibétains qu’à des Indiens. Après une dernière montée à près de 2900 m, la piste redescend sur un col-carrefour, et sur une autre piste en cours de revêtement. Par la suite, je verrai souvent ces chantiers typiquement indiens d’asphaltage. Tout ou presque est fait à la main, de la préparation de la chaussée à celle du bitume, avec des milliers de petites mains. Les plus grands de ces chantiers font penser à ces péplums avec leurs milliers de figurants s’agitant en tout sens. Ces cantonniers sont des miséreux, bien contents de s’abîmer les poumons des effluves du goudron, de souffrir par tout temps (certains chantiers sont à 4000, voire 5000 m d’altitude), et de perdre leur maigre paye dans l’enivrement au chang. Fascinante Inde mystique…

 

Rampur, 1000 m d’altitude. En fait, j’espérais, par des pistes de montagnes, gagner directement Sarahan par les sommets, mais à un carrefour j’ai été mal informé. Il faut dire que pour eux, chercher à gagner la vallée principale en restant à tournicoter sur des pistes de montagnes, alors qu’une piste directe y redescend au plus tôt, la question ne se posait même pas. A Rampur, je retrouve la chaleur épaisse d’un bourg indien, halte busy de bus et temple krishna en corniche au-dessus d’une vallée torrentielle. Vallée torrentielle…Je pars de Rampur avant le jour : avec cette chaleur, il faut monter au plus vite en altitude. Le long de la route, des Indiens vivant dans des tentes de fortune, sortent se brosser les dents. Autre trait typique, et la certitude que les caries sont moins développées que la lèpre. S’il suffisait de se brosser la peau…

 

Le ciel est couvert, des gouttelettes commencent à tomber. Chic, ça permettra de se tenir un peu au frais. La route atteint bientôt 1400 m, les gouttelettes se sont transformées en pluie, à force moins agréable. La route est en permanence en corniche au-dessus de la vallée, et certains passages sont franchement boueux, suite à des glissements de terrain. D’autres endroits sont carrément taillés dans la roche, aucun garde-fou pour empêcher la chute d’un camion…ou d’un vélo. De petits villages parsèment le parcours, mais le plus étrange est qu’il y a toujours du monde le long. Cantonniers, pèlerins vers une petite chapelle, gens divers.

 

Et les vaches : de loin, je distingue un obstacle sur la route, que les véhicules évitent sans même klaxonner. Je comprends bientôt : il s’agit d’une vache, affalée sur la chaussée, à l’article de la mort. Des gens lui ont offert une nourriture spécialement étudiée : dans ce pays où bien des gens s’amusent à crever la dalle, certains lui ont mis sous le bec des morceaux et monceaux de pain de mie, en pure perte car elle snobe cette nourriture – il doit s’agir des mêmes gens qui distribuent le pain de mie aux singes vers Shimla.

 

Il est 2 h de l’après-midi. Il pleut de plus en plus, la route a quitté les zones peuplées et remonte une vallée sauvage. J’ai enfin trouvé un abri sous lequel manger. Il fait désormais froid, je claque des dents et m’arrête le moins longtemps possible. Je m’arrêterais bien de rouler, mais avec ce déluge, pas question de camper avec mon abri qui prend l’eau. Alors, je continue. J’arrive enfin au carrefour de Recong Peo, 1 900 m d’altitude, après plus de 100 km. J’espérais trouver un petit hôtel minable au carrefour, mais rien, tout juste un amoncellement de fûts rouillés. Alors, je grimpe vers Recong Peo, 6 km et 300 m plus haut. La montée est rude le premier km, et il me faut même pousser le vélo !

 

Une fois au centre, est-ce la pluie qui couvre tout, mais je ne trouve même pas d’hôtel ! Si, enfin. En fait, il s’agit d’un restaurant, qui s’appelle « hotel ». Chose habituelle dans ce coin d’Inde, et les gens semblent tout surpris que je pensais y trouver un endroit où dormir. Personne ne parle anglais, et malgré le langage international des signes, personne ne m’indique où je peux trouver ce que je cherche. De guerre lasse, je poursuis la montée vers Kalpa, 500 m plus haut, en espérant trouver quelque chose en chemin. C’est le cas ! Alors que la montée reprenait durement, en lacet et que le soir tombe, j’aperçois les lueurs d’un hôtel restaurant ! Plus de place, je m’inquiète : on m’attribuera, pour moins cher, une chambre en construction, poussiéreuse. Je suis à l’abri.

 

La pluie durera toute la nuit, toute la journée suivante et une bonne partie de la nuit. C’est le surlendemain que je sortirai enfin de ma tanière, terminer la montée de Kalpa. Faire ça avec un vélo chargé aurait été totalement galère. Le paysage dans la montée est tout à fait superbe, avec une énorme pyramide sucré étincelante de blancheur culminant à plus de 6 000 m. Au bout de la route, un petit village partiellement tibétain, je viens de quitter l’Inde pour de bon. C’est là que j’apprends que le déluge des deux derniers jours a dévasté la région, provoquant un peu partout des glissements de terrain, coupé des ponts. La zone est momentanément coupée du monde, pour une durée encore inconnue. Par la suite, deux petites Anglaises me prétendront même que des villages auraient été emportés en aval, là même où un moment j’avais songé camper sous un abri rocheux !

 

JE SUIS UN GROUPE A MOI TOUT SEUL

 

A l’hôtel, on me confirme que la route est coupée en amont, un pont emporté. Le lendemain, je pars juger sur place. Effectivement, un petit pont de rien du tout, la route s’est affalée sur une vingtaine de mètres. Déjà, des paysans ont installé un rondin sur une partie du cours tumultueux. Toutefois, il faut faire une succession de sauts pour traverser totalement le torrent violent. Pas question de traverser à gué : le courant est fort, et juste après le torrent tombe en quasi-chute dans la vallée, quinze mètres plus bas. Au moindre faux geste…J’évalue la possibilité de le faire avec le vélo, mais même à pied, je juge la chose difficile. Sur ces entrefaites, je vois un petit vieux s’approcher. Celui-ci se déchausse, s’engage sans hésiter sur le rondin, saute agilement de roche en roche et atterrit sans encombre de l’autre côté. Un véritable numéro de voltige ! Il m’encourage à faire de même, mais de toute manière, je n’ai pas mes sacoches, restées à l’hôtel, et puis je ne me sens pas l’agilité de ce jeunôt…de quinze ans au moins mon aîné.

 

Ce sont deux jours plus tard que je pourrais repartir : l’armée a bâti un petit pont de fortune, franchissable uniquement à pied – ou à vélo. Au-delà, la zone n’est guère plus franchissable en véhicule : de partout, des gros amas de roche barrent la route. Le ciel est bleu, les petits oiseaux et tout ça, les gorges s’enfoncent dans un étroit boyau dominé par des sommets enneigés. L’heure de vérité approche : le point de contrôle du Spiti, zone proche d’une région indienne envahie par la Chine. J’ai bien mon permis, mais normalement prévu pour 4 personnes. En fait, les militaires se contrefichent de savoir si je suis seul, du moment que j’ai l’autorisation.

 

L’excellente surprise, c’est de voir que le goudron est toujours là, alors que je pensais trouver le goudron peu après Rampur. Un goudron bâti à la va-vite, de façon artisanale, mais du goudron quand même. Mais une chaussée maltraitée : la roche est très friable, et des éboulements ou chutes de pierre sont permanents. Il est surprenant de rencontrer, le long d’une route très peu peuplée, des cantonniers surgis de nulle part, occupés à déblayer cette chaussée éprouvée tels des Pénélope de chaussée. Cette route stratégique fait vivre tout un petit peuple.

 

Depuis le carrefour de Recong Peo, la route s’est contentée essentiellement de suivre les gorges en fond, suivant au plus près le lit de la rivière. Un peu après un dernier village de garnison à l’écart (Poh ?), elle grimpe soudainement en lacet, bien haut au-dessus des gorges, pour approcher des villages tibétains perchés. Puis redescend parmi d’anciens glissements de terrain qui ont contraint à revoir périodiquement le tracé de cette route. Loin de l’indifférence indienne, les gens par ici sont très aimables, saluant le voyageur sur sa drôle de monture. Trafic nul, et je comprends bientôt pourquoi : cette fois, un énorme éboulement bloque vraiment la chaussée. Les gens le contournent par un étroit chemin périlleux dominant les gorges, mais je me vois mal embarquer seul le vélo sur ce fil d’équilibriste. Il me faudra près d’une heure pour venir à bout de cette difficulté, sacoche après sacoche, en escaladant vertigineusement ce verrou, au risque d’être soudain emporté dans un roulement de pierres jusqu’à la rivière.

 

C’est à Tabo que je récupère, près du premier monastère tibétain de mon parcours. Et c’est là que trois compères me rattrapent, Robert, Robert et…Jean-Pierre. Deux Robert à serrer de près, ça ne s’invente pas. Ils ont près de 180 ans à eux trois, mais une pêche de 40 ans chacun, et j’ai presque peine à les suivre ! Nous ferons ensuite route commune jusqu’à Leh, et nous nous reverrons maintes fois jusqu’au nord du Pakistan. Dès la sortie de Tabo, les difficultés reprennent : une rivière glacée à traverser, l’eau jusqu'à la taille. Mes nouveaux compagnons, partis plus tard, ne pourront la franchir suite à la montée des eaux, et devront attendre le passage d’un énorme véhicule de chantier. Plus loin, c’est un camion qui est resté bloqué sur la route étroite, et il faut le contourner par le « haut côté ». De ça de là, il y a encore des restes de glissements de terrain, autour desquels s’affairent quelques cantonniers aux moyens dérisoires. Là où il faudrait bâtons de dynamite et tractopelle, ils ont juste une pelle, armée d’un ingénieux mais artisanal bricolage permettant de multiplier la force à deux ouvriers au moment de l’extraction.

 

Kaza, la grande capitale de l’endroit, presque une ville. Tibétaine très nettement, avec ses momos (raviolis), ses stupas, ses rues sales et étroites, ses monastères proches, suspendus à des éperons rocheux. Le goudron cesse peu après le pont, mais il continue de progresser jour après jour. Nul doute que désormais, il doit toucher Losar. Pour l’instant, la piste de Losar est mauvaise, et le vent violent de face se levant n’arrange rien. Là encore, mes compagnons levés tard se farcissent un maximum ce vent, et arrivent totalement vannés à Losar.

 

LES 400 COUPS A 4000 METRES

 

Cet itinéraire, outre de parcourir une région belle et peu fréquentée, loin du chemin balisé Manali-Leh, permet au cycliste une acclimatation progressive à l’atitude : à Recong Peo, j’étais à 2 200 m, à Tabo 3 000 m, à Kaza 3 800 m, enfin à Losar 4 100 m, le tout sur 5 journées de vélo. Et voici le Kunzum La, le premier grand col, qui m’attend, qui me guette à 4 575 m. La piste après Losar est meilleure qu’avant, la montée est progressive. N’empêche, les efforts au-dessus de 4 000 m restent difficiles, le souffle court. Le décor du col est tout simplement fantastique : il s’ouvre d’un coup sur un cirque de montagnes enneigées, l’homme n’est rien dans cette immensité. Le mysticisme est plus palpable dans ce paysage minéral, froid et désert, que dans le fourmillement des plaines écrasées de chaleur et de misère.

 

Un petit stupa (monument de prière) a été bâti au col. Les rares camions qui franchissent la passe font une halte à l’endroit, tous les passagers venant prier. Du col part un chemin « couru », permettant de gagner directement le Baracha La via le lac Chandra. Le chemin commençant par une vague piste (et cet endroit du texte étant censé être le point de chute d’un lien hypertexte plus loin dans le récit), il serait tentant de prendre ce raccourci à vélo (ce qui nous éviterait partiellement le besoin du dit lien). Las, la piste s’arrête au bout d’un km (pour autant, j’ai oublié le lien), et au petit col suivant, le Balhalmo La, 1 km plus loin, le chemin n’est plus véritablement roulable. Cependant, pour les tenaces pas trop chargés, je pense, pour en avoir parcouru 4 autres km à l’opposé, que l’ensemble est faisable à vélo, ou en tout cas en poussage. Je pensais que mes compagnons allaient me rejoindre au col. En fait, ils prendront une journée de repos à Losar et je ne les retrouverai qu’à Keylong.

 

La suite du parcours jusqu’à Keylong est véritablement un enchantement, je pense qu’on peut appeler sans complexe la région comme la « Suisse » de l’Inde : hautes montagnes enneigées, torrents fougueux, chutes impressionnantes. Au contrebas du col, la piste, nouvellement tracée après de probables éboulements ou glissements de terrain, est mauvaise, mais s’améliore. Quoique. C’est à ce moment que la piste traverse une série interminable de petits gués. Des travaux sont en cours pour poser des ponts, mais dans l’immédiat il est difficile de ne pas finir la journée les pieds trempés – chose hautement agréable à 3 500 m d’altitude. Voici enfin le carrefour du Rothang Jot, et retour à la route. Enfin, route…Il y a tellement de convois de militaires que la chaussée est totalement défoncée. La montée en extra au col (3 978 m) s’avère décevante : bien que nous soyons le matin, les nuages couvrent très vite le paysage, et le col lui-même sera dans le brouillard.

 

Par contre, le tracé jusqu’à Keylong est extraordinaire. Keylong est la dernière petite ville avant Leh, donc le dernier point sérieux de ravitaillement, y compris l’essence pour le réchaud. Petit paradis des trekkeurs, il ne s’agit que d’une modeste bourgade coincée sur les flancs d’une vallée. Le bourg lui-même ne présente aucun intérêt, sinon de récupérer des fatigues d’une rude route. On y fêtera les 60 ans d’un de la bande des trois, dans un restau servant une alimentation bien adaptée aux estomacs fragiles de ces Occidentaux – je parle surtout de moi, n’ayant jamais pu supporter les épices.

 

PAR MONTS ET PAR COLS

 

Et c’est reparti pour la montagne ! D’ici à Leh, ce sont successivement le Baralacha La (4 892 m, peuh, à peine plus haut que le Mont Blanc, proprement ridicule), le Lachulung La (5 065 m, bon, à la rigueur), enfin le Taglung La (5 360 m, enfin du sérieux). Je ne parle pas des faux-cols que sont le Nakee La, simple butte avant le Lachulung, ni d’un autre, signalé en plein milieu de vallée, dans la descente du même col et peu avant Pang. Le Baracha La représentera la principale mise à niveau. Depuis Keylong, on remonte tranquillement jusqu’à Darcha, d’où part un fameux trek vers le Zanskar. C’est par là que mes compères reviendront du Ladakh, vélos sur des montures – exclu de le faire à vélo, selon eux. De ce point, la route (car tout est presque intégralement revêtu jusqu’à Leh) se met soudain à monter, mais il ne s’agit que d’une fausse alerte.

 

C’est à Zingzingbar que les choses sérieuses commencent. Je suis à 4 150 m, soit 750 m sous le seuil à franchir. Il ne fait plus très chaud, je vise un campement en dur de cantonniers. Une chance, car le plus souvent, les cantonniers vivent sous des toiles de tente, même la cantine est souvent rudimentaire. Malgré l’étrangeté de ma présence, les cantonniers Indiens restent discrets, restant à s’abreuver de chang à la cafet’, tandis que je plante ma tente sous un hangar, un peu à l’abri du vent.

 

Le lendemain commence la montée. L’effort est encore plus important que dans le Kunzom La, la montée étant plus longue. Le goudron cède parfois la place à la piste. Les virages s’empilent, je vois la brèche, m’y voici ! Fausse joie : il ne s’agit que d’un goulot, occupé par un petit lac. Il manque encore 3 km et une centaine de mètres. Je me sens crevé comme si j’avais roulé à 20 km/h avec mes 35 kg de bagages. C’est au col que mes compagnons partis plus tard me rejoindront, après que j’aie eu le temps de rouler un peu sur le sentier menant au Baracha La original, en direction du Chandra Tal et du Kunzum La. J’ai la flemme de créer un lien hypertexte, alors reportez-vous quelques paragraphes au-dessus (vous pensiez pas que j’allais vous mâcher le boulot, tout de même ?).

 

Descente classique, mi revêtue, mi-poussiéreuse, avec l’inévitable convoi de 50 camions militaires qui nous dépasse de préférence dans la zone poussiéreuse. Sarchu n’est plus très loin. Nous nous imaginions une petite bourgade. Petit, certes, mais de bourgade, point. Autour de deux points de contrôle se succédant à 500 m (l’un pour la sortie de l’Himachal Pradesh, l’autre pour l’entrée du Ladakh, comme s’il s’agissait de deux pays différents) se sont installés quelques camps de toile, restaus et cafés pour touristes. Même pas de véritable endroit pour faire des provisions. Devant les prix demandés et le confort offert, même mes compagnons de voyage préfèrent le camping sauvage – la place ne manque pas.

 

La journée suivante est somme toute moins dure : à Keylong, nous n’étions qu’à 3 150 m. A Sarchu, nous sommes à 4 250 m, le « break » est fait. Et pourtant, qu’elle sera rude, la montée à 5 050 m ! La route ne pouvant plus suivre les gorges de la rivière remontée, oblique brutalement dans les « Gata Loops », flirtant une première fois avec les 5 000 au Nakee La. Déception, à ce cap, la route redescend brutalement en fond de vallée, vers un de ces camps « provisoires » de cantonniers. Une petite armée humaine s’active le long de la montée finale du col, à préparer le futur goudron. Leurs vêtements, leurs visages, leurs poumons sont maculés de goudron. Et ils n’ont même pas besoin de fumer pour ça (ça risquerait même d’être explosif). Pour autant, ces mêmes visages s’illuminent sur mon passage, ces poumons respirent d’une vision non routinière, de cette courte fenêtre sur la richesse de notre vie d’Occidental sans souci. Qu’importe le flacon…

 

LES CINQ MILLE, UN DESSEIN MILITAIRE

 

A un col à 5 000 m, je peux vous dire que le vent souffle. Et qu’il ne fait pas particulièrement chaud. Je descends bien vite vers Pang, « bourgade » à peine plus développée que Sarchu, autour d’un camp militaire. La vie est rythmée ici par les arrivées et départs de convois militaires, on on croise un ou deux par jour. Pang est à plus de 4 600 m, les nuits sont fraîches même en fin juin. Pas d’hôtel en dur, nous adoptons pour une vaste tente-restau, besoins à satisfaire en contrebas, vers la rivière – à peu près au même endroit où il faut se laver.

 

Le matin, une mince pellicule de neige a recouvert la tente, le paysage avec. La route attaque sec, avec un double virage dominant immédiatement la vallée, mais s’en suit un très long plat, vent dans le dos, les More Plains, autour de 4 800 m. J’ai une curieuse sensation : désert total. Je comprends : pas un seul convoi depuis le matin, pas un seul véhicule, ni me doublant, ni me croisant. Et si, avec le mauvais temps, le col était fermé ? Pour comble de malchance, alors que les derniers jours je me traînais avec d’inutiles stocks d’eau dans une région où les torrents sont légion, ce matin j’ai fait presque le vide de mes gourdes…et je ne trouve pas un seul ruisseau de toute la matinée !

 

Les virages de la montée sont en vue, toujours pas de véhicule. Juste des bergers qui me demandent de l’argent, c’est la première fois du voyage – et la seule fois jusqu’à Lamayuru. Aux deux tiers de la montée, je suis coup sur coup doublement rassuré : enfin j’arrive à trouver un torrent pour m’abreuver, puis je vois apparaître le premier véhicule – un couple de motards Belges qui me confirment que le col vient d’être dégagé. Mais bon sang qu’il est dur de rouler à plus de 5 000 m avec encore plus de 30 kg dans les sacoches ! La pente est faible, mais un petit vent de face vient tout compliquer. Je suis contraint, dans les deux derniers kilomètres, de mettre presque toujours pied à terre, et même ainsi, de m’aménager de fréquentes pauses. Même pousser le vélo, c’est trop dur.

 

Le col est enfin là, 5 360 m ! la face nord est sous une couche de neige suffisante pour arrêter le trafic, les conditions météo au col sont abominables, froid glacial, vent, passage fréquent de brouillard, pas le moment de moisir. C’est en contrebas du col, à 4 950 m probablement, que je m’arrête pour la nuit dans les ruines d’un ancien hangar de cantonniers. Je voulais passer une nuit à 5 000 m, je pense avoir loupé mon coup de peu. A ma grande surprise, je n’aurai même pas mal à la tête, et il ne fera pas très froid la nuit, disons peut-être –5° / -8°, soit bien loin des conditions que j’avais connues sur l’altiplano argentin. Zut, là encore il faudrait que je fasse un lien hypertexte. Euh, voyez avec la page d’index, j’ai pas que ça à faire, moi.

 

BELLE VALLEE DE LEH

 

Ce col était le dernier avant Leh et sa vallée. Et cette fois, nous sommes bien en territoire tibétain : des villages avec des chörtens (stupas), des murs de mani (pierres sculptées de phrases tibétaines), des habitants en totalité tibétains – tout au moins dans les villages. Je rattrape mes compagnons qui m’avaient doublé dans la descente, alors que je battais mon record d’apnée à 4 950 m pour pouvoir figurer dans un livre des monument de stupidité humaine. La vallée de Leh en amont est couverte de camps militaires, dont l’immense base de Karu. Le glacier du Siachen et le Pakistan ne sont pas très loin.

 

Leh, l’ai-je dit, à l’égal de sa vallée est une véritable oasis dans un désert minéral. Du haut de son palais, aux allures de miniature de Potala, on domine un long jardin en pente, descendant depuis le Khardung La jusque dans la vallée en contrebas. Cette vallée s’écoule ensuite vers le Zanskar, mais la route est obligée de faire un grand détour par moult cols pour en rejoindre le tracé, plus en aval – et encore, en cul-de-sac pour l’instant. Des projets seraient en cours pour tracer une route par là, projets qui ne peuvent être que ranimés par les circonstances locales : la route Srinagar-Leh est facilement sectionnable autour de Kargil par le Pakistan ou de prétendus éléments « incontrôlés », et l’accès depuis Manali par toute la ribambelle de cols à 5 000 m n’est jamais aisé.

 

Leh, petite ville si loin de toute « civilisation », est devenue une ville cosmopolite : tibétaine bien sûr, mais aussi indienne, de par la présence des fonctionnaires et de l’armée, source vitale d’activité économique dans ce repli de la terre dans les montagnes ; musulmane, de par les Kashmiris venus de Srinagar faire commerce de la montée du tourisme ; occidentale enfin, durant quatre mois de l’année, Leh étant la dernière frontière des touristes en mal d’exotisme (tandis que moi, ce sont des motifs purement intellectuels qui m’animent, bien entendu). Le mélange en est détonnant, mais tout se passe dans le calme – sauf lors de quelques journées « ville morte », la population Ladaki ne voulant plus être rattachée au Cachemire avec lequel le Ladakh bouddhiste se sent comme une poule dans le terrier du renard. Une autonomie que l’Inde ne veut pas lâcher, dans une zone conflictuelle avec la Chine et surtout le Pakistan.

 

Sur l’essentiel, la ville est paisible. Mais, sans anti-musulmanisme primaire bien à la mode, pourquoi diable les Kashmiris, encore très minoritaires dans la Vallée (celle de Leh), se croient-ils obligés de couvrir de leurs appels à la prière même les cérémonies rituelles bouddhistes ? La vie religieuse y est active, mais les plus beaux monastères sont dans les environs. Pour autant, la pauvreté est visible, sauf à Thikse, la vitrine du bouddhisme de la Vallée. Le plus typique est pourtant celui de Hemis, niché dans le fond d’une vallée adjacente.

 

INDECENTE DESCENTE

 

C’est dans le contexte d’une journée « ville morte » que nous partons monter le plus haut col au monde : le Khardung La, annoncé à 5 602 m, ouvrant sur la Vallée de Nubra. Zone sensible s’il en est : c’est l’accès au Glacier Siachen, convoité entre Pakistan, Chine et Inde. Dans son infinie bonté, le Pakistan a même cédé une partie de l’endroit conquis…aux Chinois. Entre amis…Encore une fois, il faut former un groupe théorique à quatre – mais il semble tout à fait possible de procéder à la même technique qu’à Shimla. Toutefois, les contrôles militaires sont un peu plus « pointus », allant jusqu’à vérifier si les gens entrés sont bien ressortis dans le délai imparti d’une semaine, la route étant en cul-de-sac.

 

Suite aux dernières montées, celle du Khardung La sera finalement du gâteau. Pas trop pour l’un des Robert, malade de la bouffe de la veille, qui parviendra au col deux bonnes heures après tout le monde. Il faut dire qu’on roule assez peu chargé, pour deux ou trois jours de vélo. Et je persiste à penser que l’altitude de 5 602 m a plus de chances de correspondre à l’altitude d’un sommet proche, qu’à celle du col, la dernière donnée altimétrique donnée au dernier grand virage, et cohérente avec mes propres mesures d’altimètre depuis Leh, me donnant plutôt 5 300 m, 5 400 à la rigueur. Décevant. Quoiqu’il en soit, ce col n’est pas près de se voir ravir le titre de route goudronnée la plus haute au monde (bien qu’en 2000, il restait 2 km de piste de part et d’autre), même le Tibet chinois n’étant pas prêt à réaliser telle prouesse.

 

Autre record : un thé est servi au col, par des cantonniers ! Oubliez ce que vous avez lu par ailleurs, que la vie pour les êtres humains est impossible au-dessus de 5 000 m. Certes, il ne s’agit pas de vie permanente, le col étant fermé une bonne partie de l’année. Mais tout de même, durant au moins 3-4 mois, des gens vivent à 5 300, 5 400 ou 5 600 m d’altitude, à maintenir ouvert cet axe hautement stratégique. Afin de s’affranchir partiellement des rudesses d’une passe si élevée, une autre piste est en construction plus à l’est, partant directement du camp militaire de Karu, et après une quinzaine de km en commun avec la piste du Pangong Tso, oblique vers le nord-ouest, vers une passe moins exposée et moins élevée (env. 5 000 m). La piste est terminée jusqu’au col, reste toute la descente à construire jusqu’aux environs de Khalsar.

 

Descente dantesque dans la vallée opposée, que nous ressentons comme étant le bout du monde, et même le bout du bout du monde. A Khalsar, au bout de 45 km de descente, nous ne sommes plus qu’à 3 200 m. Mais la journée « ville morte » nous rattrape : tout est fermé, y compris les possibilités d’hébergement, et surtout les commerces. Pour ma part, j’ai un ou deux jours de ravitaillement, comme toujours à mon habitude, mais les autres avaient prévu de se ravitailler en route. Nous dormons devant un restaurant fermé…et qui dort dîne. Le lendemain, la grève générale continue. Nous continuons la route vers Sumur 20 km devant, et trouvons une guesthouse qui nous accepte, et peut nous nourrir – tant qu’il y a des vivres. Dans quelques jours, on tire à la courte paille. Tout cela ne nous incite guère à rester traîner dans la vallée. Nous poussons toutefois vers le bout de la route. Tout au moins le bout autorisé, car en fait la route continue bien au-delà, jusqu’à la frontière, à une vingtaine de km de là.

 

Le lendemain, nous déclarons forfait et prenons le bus rejoindre Leh. Un moment épique ! Le vélo, c’est une promenade de santé, à côté. Dès l’arrivée du bus, nous comprenons que ce ne sera pas facile. Il est déjà plein, et la galerie déjà garnie de bagages…et de passagers. Nous arrimons tant bien que mal les 4 vélos, nous installons sur la galerie, et vogue la galère ! Il faudra 7 heures pour parcourir moins de 120 km, à 19 sur une galerie large comme un timbre poste, et des frissons force 7 sur l’échelle de Richter. Du haut d’un vélo, les ravins apparaissent souvent croquignolets. Du haut d’un petit bus brinquebalant, on a l’impression a tout moment que le chauffeur se dirige exprès en dehors de la route, droit sur le précipice ! Avec la lente rapidité de l’ensemble, Jean Pierre s’endort régulièrement à côté de moi, à la merci du premier pilage de frein. Mais l’esprit de survie prime, et il se raccroche toujours au bon moment. On n’atteint pas 60 ans sans un solide instinct de conservation, la sélection naturelle veille.

 

ZANSKARGIL

 

Cette fois, c’est avec un jour de retard sur les autres que je partirai, vers Srinagar. En 1999, cette route était une nouvelle fois coupée, non par des éboulements ou la neige, mais par un type d’intempéries peu météorologiques : côté pakistanais, des combattants de la Liberté, du type de ceux qui furent chers à Reagan et quelques autres néo-libéralistes à poils longs et idées courtes, purent s’approcher de la frontière sans que l’armée régulière pakistanaise n’y puisse mais (incroyable, non ?), et tentèrent d’envahir pour la énième fois le Ladakh, à hauteur de Kargil. Pour leur défense, disons que l’histoire des indépendances du Pakistan et de l’Inde, morceaux autrefois communs du vaste empire anglais, fut mouvementée, et celle du Cachemire encore plus.

 

Peuplée essentiellement de Kashmiris musulmans, la Vallée du Cachemire était curieusement dirigée par un potentat Hindou, et le Ladakh faisait partie de ce royaume. Ajoutons que le Ladakh allait alors jusqu’à la passe de Khunjerab, aujourd’hui franchement au Pakistan. Des forces musulmanes étant parties, lors de la Partition, pour libérer leurs frères Kashmiris du joug colonial, le roitelet n’eut meilleure idée que d’aller demander le soutien de l’armée indienne, pour une région qui avait le cœur qui penchait nettement plus vers le Pakistan. D’où le drame de cette région, méprisée par un pouvoir hindou imbu de sa supériorité numérique, que nul responsable politique ne veut ou peut lâcher, étant donné sa position éminemment stratégique, et qui ne pourrait donner que des idées similaires à d’autres régions de l’Union. De son côté, ça arrange parfaitement le Pakistan de remuer un peu le potage dans le secteur, histoire d’occuper les militaires Indiens, accessoirement de se venger de l’Inde pour son attitude lors de la césure du Bangla Desh du grand Pakistan d’alors. Et puis, ça aide le peuple, enfin les peuples du Pakistan à se détourner un peu des problèmes internes, et à accepter une démocratie fort formelle plus proche de la militarocratie à la mode turque.

 

Au niveau de Kargil, petite ville à mi-distance entre Leh et Srinagar, la frontière est si proche que les Pakistanais peuvent bombarder la route quand ils veulent. Du reste, des pancartes en anglais rappellent qu’il vaut mieux ne pas traîner sur cette portion de route. Des travaux, lents à la mode indienne, sont en cours pour désenclaver cet endroit, en cherchant à éviter Kargil pour joindre Srinagar à Leh, la première des routes stratégiques de la région. A terme, on peut supposer qu’une piste partant de Dras à 55 km à l’ouest de Kargil, franchira un col vers le Zanskar (déjà construite presque jusqu’au col), d’où une autre piste gagnera la route principale depuis Padum jusqu’en contrebas de Lamayuru, évitant la zone sensible.

 

Dans l’immédiat, la route joue à saute-col, certes cette fois moins haut. Suivant la vallée sur les hauteurs, elle redescend sur la région d’Alchi, en s’approchant de plusieurs monastères enfouis dans d’étroites vallées de montagne. Alchi même dispose d’un monastère célèbre, bien que peu spectaculaire, le premier où j’ai pu voir des fidèles fervents en prière. Plus loin, la route interrompt sa descente pour se hisser, à coup de lacet et de virages innombrables, au dernier grand monastère, véritable porte du pays tibétain, le Lamayuru gonba. Un monastère impressionnant, tant par le site que par l’activité, mais déjà trop touristique : quelques demandes, encore timides, de « pen » de la part de pauvres moinillons jouant de l’échelle alu (à tubes creux) en guise de corne tibétaine. Dans la descente du col suivant, ce foutu Fotu La, dernier col à plus de 4 100, ce sera bien pire : le moindre gosse réclame à grand cri son « pen ». Le tout dans la poussière soulevé par des convois gigantesques, l’un d’eux faisant près de 150 camions dont la moitié de camions civils pour l’intendance. Les grandes manœuvres d’été ont commencé, histoire de bien montrer les muscles à tout le monde, surtout aux Pakistanais qui viennent de prendre la pâtée dans leur invasion manquée.

 

Encore un col, rude, l’inamical Namika La : c’est le dernier avant Kargil, à l’altitude désormais ridicule de 3 718 m, un bathyscaphe pourrait le franchir tellement il est bas. Kargil apparaît, l’Inde musulmane avec. Nous sommes toujours au Ladakh, mais tout prêt du Cachemire…et encore plus près du Pakistan, juste au-delà de la petite chaîne montagneuse bordant la ville. Kargil est le point de passage obligé pour le Zanskar, région tibétaine encore plus enclavée que la Vallée de Leh. Pour combien de temps encore ? Le tourisme n’y concerne encore que le trekking, les contacts sont reposants. Mais déjà, à la sortie de Kargil, tous les gosses crient après le distributeur ambulant de stylos qu’est potentiellement à leurs yeux le cycliste occidental. Après m’être rendu en bus jusqu’à Padum, au terme d’un éprouvant voyage de 14 heures pour 240 km, je traîne un peu autour du village, fin de tout et début du reste, des treks du Ladakh principalement. Les monastères y sont véridiques, bien que nettement moins huppés que ceux de la Vallée de Leh, pourtant déjà pas bien riches pour la plupart.

 

Pour mes amis, que j’ai revus à Kargil, ce sera quelques jours plus tard le départ vers le trek de retour, vélos ligotés sur des chevaux, vers Darcha (eh oui, je sais, ce sacré lien hypertexte qui manque) puis Manali. Je les croiserai donc en rentrant à vélo sur Kargil, non loin du Pensi La, l’unique col à 4 400 m. Un col comme on en rêve : à proximité du col, une superbe langue glaciaire, qui ferait pâlir d’envie le Furka Pass en Suisse et son Glacier du Rhône. En fait, le plus beau de la piste, difficile, ce sont les millions (ou les milliards, j’ai pas compté) de marmottes, courant et criant un peu partout. Cette piste leur est un véritable sanctuaire ! En parlant de sanctuaire…Le long de la piste, trois moines se font tuer lors de mon passage. Une sombre histoire, où rien n’est bien sûr, sans doute des histoires de trafic (de marmottes ?) découvert par ces trois Tibétains, et déjà les Kahsmiris sont accusés de les avoir tués, et c’est reparti pour des grèves qui bloqueront mes amis à Padum, tandis que j’ai rejoint Kargil.

 

Un dernier col à franchir, le joli Zoji La, contre le vent. On n’est guère plus qu’à 3 500 m, mais l’humidité proche de la Vallée du Cachemire se fait sentir, il fait aussi froid que deux semaines auparavant à 5 000 m. Les camps militaires succèdent aux camps militaires. De ci de là, des vigies sont postées, arme à la main, et les contrôles deviennent de plus en plus nombreux. La fin de la montée est éprouvante, il y a même un long secteur pavé. Mais la descente n’est pas mieux, 12 km d’une piste poussiéreuse, à croiser dans des virages en épingle à cheveux un énième convoi militaire.

 

CACHEMIRE EN MIRE

 

Le paysage change du tout au tout. Depuis la sortie de Keylong, il était le plus souvent aride. D’un coup d’un seul, la végétation reprend, la Vallée du Cachemire est une belle vallée, et j’imagine bien que le Caucase doit être comme ça. Au pied de la montée du col, le trafic reprend. Les convois, bien sûr, mais surtout une importante noria de jeeps. Explication : le pied du col est le point de départ du trek vers la grotte d’Amarnath, révérée par les Hindous…en plein territoire musulman, avec les tensions que l’on sait entre les Kashmiris et le pouvoir indien. Ça ne pouvait pas louper : quelques jours plus tard, ce seront 70 pèlerins Hindous qui se feront massacrer. Pourtant, les autorités ne lésinent pas sur les moyens : le long de la route, une véritable chaîne humaine de soldats, pratiquement tous les 200 m, et peut-être prévus de telle manière qu’ils soient tous en vue du précédent et du suivant. Un étonnant déploiement dans une région prétendument en paix. Certains viendront me casser les pieds, persuadés que je suis un terroriste déguisé, mais la plupart me feront un amical signe de la main, un sourire, un good morning fleurant la pure Angleterre. Cachemire, ou Ulster ?

 

Srinagar, la belle ville (siri nagar, vous voyez qu’on s’instruit le long de ce texte pédagogue et convivial). Capitale d’une des régions les plus pauvres de cette pauvre Inde, à deux pas de la région la plus riche, le Penjab – cette dernière région pouvant rivaliser avec le queue de peloton de l’Europe de l’Est. Srinagar, son fameux lac Dal, ses non moins fameuses houseboats, ces habitations luxueuses sur l’un des lacs près de la ville, dans lesquels vivaient les Anglais qui n’avaient pas le droit de construire sur la terre du Cachemire. De l’art de contourner les lois ! Les néo-libéraux ont de qui tenir. Ma foi, lorsqu’on arrive dans cette ville sans connaître la situation de guerre civile qui règne depuis des décennies (déjà 20 000 morts au moins), on ne se rend pas bien compte. Il faudrait y vivre, pour entendre des fusillades occasionnelles, des dynamitages ou balançages ponctuels de grenade. Les muezzins y gueulent plus fort qu’ailleurs, les prêches y sont plus longs et plus vigoureux à la mode pakistanaise, mais les gens n’en restent pas moins agréables, même à l’approche des mosquées, et je me suis promené dans la vieille ville et fait mes emplettes sans problème.

 

Le seul avantage, pour le touriste bien évidemment, est du coup l’accessibilité des house-boats, au moins sur les petits lacs voisins du Dal Lake (sur ce dernier, bien des houseboats sont réquisitionnés par l’armée indienne) : leurs prix sont ridicules, dans un cadre qui commence toutefois à prendre de l’âge. Tranquillité assurée, et je finis par rester ici cinq jours sans rien faire. De toutes manières, la mousson est présente, et il pleut tous les jours. Qui a dit que la mousson ne touchait pas le Cachemire ? Quand on sait qu’elle affecte le Pakistan proche et remonte haut au Tibet jusqu’à Lhasa, on serait surpris que contrairement au Ladakh derrière ses hautes murailles, elle épargne ce petit coin de montagne si proche de cette vaste perturbation atmosphérique.

 

La période n’est cependant guère faste, mousson ou pas mousson, pour faire du tourisme à vélo. Car si la ville elle-même n’est pas un réel problème, la campagne est ravagée par la guerre civile, chacun se battant contre tout le monde. Aux dernières nouvelles, on en est mêmes aux combats fratricides, entre ceux tenant d’un rattachement pur et simple au Pakistan et ceux ne jurant que par une indépendance de tous – sans compter que des Kashmiris sont favorables au maintien dans l’Union, moyennant autonomie. L’armée indienne et l’armée pakistanaise compte les points, et tout le monde compte ses morts. Alors, se rendre dans les montagnes voisines, bof, laissons tomber. Trop vert et bon pour la mousson.

 

La sortie vers le Jammu me tend les bras, via le tunnel du Banihal. La tension est de nouveau sensible dès la sortie de la ville : bunkers, interdiction de prendre la route avant 6 heures du matin, barbelés. Plus loin dans la campagne, en achetant des fruits, des gens s’intéressant à moi, des militaires interviennent immédiatement et me convient de repartir au plus vite. Au fond, ça me convient, sinon j’allais me retrouver avec 5 kg de fruit au fond des sacoches, pour un prix dérisoire ! Le tunnel n’est qu’une formalité. Archi-surveillé militairement, non éclairé et à sens unique, une voiture sera assez aimable pour me suivre sur les 2 km de cet interminable boyau digne d’un bunker. Et c’est de nouveau le jour !

 

DES CRUES UN PEU CRUES, QUI L’EUT CRU ?

 

Le jour, mais pas la fin de la surveillance. Sans doute quelque peu inconscient, et malgré cette lourde présence militaire tout le long de la route, je débusque bien vite un coin de rêve pour camper planqué, juste au-dessus de la route – un coin idéal pour préparer une embuscade, réchaud à essence en guise de cocktail molotov. Le lendemain, non seulement je vois toujours autant de soldats, mais ils sont avec des poêles à frire à examiner tous les abords de la route, vérifier si dans la nuit les « militants » n’ont pas miné. J’ai bonne mine, avec ma nuit de camping, et maintenant, pour pisser, je me tiens sagement à hauteur de la bande goudronnée, à tenter de battre le record du pisseur le plus loin - des fois que l’impact fasse sauter une bombe !

 

Le trafic est toujours aussi important, toujours le pèlerinage d’Amarnath. Et puis, cette route est la seule pour desservir les 5 millions d’habitants de la Vallée. Elle atteint enfin les abords de la vallée opposée, sous les 1 000 m d’altitude. Mais ce n’est que partie remise : bien vite, on franchit un pont, et c’est reparti pour un autre franchissement de crête, Patni Top. Cette fois, la surveillance militaire a disparu. Patni Top, 2 000 m et des poussières, dernier sommet dans les nuages avant de plonger définitivement dans la plaine indienne, vers Jammu. La chaleur, un peu pénible dans la Vallée, devient franchement insupportable à 600 m d’altitude. La mousson fait déjà des dégâts, et les petites rivières d’ordinaire tranquilles sont de véritables torrents de boue en furie, larges et puissants comme des grands fleuves. D’énormes tractopelles essaient de rendre ces traversées de torrents impétueux traversables à la circulation routière. A vélo, il faut tout de même s’enfoncer jusqu’aux cuisses, sur un terrain incertain, tandis que les véhicules risquent tout simplement d’être emportés par le courant.

 

Trop chaud, trop humide, trop peuplé, trop de crues. De Jammu, je prends un bus pour Amritsar, non loin de la frontière pakistanaise, voyage ralenti toujours par les inondations et débordements de rivières. Il me faudra pour autant faire un saut de puce en train jusqu’à Delhi pour obtenir le visa pakistanais en 24 heures. De Amritsar, capitale des Sikhs avec son superbe Temple d’or, Lahore, deuxième ville du Pakistan avec 5 millions d’habitants, n’est qu’à une petite journée de vélo. Après l'aspect généralement paisible des contacts côté indien, l’approche de Lahore va me déconcerter : quelques km avant la ville, un tracteur fait mine de me rentrer dedans, m’évitant de justesse. Plus loin, un jeune me poursuit, et vient donner un grand coup de bâton sur mes sacoches arrière ! Certes, c’est toujours mieux que s’il m’avait frappé, mais en me voyant m’arrêter, le voilà à rigoler franchement de moi. Et je reste interdit, comme un con, devant une attitude aussi peu hospitalière. Nous sommes toujours au Penjab, mais celui-ci tranche franchement avec le Penjab indien. Même les hommes ont une bien moindre prestance, un port nettement moins altier de leur turban, qui ressemble alors plus à un chiffon posé sur la tête. Un même peuple, mais une vraie frontière. Pour autant, j’aurai rapidement des contacts bien meilleurs, souvent même meilleurs qu’en Inde.

 

Lahore est une grande ville historique, l’ancienne capitale de l’Empire Moghol. Je n’y vois que bruit et poussière, je suis écrasé par la chaleur, plus en état d’apprécier cette ancienne capitale d’une riche civilisation, au temps où les frontières régionales avaient bien d’autres formes. L’islam se voulait le ciment d’un Etat sans passé. Ce ciment fut une première fois fracturé avec l’indépendance du Bangla Desh. Il ne put cacher les anciennes fractures entre d’un côté Penjabis, majoritaires de justesse démographiquement, mais détenant tous les rouages du pouvoir, de l’autre les Sindis, les Baloutches et autres. Le lit de la misère est fécond, en matière de disputes ethniques. Alors, Lahore est emplie un peu partout d’avertissement sur des bombes pouvant exploser de ci de là. Agréable ambiance.

 

DETENTE AU PAKISTAN

 

L’Inde fut le pays des hôtels, pas vraiment grand luxe, le Pakistan sera celui du camping. Et par commencer Lahore, où il est possible de camper au YWCA. Pas une bonne idée : au petit matin, un violent orage de mousson éclate, détrempant mon terrain, et m’obligeant à me réfugier sous le porche de la réception. Pour éviter de tels désagréments pour la suite, même opération que côté indien, avec cette fois le train entre Lahore et Rawalpindi, afin d’éviter la fournaise diluvienne de la plaine pakistanaise. On imagine toujours les trains du sous-continent indien inefficaces, avec des grappes humaines accrochés en tout sens. Ce serait plutôt les bus locaux qui sont dans ce cas. En fait, les trains de grande ligne sont fondamentalement comparables dans leur organisation à ceux de chez nous. Certes pas très rapides, mais pas obligatoirement les tortillards qu’on imagine, un respect plus grand des horaires qu’on peut s’attendre, et un système de réservation fiable – qui n’empêche pas la non-réservation, mais les grappes accrochés au portière ne concernent pas vraiment ces trains. Je ne sais pas pour les trains locaux. Côté transport du vélo, le système aussi est bon et fiable, malgré quelques petits désagréments. Et puis, un voyage en train, ça reste toujours plus confortable que le même en bus.

 

Rawalpindi, arrivée dès l’aube, mal réveillé. Première direction, avec le vélo, Islamabad à 12 km, son consulat de Chine et son terrain de camping, une belle diarrhée en préparation. En chemin, un poste de contrôle. Aïe, j’ai entendu parler des flics Pakistanais, et leur manie à chercher des poux aux arnaqués potentiels. Du style trouver de la drogue. Ces deux là, rapidement, je les sens mal. Ils insistent, tournent autour du vélo, l’un d’eux veut même contrôler de près le contenu de ma « banane » tandis que l’autre reste près du vélo. Bizarre, ça. Je fais tout pour surveiller d’un œil le vélo, tout en faisant preuve de bonne composition. Et en surveillant l’autre et ma banane entre ses mains. Soudain, il fait mine d’échapper quelque chose de celle-ci. Il ramasse le tout, le contrôle continue, je dois toujours surveiller mes deux lascars en même temps, dommage que je ne louche pas.

 

Soudain, je m’aperçois qu’un gros billet traîne sous les pieds du flic. Je comprends qu’il a profité d’un moment d’inattention de ma part pour chercher à piquer des billets ! Je me fâche, vois vite qu’il prend un curieux ton conciliant, refais le compte des billets. En fait, toujours mal réveillé, je peine à me souvenir de toutes mes opérations financières précédentes, peut-être a-t-il tout de même réussi à me piquer l’équivalent d’une centaine de francs. Mais que faire ? Je ne vais quand même pas me mettre à le fouiller ?!! Je les quitte, en leur promettant une virée des bœufs-carottes ou une mutation à la circulation – zut, ils y sont déjà. De l’inconvénient de rouler seul, on est vite fragilisé en cas de « prise en sandwich ».

 

J’arrive assez furax au camping. Je n’ai franchement pas envie de traîner dans ce sale pays où je me fais fiche de ma poire dès l’entrée, banané l’étape suivante…mais j’y resterai plus longtemps que prévu, car cette fois je suis terrassé par une diarrhée de tous les diables…probablement contractée par de l’eau polluée bue à la frontière. Côté indien, si c’est une consolation. Dix jours que je vais rester bloqué au camping, à voir arriver et partir d’autres voyageurs, dont même des cyclos, la KKH étant devenue un des grands trucs à faire à vélo avant de mourir idiot (Lonely Planet a même sorti un guide spécifique, ce qui a contribué à susciter des vocations).

 

Tout ce que je peux faire, c’est me rendre au consulat voir le médecin, au laboratoire d’analyse, à l’hôpital puis dans une pharmacie. Islamabad est l’antithèse du Pakistan, et même du sous-continent indien dans son entier : ville organisée, propre, verte, presque agréable après le bordel général des villes indiennes. Je sais que beaucoup détestent Islamabad, absolument pas typique et une pâle copie de Canberra, mais quand on roule dans la merde des agglomérations du coin, ça fait du bien de retrouver un peu de relatif confort et de propreté, avec d’excellents hôpitaux publics. Et puis, si le typique c’est le miséreux, eh bien je souhaite que toutes les villes du sous-continent perdent rapidement de cette authenticité qui fait tant leur charme…

 

Au pied de collines, les soirées sont légèrement moins étouffantes qu’à Lahore. Dès septembre au retour, elles seront même presque agréables. Non loin, Murree, station d’altitude à plus de 2 000 m, au climat encore plus agréable, malgré les pluies de mousson. Ce sera le début de ma route vers Kashgar…Dans le nord du pays, j’apprendrai à mieux apprécier le pays, qui vaut mieux que le Penjab ou le Sind. Pour l’instant, mon séjour est rythmé par les innombrables appels à la prière des muezzins, et par les prêches, particulièrement virulents le samedi. Je ne comprends toujours pas l’urdu, mais l’accent de la colère et de la rage, je pense reconnaître. L’Afghanistan des Talibans n’est pas très loin…

 

 

SUITE DU RECIT : LA KARAKORUM HIGHWAY

 

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