PAS CAP’ D’ALLER EN CAPPADOCE

 

LE MILLION ! LE MILLION !

 

Que se passe-t-il ? Je ne me savais pas si riche ! A peine débarqué de l'avion, voilà que l'automate à sous me demande si je veux retirer cinquante millions, cent millions, deux cent millions, voire quatre cent millions de livres turques. La queue est longue, le temps de réflexion proportionnellement court, il s'agit d'estimer rapidement l'optimum entre l'inflation turque et les frais de banque à chaque retrait d'argent à l'Etranger (hors bastion euro-européen inviolable, modèle citadelle assiégée par tous ces cons de pauvres). J'opte pour la modique somme de cent millions, et découvre peu après que l'euro est côté à...1 610 000 livres ! Pour moi, ce sera plus aisé de calculer que 4 « anciens nouveaux » francs valent 1 million.

 

Et me voilà à claquer princièrement tout mon artiche dans les casinos - pardon, les carrefours du coin (par encore vu de leclercs ni de mammouths, mais ça ne saurait tarder, avec l'émergence rapide d'une middle class turque) : trente millions par ci, cinquante millions par là... Le truc, quand on utilise les billets turcs, c'est d'arriver à toujours dénombrer le total de zéros. Tendant un bifeton à la vendeuse de gants, je ne comprends pas ce qu'elle attend... ah oui, j'ai essayé involontairement de l'arnaquer avec un billet de 500 000, quant elle attendait celui de 5 000 000 - ou de 50 000 000, au bout d'un moment l'on ne sait plus trop.

 

JOUONS A L'AUTOBUS ROULANT

 

Istanbul n'est pas vraiment le but de ma visite, et je n'ai nulle envie de perdre quelques précieux jours à rallier le plateau anatolien. A cela, un seul remède : un bus, partant de l'énorme « otogar » d'Istanbul, à mi-distance entre l'aéroport et le centre-ville. Car si la France est le pays du fromage et la Hollande celui du vélo, la Turquie doit bien être celui du bus longue distance. Dans ce terminus autobus à plusieurs niveaux (un matin d'heure de pointe, on avait même été débarqué en-dessous), le nombre de bus dépasse l'entendement.

 

Impressionnante flottille s'il en est : tous du même constructeur (Mercedez Benz, un autre de mes nombreux sponsors, ding - bruit de tiroir caisse), ces bus, appartenant à une multitude de petites entreprises de transports de voyageurs, se distinguent aisément grâce à un logo, et surtout de véritables armoiries sur les capots, de tout côté. L'étonnant est qu'ils paraissent tous neufs, contrairement à nombres de bus locaux fatigués. Ils sillonnant toutes les routes principales du pays, drainant vers les grandes capitales régionales, vers Ankara et surtout Istanbul, tout une population depuis la moindre ville.

 

Quelques années en arrière, dans un village perdu pas très loin de la frontière avec l'Arménie, trou du cul du monde à lui tout seul, quelle ne fut pas ma surprise, de voir un bus en partance pour Istanbul, à plus de 1500 km de route de là. Ce gros village avait à peine les éléments constitutifs de l'infrastructure d'une ville (tout-à-égout, éclairage public...), mais pouvait se targuer d'une relation directe avec le centre du monde...ottoman. Imaginez Florac (Lozère) ou Condom (Gers) dotés d'un bus direct avec Paris - ou, mieux, Francfort, Istanbul n’étant pas vraiment en Turquie. Et pourtant, Florac et Condom ont probablement le tout-à-égout (je n'ai pas vérifié, ma dernière visite y remonte à une quinzaine d'années - si ça se trouve, l'accès principal y est désormais goudronné).

 

Entre Istanbul et le reste du pays, un arrêt presque obligatoire du bus, et mon expérience me dit que toutes les compagnies s'arrêtent au même endroit : à croire que toutes ont des intérêts dans ce relais « teshisleri » - à moins que ce ne soit l'inverse. C'est là que je me ravitaille de mes bonbons préférés, chers, mais il n'y a que là que j'en trouve (sûr et certain pourtant qu'ils n'ont aucune exclusivité, si ce n'est pour le prix de vente). Les bus à peine arrêtés, côte à côte (jusqu'à une dizaine, même en pleine nuit), les laveurs de vitres se précipitent, armés de leur « balai-jet d'eau », et viennent laver et astiquer consciencieusement toutes les façades du bus, qui n'a jamais tant brillé.

 

Y embarquer le vélo y est un véritable plaisir : non seulement, en général, on ne vous y fait payer aucun supplément (il y a tellement de concurrence entre compagnies), mais celui-ci voyage le plus souvent debout, dans d'immenses soutes à bagages dans lesquelles un passager pourrait presque tenir lui-même à peine voûté. Donc, quasi-garantie qu'il ne finisse pas écrasé sous un ballot d'enclumes en fonte. Je suis normalement adepte inconditionnel du train, mais ici, cela semble si compliqué, voire impossible, d'y embarquer son vélo, qu'il vaut mieux ne même pas essayer. Et puis les gares sont rares, les trains encore moins, d'une lenteur qui n'arrange rien à l'affaire.

 

ANKARA DANS SON ECRIN DE MONOTONIE

 

Istanbul fait figure de grande métropole de l'est européen / marches de l'Asie : seuls Moscou et Téhéran, dans les parages, sont plus peuplés. De plus, cette ville est hyper-agitée, sans cesse sur la brèche, d'une activité folle. C'est le sentiment que j'en avais eu au premier contact en 1995, et même si, de courtes visites en courts passages, ce sentiment s'est émoussé, il reste vrai dans l’ensemble.

 

A côté, Ankara ferait parfois presque figure de gros village rural de 3 millions d'habitants, entassés on ne sait trop par quelle punition divine au milieu d'un océan à peine ondulé d'herbe jaunie, qui contraste fortement avec la verdure et la forte densité de population sur la centaine de kilomètres de part et d'autre de l'antique Constantinople. L'appellation pour Ankara de village est sans doute trop forte, mais la qualifier d'immense préfecture de province dépeindrait assez bien la réalité. D'une des collines du centre, on pense voir toute la ville, dansant de colline sèche en colline pelée, faisant parfois penser à la capitale jordanienne, un bon millier de km de plus de latitude sud.

 

On se dit : c'est la capitale, vu ce qu'il y a à Istanbul, la ville doit être hérissée de gratte-ciels d'affaires, de tours résidentielles cossues, ce doit être le Downtown anatolien avec ses Broadway, Broadway. Eh bien pas vraiment. A vrai dire, quelques centaines de mètres depuis l'archi-centre vers une colline faisant face à la citadelle nous amène, cette fois pour de bon, à un gros village anatolien qui ne ferait pas mauvaise figure à une centaine de km de là. Village assez propre, pour autant, avec quelques recherches de coquetterie dont quelques façades peintes de couleurs vives, mais tout est éxigüité et modestie. Ruelles en pente où se pressent quelques ménagères foulard sur les cheveux (mais visage dégagé, nous ne sommes pas encore en Arabistan) affairées à transporter leur linge, ou quelques pères occupés à surveiller leur progéniture, gosses en train de réaliser une descente de luge (formée d'une cuvette usagée) glissant idéalement sur le goudron lisse de la pente très inclinée de la rue d'accès...

 

En fait, le cœur de la ville huppée se situe plus au sud, dans les collines dominant le centre. Et la ville dans l’ensemble, est occidentale. Une autre chose m'a frappé à Ankara, que je n'avais pas eu le temps de remarquer à Istanbul : mes derniers voyages avait pour but l'Inde, le Népal, la Chine, où la consommation de klaxons y est orgiaque, overdosique même (je soupçonne les chauffeurs locaux de ne plus pouvoir s'en passer) : ici, tout est calme et volupté. Même lorsqu'ils dépassent un vélo, ORNI ici (Objet Roulant Non Immatriculé), dont ils redoutent des réactions forcément irrationnelles (un cycliste, c'est un peu comme une femme, on ne sait jamais ce qui peut lui passer par la tête - et je m'y connais en vélo), dans le pire des cas ils ne poussent qu'un très léger coup de klaxon à peine plaintif, loin de ces hurlements de conquérants qu'affectionnent l'Indien, le Népalais ou le Chinois à l'approche d'un intrus, bipède ou autre, de leur véhicule. On marque son territoire comme on peut.

 

Le klaxon est pratiquement devenu pour moi le symptôme du degré de civilisation, au sens occidental (donc ethnocentrique) du terme, et il ne fait nul doute que la Turquie est très très proche de l'Europe. Certes premier pays asiatique pour qui vient de nos contrées-citadelles d'opulents Etats-Unis d'Europe (car c'est bien ainsi qu'il faut que nous dénommions désormais, pour singer d'autres accapareurs de nom d'un continent), mais surtout premier pays européen pour qui vient de tout l'Est ou le Sud. Du reste, en 1995, en continuant vers la Syrie, alors même que ce pays est bien loin de ressembler à l'Inde, la transition Turquie-Syrie m'avait marqué, comme un véritable changement de continent, chose qui ne m'avait nullement marqué lors du passage Grèce-Turquie, pas plus qu'au sein de la Turquie même - bien qu'il faille reconnaître une semi-frontière entre toute la côte égéenne, Istanbul et Izmit inclus, et le reste du pays.

 

LES MUSEES DEVRAIENT ETRE DES MUTILISEES

 

Le Musée d'Ankara est riche, très beau. Mais comme souvent dans ces musées d'élite, si l'on ne trouve pas l'entassement hétéroclite et poussiéreux des musées de jadis, on est resté loin d'un certain partage du savoir. Ces musées, conçus par des érudits en Histoire de l'Art, insistent surtout sur l'aspect artistique pur des objets, qui certes ne va pas de soi pour les profanes que nous sommes. Mais au-delà, voire avant même de savoir si l'artiste a trempé son silex dans l'encre de Chine, il me semble que ce que nous voudrions que des objets nous relatent, c'est : comment vivaient exactement nos ancêtres, ou les ancêtres des habitants actuels de ces région ? Comment faisaient-ils la lessive, avec ces cruches dont on nous détaille toute l'ornementation en nous cachant l'essentiel ? Comment faisaient-ils leurs besoins ? A quoi jouaient les gosses ? Les pièces les plus intéressantes de ce musée furent pour moi... des tablettes en écriture cunéiforme de négociants et autres, avec même des certificats de divorce, etc... Imagine-t-on que le divorce pouvait exister, avant JC (ce pauvre vieux a dû s'en retourner dans sa tombe avant de ressusciter) ? Au fond, je préférerais finalement que ces musées soient conçus plutôt par des sortes de Decaux qui, à condition de ne pas trop s'en tenir qu'à la vie des puissants, pourraient plus aisément, à partir d'antiquités, nous faire revivre ces mondes à jamais disparus.

 

IL VISA ET LOUPA

 

Depuis la veille de mon départ de France, j'ai un bon rhume, fièvre, mal de gorge. La nuit, passée à l'aéroport d'Istanbul, celle passée moitié dans le bus, moitié dans l'otogar d'Ankara, enfin les déplacements...fiévreux en vélo entre moyens de transports ne m'ont guère arrangé la santé. Je traîne un peu à Ankara, le temps de me remettre. Un moment, j'avais envisagé me rendre en Iran. Comme, jusqu'à présent, un visa touristique supposait une invitation, donc un voyage quasi-organisé, je pensais me rabattre sur la technique bien connue du visa de transit. La formalité, aux dires du consulat à Ankara, était rapide, juste une heure ou deux. Seul problème : ils ne le délivrent que si vous avez au préalable le visa pakistanais. Imparable logique...

 

Exit donc l'Iran, il me restait à tester le Gürcistan, c'est-à-dire la Géorgie. Cette fois, c'est l'impossibilité de dénicher ce consulat, dans le dédale des rues du quartier diplomatique au sud de la capitale. Bah, pour l'Iran, les délais divers (obtention du visa, rejoindre la frontière un peu à vélo quand même, sinon à quoi bon) me laisseraient probablement trois semaines maxi pour le pays, ce qui est un peu court pour visiter un pays aussi vaste et possédant de tels chefs d'oeuvre. Quant à la Géorgie, pourquoi ne pas attendre des conditions de visite meilleures (fin de la guerre civiles en Abkhazie, sans compter les troubles en Ossétie du Sud,...et la proximité de la Tchétchénie !).

 

VISER LE BON VISA

 

Finalement, après ma grossière erreur de demander un visa de transit, je retente le coup deux jours plus tard, en demandant cette fois un simple visa touristique. Preuve que les guides touristiques même les meilleurs peinent à se réactualiser : à l'aéroport d'Amsterdam, j'avais feuilleté la dernière édition en anglais du Lonely Planet Iran, qui en restait à l'unique possibilité du visa de transit pour le voyageur individuel sans « invitation » (réservations de nuits d'hôtel). Car demander un visa touristique de un mois sans aucune justification ne pose que le problème de devoir attendre une semaine, alors que celui de transit est fait le matin même, et ne coûte que 30 dollars au lieu de 50. L'Iran s'ouvre, peut-être durablement, peut-être non comme la Libye quelques années auparavant, c'est le moment d'en profiter avant que ces imbéciles d'Israéliens viennent bombarder au nom de la civilisation barbare occidentale, ou bien que les US se disent qu'après le coup de l'Afghanistan et de l'Irak (sans compter la Palestine, en voie d'être rayée de la carte par leurs grands amis intégristes Israéliens), pourquoi s'arrêter en si bon chemin...

 

Le consulat de France ne veut pas me remettre de lettre de recommandation ; dogme officiel de nos Affaires Étrangères : Iran est toujours un pays trop risqué pour nos ressortissants. Je vais leur faire visiter quelques banlieues US pour leur faire comprendre où est le danger pour n'importe quel ressortissant de n'importe quel pays, Iranien y compris. Mais la dame au bout du fil, compréhensive, me rassure sur mes chances de succès. Effectivement, le Consulat d'Iran ne m'objecte rien. Je me retrouve même à défendre en anglais la cause d'un autre Français, muet, qui veut se rendre en Iran pour rencontrer un cinéaste Iranien qui l'a invité. La constance de certains, dont les handicaps sont une gêne pour le voyage, m'étonnera toujours. Je n'ose écrire que j'en suis resté sans voix.

 

J'ai donc une semaine devant moi, passeport en poche, en attente du télex de Téhéran autorisant la production du visa à Ankara. Une semaine, mais c'est juste ce qu'il faut pour tournicoter en Cappadoce proche ! Et puisque j'ai commencé à goûter aux bus turcs (excellents), autant faire une approche aller-retour depuis Ankara. J'ai bien fait, car les paysages au sud de la capitale sont rarement excitants, à part cet immense lac salé au nord d'Aksaray, ersatz des salars de Bolivie.

 

L'ACCOMPAGNATEUR ÉTAIT UNE ACCOMPAGNATRICE

 

Voilà-t-y pas qu'à Ankara, l'agent accompagnateur du bus se révèle parfois être une femme ?!! Même pas la tête ou le visage enturbanné, comme on pourrait s'imaginer pour un pays dit musulman (entendu, dans l'esprit occidental et le mien « coupeur de gorges et éventreur de femmes »), mais d'accortes donzelles occidentalisées, ou tout simplement modernes (la modernité n'est pas obligatoirement l'apanage de l'Occident, sauf si certaines parties de l'Orient veulent ne se reconnaître à tout jamais que dans de nostalgiques traditions immuables), avec ce je ne sais quoi de charme troublant tout méditerranéen.

 

Après nous avoir détraqué le temps avec leurs satanées bombes atomiques, vous allez voir qu'ils vont bientôt nous inventer des femmes au volant, voire nous prétendre que ces malheureuses ont une âme - enfin, je ne pense pas qu'ils iront jusque là, il y a des limites à tout quand même, vous dira n'importe quel docteur de la Foi. C'est donc une telle accompagnatrice qui assure sa présence dans le bus qui me mène à Ürgüp, au centre même de la Cappadoce. Je pensais dormir dans un hôtel d'Ürgüp, que j'imaginais à peine plus cher que ma cantine de Ankara, mais il me faut vite déchanter : le minimum est à 10 euros. Je me rabattrai durant six nuits sur ma bonne vieille formule de camping sauvage, et je ne regretterai pas certaines soirées dans des endroits splendides, notamment la vallée de Peristrema. Il y aura tout de même une petite surprise, un beau matin, comme nous allons voir maintenant.

 

DRÔLES DE TURCS EN TRUQUIE

 

Comme je ne saurais me contenter que de la Cappadoce touristique à parcourir (contrairement à ces meutes de cars touristiques qui ne connaissent que Göreme, puis filent sans souffler sur Antalya puis Pamukkale), je me décide pour un petit circuit dans l'est d'Ürgüp - boucle qui du reste s'avérera généralement insipide, justifiant le parcours archi-sélectif des cars touristiques sus-nommés. Mauvais choix, j'entame par une très rude route, montant d'un jet 450 m en guère plus de 5 km. Et par dessus cela, le pneu qui éclate ! Réparation de fortune avec une couture maison et un renfort de bout de chambre à air de camion (ça traîne toujours sur les grandes routes, et ça dépanne), mais il me faut au plus vite gagner une ville avec une échoppes à vélo.

Par chance, en fin de descente, une petite ville, Incesu, à 25 km de la grande ville de Kayseri, et je tombe sur une échoppe idoine à l'entrée du bourg, alors qu'elle aurait aussi bien pu se situer en plein milieu des ruelles poussiéreuses sans nom du centre.

 

C'est finalement à environ 5 km d'Incesu que je stoppe pour la nuit, dans un endroit planté de quelques arbres aptes à me dissimuler un peu de la voie ferrée et surtout de la grande route circulante Kayseri-Adana. Pas trop mal, l'endroit, mais évidemment bruyant. Bien que la nuit tombe toujours aussi tôt (18h20), je décide de n'utiliser aucun éclairage avant d'aller me coucher : trop près d'une nationale. A 03h15, je suis réveillé par des bruits : quelle n'est pas ma surprise de voir passer un important troupeau de moutons, grattant non loin de ma tente, accompagné par plusieurs bergers qui vont jusqu'à éloigner leurs chiens un peu trop curieux à l'égard de mon installation - je doute qu'il ne m'ait pas vu, par cette pleine lune, bien qu'entouré par des arbres.

 

Finalement, vers 05h00, je décide de me lever, pariant sur un lever du jour vers 06h00. C'est bien l'heure à laquelle je rejoindrai la nationale, mais le jour mettra 30 mn de plus pour venir. Dans l'immédiat, pédalage dans le noir, avec toutefois une circulation réduite. A peine sur la route, j'entends un grognement derrière moi : deux types sont là, probablement des bergers - sans troupeau ? Bon, je m'inquiète moyennement, et puis il y a une station service éclairé à moins de 500 m de là. Je m'y rends donc, et m'y arrête à l'entrée, après un faux-plat de la route : j'ai surestimé le froid de fin de nuit, et je suis en nage, je dois retirer le sweat shirt.

 

Voilà, je suis prêt à repartir. Un coup œil pour essayer de deviner où sont mes deux bergers. Tiens, rien. Et puis, j'aperçois soudain, passées à l'opposé de la route, deux ombres furtives en train de courir à l'ombre de la lumière projetée par la station, dont l'une, ayant vu que je venais de les repérer, traverse prestement la route. Je sens mal la situation : ils ne disent rien, et semblent vouloir me prendre en sandwich. Si c'était par curiosité, ils pousseraient des hurlements joyeux. Si c'était des paysans inquiets de m'avoir vu débarquer de leur champ, ils pousseraient des hurlements de colère, mais là rien, juste deux types courant silencieusement dans la nuit derrière un cycliste.

Pas le temps de philosopher. L'instant d'avant, j'avais songé à une situation de ce type, et me disais que j'aurais bien peu de chance de distancer des poursuivants avec mon impossible poids. Et pourtant, grâce à la route redevenu plate, je me sens en état de les distancer, bien qu'ils accélèrent le train, et finissent par courir : je les avais repéré juste à temps. Ouf, je les sème, l'un d'eux commence à vociférer de dépit, et jeter dans ma direction son bâton - probablement destiné à me chauffer les côtes.

 

Plus je repense calmement, par la suite, à l'événement, plus je me dis que leurs intentions ne pouvaient être que délictueuses. En fait, j'avais toujours pensé à ce type de problème au soir, mais certainement pas au petit matin. Il faut croire que l'occasion a fait le larron : lorsqu'ils m'ont vu, ils ont été pris de court, mais par la suite, voyant que je n'avançais pas très vite dans le faux-plat, puis me voyant arrêté à la station - apparemment déserte, sauf un chien aboyant stupidement contre ma présence - , l'idée leur est venu.

 

Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de drôles de trucs en Turquie : une fois, à la frontière arménienne, deux gamins m'avaient menacé d'un couteau de cuisine pour obtenir la bouteille de Fanta qui trônait sur le porte-bagage. Une autre fois, ce fut ce vieux, censé me faire retrouver la bonne piste dans un impossible bout du monde où je m'étais paumé, qui n'arrêtait pas de me faire comprendre que sa femme était malade, et voulait me conduire à l'écart pour faire du touche-pipi avec moi - peut-être voulait-il que ce solitaire, « donc » forcément homo, remplace sa femme ? La Turquie est le dernier pays européen. Ce n'est juste pas tout à fait la même Europe.

 

Du reste, je pense que c'est le raisonnement que tiennent pas mal d'hommes de cette partie du monde qui va du Maroc au Pakistan : autant une femme seule est « donc » une traînée que tout homme peut se faire librement, ainsi qu'ils en ont conclu d'après les films hollywoodiens aux kilomètres de baisers sur la bouche, autant un homme seul est forcément un pédé - par contre, il ne leur viendra sûrement même pas à l'esprit que deux hommes voyageant ensemble puissent être aussi bien homos ! Même et surtout s'ils se tiennent tendrement la main, puisque c'est ce qu'ils font souvent entre amis. Du simplisme des raisonnements... valable pour nous aussi, puisqu'on peine à imaginer deux hommes bien virils en train presque de se caresser - au fond, ça doit permettre d'évacuer un peu de l'homosexualité latente, surtout dans des pays où la virilité est si exacerbée qu'on ne peut, en fin de compte, que finir inconsciemment par préférer les hommes à ces guenons de femmes tout juste bonne à pondre et allaiter la descendance de l'homme.

 

L'OS DE CAPPADOCE : LES ÉPINES

 

L'incident évité du petit matin ne perturbera pas trop la suite de mon moral. Je craignais que, comme suite à l'agression en Albanie (avec armes blanches, dont hache, il est vrai), ça ne mine mon moral, et que je finisse par voir des assaillants derrière chaque arbuste. Quelque part, il y en avait bien derrière chaque arbuste, mais pas comme j'imaginais. A l'est de la Cappadoce, mais pratiquement pas ailleurs, je suis tombé à plusieurs reprises sur ce que les Argentins appellent les « rosetas » : ces petites épines, en triangle à trois dimensions. Quoi que vous fassiez, une des épines ne peut que se ficher dans les pneus. Et comme ces pointes sont très dures, elles transpercent même un pneu neuf. Dès que vous quittez le goudron de quelques décimètres, vous en avez plusieurs qui se plantent. Si vous les laissez plantés quelques dizaines de mètres, même en poussant le vélo (par exemple à la recherche d'un coin discret pour camper à l'écart de la route), elles finissent par atteindre la chambre à air.

 

J'ai connu donc durant quelques jours, et malgré d'infimes précautions (inspection systématique des pneus), une série de crevaisons, la dernière à Ankara en déchargeant le vélo du bus qui me ramenait depuis la Cappadoce ! Ces épines ont la forme de certaines mines, et en ont parfois le même caractère à retardement... Par chance, dans la région proprement touristique de la Cappadoce, je n'ai jamais rencontré de ces saloperies, qui ne croissent que dans « d'excellentes » conditions d'aridité.

 

SEMER DES PATATES POUR RETROUVER SON CHEMIN ?

 

Devant non seulement la monotonie, mais aussi la sécheresse régnant dans la majorité de la Cappadoce, je me suis demandé de quoi pouvaient vivre ces nombreux villages, toujours présents. En fait, c'était la pleine saison de la récolte des patates (en turc dans le texte), sans compter les potirons. Sur ces vastes plateaux ondulés, les cultures occupent le moindre recoin de terre arable. Les légumes sont moins gourmands en eau que nous.

 

C'est sur l'un de ces plateaux que je m'égare : sur la foi des pages arrachées à mon guide Bleu Turquie, je m'étais engagé dans une vallée pas si intéressante que promis, au sud-est d'Ürgüp, et je n'avais pas envie de revenir sur les pas de mes roues. Je visais donc la piste qui semblait continuer jusqu'à un col, pressentant la route juste de l'autre côté en contrebas. De plus, pour une piste, je trouvais qu'il y avait pas mal de trafic (surtout de tracteurs), ça ne pouvait mener que quelque part. Arrivé au « col », j'atterrissais sur un plateau, et la piste qui continuait. Large et excellente, je me disais derechef que ça ne pouvait que mener quelque part. Au bout de 5 km, la piste se rétrécissait, pas un seul véhicule croisé depuis la fin de la montée, et des carrefours de plus en plus douteux où je finissais par m'engager au pif.

 

Je sentais bien le coup où j'allais me retrouver dans une impasse, au bout d'une sorte « d'Island in the Sky » (fabuleux site de l'Utah, non loin du Grand Canyon, avec une route terminant dans un goulot de terre au sommet de hautes falaises de toutes parts, un endroit qui est représenté dans pas mal de films, même non US). Mais la chance sert les innocents, et au plus fort du doute, voilà que je vois au loin des bâtiments. Certes, ça ressemble à des cubes qu'on installe autour des mines, et les pistes d'accès à des mines sont souvent en impasse. Mais bon. Et puis, miracle, je distingue, au pied de ces bâtiments, le sommet d'un minaret. J'y suis ! Car, en Turquie d'aujourd'hui, sauf peut-être au Kurdistan, il est peu probable qu'un village ne soit desservi que par une piste dans l'état où celle sur laquelle je roule est. Bien vu, au village, le goudron reprend, et me ramène bien à la route espérée... après 13 km de no man's land.

 

Mais quid donc de la Cappadoce ? Ben j'ai trouvé ça un peu surfait. Trop affiché partout, dont cette trompeuse vue montrant Göreme sous la neige, ce qui se produit peut-être deux fois par an et encore. Pour le musée de plein air de Göreme, je l'ai trouvé légèrement surfait et un soupçon arnaque : on paye à l'entrée 7,5 euros, puis à l'entrée de l'église rupestre principale, il faut encore allonger 3 euros. Mauvais calcul, car les autres non plus, dans leur majorité, réprouvent le procédé, et ne visitent pas cette pièce maîtresse. Résultat, alors qu'ils pourraient demander à l'entrée un peu plus (disons 9 euros) à tous (comment, même à 9 euros, se priver de la visite de l'ensemble du site ?), comme guère plus d'un dixième de touristes doivent accepter l'arnaque, à la sortie aucun bénéfice pour les concepteurs de cette arnaque « à la chinoise ».

 

Bon, ne faisons pas la fine bouche : à côté de Göreme (superbe panorama du village tout de même), des coins m'ont super-plu : notamment Zelde, certes nettement moins intéressant sur le plan purement culturel, mais un site ô combien plus spectaculaire, surtout avec les éclairages changeants du soleil. Et puis l'incomparable vallée de Peristrema, sise à l'est d'Aksaray, avec Ihlara pour centre.

 

Il est frappant de voir que cette vallée ne semble essentiellement visitée que par des Turcs, contrairement à Göreme, alors qu'à l'aspect culturel (belles peintures) s'ajoute un site magnifique, aussi spectaculaire que celui de Zelde - et pour un prix nettement plus attractif. Un copain (salut Thierry) m'avait conseillé cette vallée par rapport à Göreme, je m'en suis rappelé après coup, et me suis rendu compte combien il avait raison. Et honnêtement, si l'on n'est pas un spécialiste de la peinture des églises orthodoxes, je pense même qu'on peut raisonnablement se passer de la visite coûteuse du site de Göreme - mais ne pas louper les points de vue entre le village de Göreme et Uçhisar, ça vaut quand même le coup.

 

LE BUS ME MÈNE EN BATEAU

 

Retour à Ankara, cueillette du visa en passant, et bus pour Téhéran. Tiens non, comme je craignais, bus complet. Il aurait fallu que je réserve avant, mais tant que je n'étais pas totalement sûr d'obtenir le visa iranien, et sûr de l'obtenir pile poil en une semaine, je ne pouvais courir le risque de réserver. En fait, une combinaison de deux bus, et le passage frontalier sur 60 km à vélo, se révélera tout aussi rapide.

 

Avec une petite mauvaise surprise toutefois : car la compagnie me vend un billet pour Dogubayazit, mais le bus indique Igdir. Je ne m'inquiète pas trop, ça doit faire comme mon bus marqué Nevsehir, qui en fait avait Ürgüp pour terminus. En fait, mon bus sera bien terminus Igdir, mais à l'otogar, un minibus nous attend, dans lequel le vélo entre sans peine. Hélas, celui-ci ne nous conduit qu'au centre du gros bourg, où un autre minibus d'une compagnie complémentaire nous attend. Et cette fois, ni galerie, ni immense fourgon, juste le petit couloir entre les 15 passagers tassés comme des sardines.

 

« Bisiklet, problem ». Les types sont sympas et désolés, je le vois bien, mais je ne décolère pas contre la compagnie d'Ankara qui m'a vendu le billet, en me répondant que pour le vélo il n'y aurait aucun problème. Et en plus, dans le premier bus, j'ai déjà versé de la main à la main un bonus pour le transport du vélo, alors la moutarde me monte au nez. En fait, le proprio de cette petite compagnie, qui d'abord m'avait demandé lui aussi de payer plus (logique, le vélo lui faisait perdre le transport d'un client), puis rendu l'argent, finissait par être d'accord pour le transport du vélo au moment où je me résignais à perdre une journée à vélo pour joindre Dogubayazit. Et bien sûr, à l'arrivée au terminus, mon énervement étant retombé, j'ai payé spontanément au chauffeur cette deuxième place. Il est vrai qu'en Turquie, le transport n'est pas chose fréquente, bien que très facile dans les gros bus Mercedès Benz des grandes lignes.

 

A Dogubayazit, vent de dos, pratiquement jusqu'à Maku, première ville iranienne ! Ah, je comprends que les cyclos disent qu'ils vont à toute allure en Iran. Lors de mes précédents tours dans l'est de la Turquie, cette dominante vent ouest-est m'avait déjà frappé. Du délire, moi qui suis lent comme tout, Il me faudra guère plus de 90 mn pour les 35 km qui me séparent de la frontière. En route, un berger, l'air un peu simplet, cherche à m'arrêter pour obtenir de l'argent. Ben non, je donne pas. Voilà-t-y pas que je le retrouve 10 km plus loin ! Classique : les bergers sont souvent pris en stop gratuitement pour un pick up de quelques km, donc ça ne lui coûtait rien de re-tenter sa chance - sinon de se faire enguirlander par un maître es-soupe au lait, qui supporte mal la mendicité, imbu qu'il est de ses certitudes toutes occidentales.

 

La suite de ce passionnant récit vers l’IRAN

 

Après l’Iran :

 

Mon retour à Istanbul sera le dans la nuit du 15 au 16 novembre. Cette fois, j’ai pris plus le temps de visiter le centre-ville (jusqu’ici, Istanbul ne représentait le plus souvent pour moi qu’un lieu de transit vers le reste de la Turquie, ou en route vers le Proche-Orient). L’occasion de me rendre compte qu’Istanbul est une ville vraiment occidentale, tout au moins dans sa partie centrale (c’est nettement moins vrai dans les banlieues populaires) : passages pour piétons, placettes arrangées, tramway, bref, quand on revient de Téhéran et son aspect purement utilitaire (les parcs y sont très rares, les rues toutes tracées à l’équerre, entièrement dédiées au trafic automobile), on a l’impression d’un endroit paisible – impression qui se dissipe, dès qu’on aborde à vélo les avenues et voies expresses qui se dirigent hors la cité !

 

Je me suis promené ainsi tranquillement non loin de la tour Beyoglu, et sur la rue piétonnière centrale aux environs, noire de monde. Ce n’est qu’après, dans l’avion, que j’apprendrai que la veille a subi d’horribles attentats contre ses synagogues. Mais, comme à Paris en 1987, les Stambouliotes n’ont pas perdu leur calme, et la rue piétonnière principale, à tout juste 500 m de l’un des attentats, est fréquentée comme d’habitude, la présence policière n’est même pas très visible. Preuve que la Turquie se dirige (à petits pas, avec son armée omniprésente) vers la démocratie, car imaginez de tels attentats dans bien des pays autoritaires (les Etats-Unis par exemple – j’exagère, mais à peine), et vous verrez si la police et l’armée ne contrôlent pas tout de partout, empêchant la circulation des biens et des personnes, et en profitant pour aller arrêter quelques centaines d’opposants.

 

Preuve de l’esprit de démocratie : non loin de la gare, je croise un jeune Turc, en tenue parfaitement occidentale, décontractée, et sa non moins jeune femme, recouverte de la tête aux pieds, et surtout le visage, du fameux sac à patates prétendument islamique. Dans un pays qui, la veille même, a subi de tels attentats ayant coûté la vie à de nombreux Turcs (dont bien sûr pas mal de musulmans), le fait même que ce couple (le gars surtout) ne se soit pas fait lyncher témoigne plutôt d’une grande maturité d’esprit des gens d’ici. Même en ignorant l’attentat, j’avais une envie folle, après les tchadors imposés d’Iran, de balancer le gars dans le Bosphore et de retirer l’infâmante tenue à la jeune femme – qui se serait récriée : contrainte intériorisée, impression d’être ainsi fidèle à son mari et au Coran, d’être protégée des regards masculins… Les choses ne sont pas toujours simples. Et puis au fond, peut-être qu’elle était moche.

 

SUITE DU RECIT EN IRAN

 

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