IREZ VOUS EN IRAN ?

Ceci est la passionnante suite du non moins passionnant récit sur la Cappadoce. Heureux lecteurs.

La frontière sera passée en deux coups de cuillères à pot ! Je craignais le pire, en me fiant aux infos de mon Lonely Planet (de 98, acheté à la frontière indo-pakistanaise), et l'arrivée est décourageante : une file de semi-remorques, qu'il suffit en fait de dépasser sans faire plus attention. Au poste frontière même d'Iran, une barrière, qui laisse passer les véhicules particuliers au compte-goutte, avec fouille minutieuse du moindre bagage. En fait, les piétons passent au fur et à mesure, un cycliste même chargé étant assimilé à un piéton.

Un tampon, deux questions rapides du gabelou pour la forme, et zou, dans l'antre de l'intégrisme honni par les USA. Pas à dire, ils ont des consignes pour les jahangard (touristes). Maintenant, dernière formalité : le change. J'en étais resté à mes infos dudit Lonely Planet, qui indiquait une différence non négligeable entre le cours officiel et le cours de la rue, pratiqué aussi par les (rares) offices de change. En plus, j'avais oublié de me mettre au courant du dernier cours disponible - mon départ de Ankara ayant été plus précipité que prévu. Alors, je suis bien obligé de me fier à ce que me disent les changeurs. Sur trois, entre Dogubayazit, la frontière turque et la frontière iranienne, tous veulent me changer à 8000 rials le dollar, et un quatrième à un cours extrêmement avantageux, ce qui me fait dire que soit j'ai mal compris, soit lui s'est gourré, soit cela reniflait la supercherie.

En fait, les changeurs à la frontière, surtout lorsqu'ils opèrent pratiquement sous œil indifférent des policiers, n'ont pas trop intérêt à monter des arnaques : si le touriste se plaint, certes la police l'enverra gentiment sur les roses en disant qu'il n'avait qu'à changer dans une banque ayant pignon sur rue, mais ces changeurs connaîtraient sûrement des difficultés dans la reconduction de leur patente (enfin, bref, le pot-de-vin versé aux policiers) si des touristes venaient trop à se plaindre.

Donc, à 8000, ils doivent y gagner, mais pas trop. Effectivement, j'apprendrai plus tard que le « bon » cours était à 8300. Bah, j'ai surtout réussi à changer mes livres turques à un cours pas trop inintéressant, car l'inflation sur cette monnaie est galopante, et il arrive souvent que la monnaie du pays précédent ne puisse se changer qu'à la frontière, et ensuite plus du tout, ou alors à un taux dérisoire.

Un truc intéressant, dû au hasard de la géographie : d'un côté à l'autre de la frontière, il s'agit de la même vallée. Pourtant, le passage douanier est situé sur un petit col, et peu après la frontière, le paysage, assez monotone côté turc malgré la présence du cône à peine enneigé du Mont Ararat (5150 m), devient rapidement spectaculaire côté iranien jusqu'à Maku, long bourg-rue bâti sur 6 bons km au fond d'une gorge aride.

A peine franchie la frontière, l'autre élément frappant, c'est le trafic automobile. En Iran, le coût de l'essence est ridicule, en tout cas pour nos standards, et encore plus par rapport à la Turquie toute proche. Et puis, avant Maku, il n'y a aucun bus, aucun minibus, ce sont des voitures individuelles qui se transforment en taxis collectifs, dont la maraude permanente semble être une gêne dans toutes les villes iraniennes pour le cycliste.

Enfin le dernier point, c'est la relative exubérance de la population, saluant à tout moment le cycliste, après l'indifférence polie des Turcs, un peu blasés maintenant par ces originaux sur leur deux-roues même pas motorisés. Je tombe assez souvent sur des jeunes qui parlent un bon anglais, même pas approximatif, y compris dans ce trou du cul du monde qu'est Maku. Étonnant, pour un pays qui condamne aussi fermement le Grand Satan (avec parfois quelque raison), mais l'attrait des USA auprès des jeunes est évident. Un attrait pas nécessairement inconditionnel, du reste, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer. Leurs parents ont connu les excès du dernier Shah, et cet épisode doit rester dans la mémoire d'un peuple. La colonisation des pays proches est aussi sans doute là pour réfréner un tant soi peu les pulsions de mort vers le bourreau US...

Maku. Le paysage, le vent favorable, me commanderaient bien de continuer ainsi la route jusqu'à Téhéran. Mais il ne me reste plus que 3 semaines, je ne roule plus bien vite, il faut faire des choix. En plus, dans tout ça, comme pour la Libye en 1997, j'ai oublié que le ramadan commençait dans quelques jours ! Bon, les mentalités en Iran semblent moins traditionalistes qu'en Libye, mais plutôt qu'avaler des km, peut-être monotones, jusqu'à Téhéran, sans vrai fil rouge, je préfère m'en tenir à ma « feuille de route » initiale, en lui souhaitant un meilleur succès que certaines feuilles sœurs actuelles : bus pour Téhéran, afin de visiter le cœur historique du pays, Shiraz, Persépolis, Esfahan (Ispahan), Kashan. En ces temps de ramadan, autant éviter les longues routes désertes, sans boutique, ou au contraire être invité par la population locale, ce qui signifie vivre la nuit et dormir le jour. Pas très pratique pour rouler, ça.

Même pas à l'entrée du terminal bus, un chauffeur vient me draguer pour sa compagnie. Du reste celle à la meilleure réputation, la Coopérative number one. Après 1200 km avalée en une longue nuit inconfortable (le plus confortable des bus arrivera toujours à peine à la cheville du moins confortable des trains - sauf certains petits trains corses de 1980 de ma connaissance), ce sont encore 850 km avalés la nuit suivante, sans parler des 900 km qui m'attendent la nuit d'après... Les prix ? Exorbitants. En Turquie, 1200 km me coûtaient (hors vélo) 180 FF - il est vrai sur une ligne où la concurrence joue peu. Ici, 860 km me coûtent 33 FF !

C'est du reste l'une des choses qui désoriente le plus en voyage : la fixation des prix dans un pays autre que le sien. En Europe de l'Ouest, ça va encore. Mais ailleurs, on repère la différence, par exemple en matière de transport en car. On croit deviner que le rapport induit peut s'appliquer à tous les achats. Ah que non ! Encore, on peut comprendre pour la grosse électronique, l'informatique et tout ça, qui n'ont pas le marché aussi développé que chez nous. Mais un kg de banane pourra tout aussi bien valoir le quart de chez nous... que plus cher qu'en France. Et puis, juste à côté, sans qu'on sache très bien pourquoi, tel produit, même a priori importé, sera bien moins cher.

En Chine, craignant que mon lecteur de CD ne rende l'âme (il a tenu quand même toutes les pistes du Tibet pendant 2 mois), je visitais à Zhongdian une boutique en vendant. Sans doute un modèle identique à l'un vendu chez nous made in china, pour 200 ou 300 FF. Sur place ? 600 FF ! Pas toujours une affaire, de vouloir acheter directement au producteur... Et tout ça pour dire que l'arrivée dans un nouveau pays est un casse-tête permanent pour évaluer le juste prix, surtout là où le marchandage est de rigueur - c'est heureusement rarement le cas de la boustifaille.

Pour ne rien arranger, les Iraniens utilisent très souvent (mais pas systématiquement, surtout ceux qui réalisent qu'ils ont face à eux un pauvre Étranger à qui il faut parler comme à un bébé) le toman, unité de compte monétaire que vous ne trouverez sur nulle place de change. 1 toman vaut 10 rials, mais bien qu'on vous demande de payer par exemple « 100 », vous savez que vous devez débourser en fait un billet de 1000 rials (soit 70 centimes d'anciens francs, ou près de 0,10 euros pour les papys comme moi qui ont du mal à se mettre au dollar européen). Alors, lorsqu'on vous annonce que tel achat (alimentation, billet de bus, paire de chaussures) vaut telle somme, ça vous semble effectivement dérisoire, mais gaffe, il faut multiplier par dix, avant de vous imaginer avoir fait l'affaire du siècle ! En fait, même après cette conversion, les prix iraniens restent très « attractifs », comme dirait un homme d'affaires pressé de réaliser un profit sur la sueur des autres.

EN DESHERANCE A TÉHÉRAN

Il est rien de dire que Téhéran est polluée : je ne connais que Mexico qui soit pire, et encore la capitale mexicaine a-t-elle une circonstance atténuante, placée au fin fond d'une cuvette propice à la stagnation des nuages et particules sans noblesse. Dès 07h30, sans doute l'heure de pointe - quoique tout me dit qu'à Téhéran, l'heure de pointe du matin doit durer de 07h00 à 13h00, celle d'après-midi de 13h00 à 19h00 -, les yeux piquent. Certains Iraniens portent même le vain masque « anti-SARS », qui ne doit pas arrêter grand-chose des composés rejetés par une circulation démentielle.

Comme toutes ces grandes villes de pays venant d'amorcer leur développement économique, la partie « infrastructure » a été sous-dimensionnée, voire carrément négligée, pour ne pas risquer d'entraver l'amorçage - et plus sûrement pour certains afin de faire fructifier quelques bénéfices amassés rapidement sur le compte de la collectivité, avec plus de facilité que dans nos pays hélas relativement gangrenées par les réactions d'une opinion publique qui s'arroge le droit de se mêler de ses affaires. Si le Shah a été le premier fautif, il est dommage que les barbus, qui voulaient et veulent toujours tant se mêler de la vie publique, n'aient guère mieux agi sur le chapitre. Il est vrai que le charia ne dit rien sur la circulation routière, sur les manipulations génétiques, à propos d'internet et sur les fusées vers Mars, on se demande bien pourquoi. Plus facile de s'en prendre aux femmes que de s'occuper de problèmes plus ardus nécessitant une réflexion.

A ce sujet, je suggère une réactualisation du Ramadan comme suit : on remplace le jeûne alimentaire qui, avec la progressive baisse de la pénibilité du travail, est moins une contrainte qu'il y a quelques siècles, par un jeûne... de la conduite automobile. Ce serait une véritable preuve de foi envers dieu, purifierait tant l'air des villes que les poumons des gens et accessoirement leur âme, obligerait les pouvoirs publics à mettre en place de véritables alternatives à la circulation automobile dans des villes qui n'ont vraiment pas besoin de cela, et ferait faire des économies - en achat de voiture, et en consommation de pétrole, permettant d'en exporter encore plus. A ce compte, je pense qu'un tel islamisme rénové, avec quelques autres points (statut des femmes, etc...) pourrait pour la peine devenir universel. Sauf chez les Ricains à qui personne ni rien, même la promesse d'aller au Paradis, ne fera lâcher les mains de leur volant.

Cette prise de contact avec Téhéran sera courte : juste le temps de me rendre d'un terminal d'autobus à un autre, distant tout de même de 15 km dans cette mégalopole de probablement 15 millions d'habitants. Auparavant, j'aurai pris par avance mon billet retour en bus Téhéran-Istanbul, en classe « Volvo » (autant dire le top du top) : 25 dollars. Tout est écrit sur le billet en caractères arabes et en langue farsi (l'iranien), et même la date indiquée l'est d'après le calendrier arabe, il m'est donc impossible de vérifier.

Effectivement, plus tard à Shiraz, quelqu'un me traduit, et « évidemment » la date est fausse, bizarrement calée un 6 novembre au lieu du 15. Il me semblait bien que mon type s'y reprenait à plusieurs fois sur son micro, jonglant laborieusement entre les entrées en caractères latins et celles en caractères arabes. Et quant à savoir s'il s'agit d'un « Volvo »...Bon, au moins, après un coup de téléphone de mon hôtelier à Téhéran, j'apprends que l'erreur a été corrigé. La suite aux environs du 15 novembre, afin de me faire confirmer si la confirmation a bien été confirmée... ce sujet, je suis ravi d'apprendre que la brique de lait que j'ai acheté est consommable jusqu'au 82/07/15.

Mais les ennuis autobusistiques ne faisaient que commencer. Arrivé au bon terminal, l'employé d'une des « coopératives » (elles sont 17 en tout, et se font une concurrence peu coopérative) m'amène à ses guichets, et me délivre un billet pour un départ vers Shiraz à 3h. Mes connaissances rudimentaires en écriture arabes me font lire « 5 ». Je m'inquiète donc, mais il insiste : « 3 », et me prie même de venir dès « 2 ». Bon, j'aurais mal interprété cet espèce de petit rond qui ressemble fort à un « 5 » minuscule. Après tout, en Iran, le « 4 » s'écrit de 2 manières, et surtout de celle qui n'est pas de l'écriture arabe pure.

Après être allé visiter deux jolis musées dans le centre, je me repointe donc un peu après « 2 », directement sur les quais de départ en contrebas, comme on m'avait indiqué. Sur les quais de la coopérative 12, un bus pour Mashad, un autre pour je ne sais où, puis viendra un vers Zahedan. Le tout selon les dires des chauffeurs, car tout est en arabe, et je ne sais même plus reconnaître la majorité des caractères. Ils me confirment bien que mon départ est à 3 h, et semblent évasifs (« après ») quand je leur signale qu'il est bientôt 3 h.

3 h passées, je sens bien la quasi-arnaque. Un bus vient enfin se mettre à quai, avec cette fois une inscription en caractères latins « Shiraz ». Mais le chauffeur, moins vicelard que les autres, m'indique l'heure de mon billet : c'était bien 5 ! En pétard, je remonte vers les guichets de la coopérative, commence à faire un scandale en hurlant en français, mais avec les mots « saat sé » et « saat panj » pour que tout le monde saisisse bien de quoi il est question. Immédiatement, les employés me trouvent un départ plus précoce sur une autre compagnie.

En fait, 17h00 en tant que tel ne m'ennuyait pas plus que ça, j'aurais eu plus de temps pour visiter des musées, mais j'ai détesté qu'on parte sur mon ignorance d'Étranger (qui n'oserait pas râler) pour me placer un billet, en me faisant poireauter 2 heures inutiles dans un terminal. Si ça se trouve, ne ne suis même pas arrivé plus tôt à Shiraz (07h30 le lendemain), surtout qu'en fin de nuit, le chauffeur roulait à un moment extrêmement lentement (il s'endormait ?), puis quittait la route principale pour que tout le monde puisse prier dans une jolie mosquée, en ce vendredi matin. Mais bref, je suis à Shiraz, ancienne capitale perse à deux ou trois reprises, lors de cette histoire plus mouvementée qu'une histoire de France monotone et ses quelques guerres de temps à autres. Plus j'apprends quelques bribes de l'histoire des autres pays, plus je me dis que le monde vit une période de grande paix aujourd'hui, à quelques malheureux holocaustes près.

LE CHAT DORT ALORS QUE LE CHIEN VEUT TIRER SON COUP

Nous avons tous en tête le visage des femmes Afghanes couvert par le fameux grillage rendant leur face invisible pour autrui, et symbolisant on ne peut mieux l'enfermement de la gent féminine de ce pays dans une camisole sociale - même si souvent les choses ne sont pas aussi simples, surtout vues d'un œil purement occidental. Au moins les choses sont un soupçon plus évoluées en Iran (bien faible consolation) : ce n'est « que » le tchador (mot arabe, identique pour dénommer... une tente de camping !), ce déplaisant vêtement noir couvrant tout le corps, et surtout la chevelure de ces diablesses (elles ont chaud à la tête, c'est bien connu).

Bien vu, la couleur noir, et surtout tellement adaptée au climat : chacun sait que si le blanc (habit fréquent des hommes dans maints pays musulmans) reflète les rayons de soleil et donc réexpédie la chaleur, le noir au contraire l'absorbe. Il fallait bien punir ces femmes de nous donner de vilaines pensées. Quoiqu'il en soit, et contrairement à ce que j'ai pu voir dans certaines autres régions où l'islam est de... rigueur, le visage est ici toujours apparent. De plus, de temps à autres, ce disgracieux « sac à patates » couvrant tout le corps est remplacé, en ville, par des vêtements plus seyants et non dénués de coquetterie : pantalon et veste ou pull, toujours en noir, et un châle couvrant les cheveux, au pouvoir érotique incroyable (rien que le mot « chevelure » me fait bander, comme tout mâle qui se respecte). Quelquefois encore, mais pour l'instant rare, et suprême débauche causée probablement par la décadence occidentale, des vêtements et un foulard de couleur clair ! Je ne vous raconte pas l'effet aphrodisiaque de ces fantaisies vestimentaires.

Ça me rappelle Tripoli (Libye), où l'on reconnaissait les dames de petite vertu (si si, même dans un pays extrêmement islamisé comme la Libye, ça existe, tout comme la tartufferie) au fait qu'elles portaient... un pantalon jean, effectivement un peu moulant, mais sur le coup ça ne m'avait pas frappé, habitué aux débordements libidineux de notre décadence occidentale (ce qui du reste n'est pas tout à fait faux, cherchez à qui profite le crime de jouer sur nos pulsions : les fils de pube, toutous à leurs maimaitres). On est bien loin dans ces pays de ces chattes béantes sur les panneaux Decaux pour vanter une marque de cigarettes ou de voitures (ou tout autre chose en rapport direct évident avec l'image aguicheuse présentée) de nos cités perverties par le Démon. Des affaires.

Mais ce n'est pas tout : autant, dans une petite ville marocaine (Berkane, non loin de l'Algérie), il m'avait frappé de ne voir qu'une masse compacte d'hommes à moitié désœuvrés dans le centre-ville, tandis que quelques femmes-ombres enfouis sous leurs tenues de rigueur, passaient furtivement et en groupe entre le travail des champs ou autres corvées domestiques et le domicile sans s'arrêter, autant ici, au moins dans les villes, on voit assez souvent des femmes, soit avec leur mari, soit entre copines, voire même seules (!) déambuler tranquillement dans les rues, même sombres. Elles vont pas nous faire le coup du « ni putes, ni soumises », celles-là non plus.

Certes, elles ne doivent représenter que le cinquième de la fréquentation des champs élysées du coin, mais quelque part, on sent bien que ce tchador n'arrive pas, et certainement de moins en moins, à étouffer l'émergence d'un début d'indépendance de la femme. Un frémissement. Même la personne de l'Office de Tourisme en plein Shiraz est, horreur, une fille, parlant un excellent anglais, dix mille fois mieux qu'un de ces balourds de paysan homme ou un de ces charmants vieillards barbus accrochés à leurs traditions : comment voulez-vous qu'à terme ces derniers, bien qu'hommes donc supérieurs (fait évidemment indiscutable), puisse tenir à terme contre ces diablesses qui ont 4 ans d'études après le bac local ? Cette jeune fille qui rajuste en permanence son foulard noir, avec de son sac un livre dépassant « cell and molecular biology », vous croyez qu'elle va se contenter de l'homme qu'on lui a prévu - car c'est bien vers cela que tout cet enfermement tend : la femme toujours sous la tutelle de son père, puis de son / ses frères, puis de son mari. Il aura intérêt à être calé en mécanique quantique des fluides, le pauvre !

DES TRADITIONS NON TRADITIONNELLES

Même le film diffusé dans le bus, film apparemment local ou alors le doublage aurait été très bien fait (dans le bus précédent était diffusé un film indien doublé très visiblement en iranien), on voyait notamment une jeune femme iranienne, certes de la bourgeoisie, conduire une voiture ! Il n'aurait plus manqué que le passager ait été un homme... (mais plus tard, j’ai vu cette situation pour de vrai !) Bon, apparemment, la morale était sauve, car le chef de famille, débonnaire, était bien mis en valeur par rapport à la mère toujours en pleurs, et puis ces donzelles, évidemment toujours distraites et inconséquentes, étaient ramenées à la raison à la fin du film - mais semblait choisir son mari, car un tel film ne peut se terminer sans un mariage.

La visite des musées est également instructive : sur des représentations, par exemple des années 1400, on voit nettement des jeunes femmes, chevelure au vent, pas encore en minijupe, mais enfin... Curieux, ça, que les vieilles barbes s'en réfèrent aux traditions, alors qu'en 1400, donc au temps traditionnel, les femmes n'avaient pas le tchador ni même un fichu sur la tête... Ces vieilles barbes ont la mémoire des traditions sélectives, ce doit être un coup d'Alka-heimer - ou quelque chose comme ça, j'ai oublié son nom.

En fait, et contrairement à ce que je croyais, ce pays est essentiellement urbain : la capitale rassemble le sixième d'une population proche de 80 millions d'habitants, et tout comme en Turquie, une part non négligeable du reste se concentre dans de grandes oasis, de 1 à 3 millions d'habitants, comme Mashhad, Esfahan, Tabriz, Shiraz, ce qui fait que plus de la moitié de la population doit vivre dans des grandes villes. Certes, ces oasis ne sont pas totalement urbaines, mais un mélange d'urbain au centre et de rural plus on va vers la périphérie. Cette concentration de population a permis aux barbus de rapidement tenir la population. Mais cette urbanisation pourra aussi bien être leur perte : les gens, donc les femmes, sont plus souvent éduquées qu'à la campagne, se voient plus souvent, et l'urbanisation développe un besoin de modernisation des relations, y compris hommes-femmes.

J'ai vu ainsi de jeunes femmes parler sans complexe à des hommes (même pas leur frère ou leur mari, non, de véritables étrangers), au lieu de baisser la tête comme il sied (quel dommage qu'il n'en soit pas ainsi en France, soupir !). Gageons que dans dix ans, les femmes des villes iraniennes ressembleront à leurs sœurs des grandes villes turques d'aujourd'hui : certes, encore un statut infériorisé (encore heureux !), mais une certaine autonomie, une certaine liberté vestimentaire, bref, une tendance vers l'égalité sinon vers la parité. Merde, après les immigrés Afghans ou Pakistanais, c'est pas non plus les femmes qui vont nous piquer nos emplois ? Sujet de méditation aux contempteurs de Le Pen-à-voir et Mégret-de-petit-coq (gaulois), bref à tous les hommes qui ont peur d'avoir leur statut dominant (ou de ruminant ?) remis en cause. On en sera peut-être encore en France à tournicoter autour des foulards à l’école, que les femmes Iraniennes l’auront jeté aux orties.

SHIRAZ

Première grande ville iranienne que je vois. Pour qui vient directement de France, ça a tout du bordel du Proche Orient, les souks (appelés ici bazaar) et tout ça. Pour qui vient d'Inde ou du Pakistan, ça a tout du monde civilisé et policé. Il y a même un petit secteur piétonnier (avec tunnel pour les voitures) près de l'esplanade du château, les rues sont à peu près propres (il suffit de penser aux villes syriennes proches pour « sentir » la différence), bref ce n'est pas un immense village comme Kathmandu ou Delhi, mais une vraie petite ville, au moins dans l'hyper-centre. Finalement, je suis surpris de rencontrer tant de jeunes qui parlent un tant soit peu anglais (ceux qui parlent le mieux sont des réfugiés afghans), quand on songe que les USA restent officiellement l'ennemi, et que les occasions d'utiliser l'anglais sont rares, à la mesure du nombre de touristes.

L'autre étonnement, c'est de constater la variation des visages rencontrés : autant au Pakistan j'avais l'impression de ne croiser que des clones d'un standard unique d'hommes (ne parlons pas des femmes, le Pakistan est peuplé à 99 % d'hommes - à l'extérieur des maisons). Je n'ai jamais franchement entendu parler de minorités ethniques dans ce pays (sauf les Kurdes, du restes aux droits relativement bien respectés depuis la révolution islamique, qui n'a pas fait que de mauvaises choses), et pourtant peu de visages se ressemblent, entre celui qui semble venir du Pakistan ou de l'Afghanistan, et celui qui semble venir d'Azerbaïdjan voire de Russie, au point que de loin, je crois que je vais croiser un autre touriste.

Côté monument, mon constat est mitigé. Surtout dans le cas des entrées payantes, à un prix plus que raisonnable pour les nationaux (1 FF, bien sûr indiqué en caractères arabes) que pour les Étrangers (souvent 3 euros). Le plus décevant fut le château en plein milieu de la ville. Mon Lonely Planet indiquait bien que la somme demandée n'était pas justifiée, mais qu'à la fin de la restauration, ce le serait. Bon, je me dis, leurs infos datent de 97, nous sommes en 2003, en 6 ans c'est bien le diable si la restauration n'a pas été achevée. Eh bien, non seulement celle-ci ne semblait pas avoir avancé d'un pouce, mais ils ont trouvé le moyen de planter une immense orangeraie dans tout l'intérieur, masquant toute la perspective de la forteresse - et c'était aussi bien, vu que rien n'était restauré. Le seul intérêt étant les deux maquettes de la ville, poussées dans un recoin, montrant bien la logique architecturale et monumentale du centre-ville, qui n'apparaît pas quand on parcourt la ville à pied.

Par contre, les mosquées, pardon. Très fréquentées, et presque autant par les femmes que par les hommes (c'est le premier pays musulman où j'observe une telle quasi-parité, le plus souvent elles sont absentes), certaines de ces mosquées ont adopté le principe décoratif du « tesson de verre kaléidoscope » du plus bel effet. C'est simple, peu coûteux, mais spectaculaire: dans un cas même, de judicieux néons pratiquement invisibles d'en bas dispensent une lumière verte donnant de merveilleux reflets émeraudes. Par contre, il est impossible de visiter l'ensemble de la mosquée : la plupart du temps, une tenture sépare en deux le hall, avec les femmes d'un côté, les hommes de l'autre - cependant, le côté hommes peut être fréquenté par les femmes, tandis que la première fois, alors que je m'étais égaré côté femmes (acte manqué), personne ne semble s'en être offusqué, ni même avoir fait mine de remarquer.

Le bazar aussi n'est pas mal. Mais j'ai dû me blaser, après ceux de Marrakech, Le Caire, Jérusalem, Damas, et surtout Alep (Syrie). Et puis, si les plus belles parties des souks (et les plus touristiques) sont celles avec les bijoux, les tapis etc., je préfère en général là où l'on vend des denrées alimentaires, des épices, où l'on carrosse, soude, coud des vêtements, répare les chaussures, bref, les bons vieux souks traditionnels dignes de mes potes les barbus. En fait, mais l'on s'en rend mal compte une fois dedans, ce bazar est surtout construit en plein milieu d'un ancien ensemble monumental, avec des rues couvertes, de charmants jardins ayant probablement appartenu à quelque monarque du temps jadis (on repense à Marrakech), et bien sûr des mosquées formidablement décorées au milieu de tout cela.

TROP JOLI POUR ÊTRE PERSÉPOLIS

En ce 26 octobre, je commence enfin mon voyage à vélo en Iran. Ce qui est surprenant, c'est que cette ville de plus de un million d'habitants débouche directement sur le désert, sans même à avoir à traverser d'interminables faubourgs comme souvent. En fait, le centre de la ville se situe immédiatement au pied des montagnes, et s'est développée ensuite vers le sud, dans l'oasis. L'autre surprise, c'est cet excellent dimensionnement des infrastructures routières du pays : sur près de 40 km, c'est une deux fois trois voies, puis ensuite une route assez large sur les deux rives du « fleuve » (un modeste ruisselet), puis une deux fois deux voies.

Le fait qu'il s'agisse d'un désert ne signifie pas que ce ne soit pas habité : régulièrement, une oasis vient rompre le charme de ces contrées sans vie, aux roches rudes. Après 40 km, c'est même une ville, étendue sur près de 10 km avec ses faubourgs, où l'on quitte le désert pour une vaste vallée plantée surtout de maïs. Les chauffeurs me saluent à coups de klaxons, les gens me hèlent... et puis, la blague idiote : deux jeunes sur une moto m'arrachent brutalement la casquette. Je me dis qu'ils vont me la rendre pratiquement tout de suite, pas du tout : au contraire, ils font un retour pour venir me narguer de hurlements. A ce moment, je me suis senti assez vexé. Pas pour la casquette, en fait j'en ai une deuxième dans mes sacoches (il faut tout prévoir !), mais pour le geste, profitant de la faiblesse du cycliste.

C'est finalement vers la fin des faubourgs que des passants me remettront la casquette. J'aurais préféré que ces gamins (une vingtaine d'années quand même) aient le courage de me la remettre eux-mêmes. Le mal est moindre, mais cet acte de profond irrespect envers le voyageur dénote énormément avec l'attitude d'une population majoritairement chaleureuse.

Persépolis se situe peu après ces faubourgs. Un site qui, sans avoir (d'après d'idéalisants souvenirs) la grandeur, le spectaculaire de Palmyra en Syrie, vaut tout de même le détour. En fait, c'est surtout l'exceptionnel état de conservation des sculptures sur les pierres (portails, escaliers monumentaux) qui retient ici l'attention. L'un dés bâtiments, abritant notamment le musée, a même été reconstruit dans l'état qu'on suppose d'origine : ce qui est, pour le profane de mon espèce, une excellente idée : car les ruines, c'est bien joli, mais cela ne donne aucune idée de ce qu'étaient les bâtiments à l'époque. L'obstacle d'une restauration dans l'état d'origine se heurte notamment au coût, puisqu'il faut utiliser au plus proche les matériaux et techniques d'origine, plus coûteuses que les mêmes aujourd'hui. Mais l'autre obstacle, je présume, est cet espèce de « pureté » exigée par les maîtres es-art et es-archéologie, qui veulent à tout prix conserver les éléments originaux, sans ajout aucun de l'époque moderne.

Je regrette, mais tout comme une copie, aussi fidèle que possible, ne me dérange pas, et permet à tous de bénéficier d'un aperçu du réel, le fait de restaurer - à condition d'éviter carrément de bétonner, comme certaines restaurations mexicaines, à Palenque par exemple) reçoit mon entier soutien : on est là, non pas pour admirer des ruines, mais pour se faire une idée de ce que représenter ces monuments à l'époque. C'est bien beau, l'élévation de pensée et l'abstraction à partir de restes insignifiants, mais ce n'est pas donné au premier imbécile venu. Ou alors, au moins, qu'ils fassent construire une maquette représentant le site à l'époque : moins coûteux, et la pureté des ruines est conservée.

Non loin de Persépolis, le site complémentaire de Naghsh-é Rostam : des tombes et des sculptures dans la pierre, dans la roche de la montagne. Spectaculaire, magnifique, grandiose. Et de l'eau réfrigérée dispensée près des toilettes, comme à Persépolis ! Bien agréable, par ce temps ensoleillé, à 1500 m d'altitude. A ce sujet, pour une fin octobre, les jours sont doux, mais les nuits ne sont même pas froides, tout juste fraîches : surprenant, pour des régions désertiques. La première nuit de ce parcours sera en plein milieu d'un champ de maïs. Pour camper discret, ça et la canne à sucre, je ne connais rien de plus discret. Nulle utilité de se priver de la bougie ou de la lampe de poche, on est invisible de la route. Et même les troupeaux de brebis contournent ces cultures.

La route continue de remonter doucement une vallée cultivée, assez large, par sa rive gauche - tandis que la route primitive dessert l'essentiel des villages sur la rive droite. A 110 km, on atteint la dernière oasis, la route passe dans un défilé pour rejoindre de nouveau le semi-désert, parsemé de petites oasis. Dernier site archéologique, Pasargad, de faible intérêt du reste. C'est le premier jour du ramadan, et il me réjouit presque de rencontrer un couple Iranien, dont l'homme, à l'abri du site, se permet d'en griller une. Les conducteurs de camions, du reste, ne se privent pas, en plein jour, de préparer leur repas, en total respect du reste avec les préceptes islamiques : le voyageur peut rompre le jeûne, qu'il fera plus tard. En Libye, même lors des voyages le jeûne n'était pas rompu. Plus islamiste que le Prophète...

Au fond, c'est une preuve de plus que l'Islam peine à s'adapter : on maintient la possibilité de rompre le ramadan pour le voyageur, alors qu'aujourd'hui la quasi-totalité des gens voyagent en voiture, camion ou bus ! Vous avez remarqué comme, en voyage, on a peu faim - mais, par contre, soif, et il est même recommandé pour l'organisme de boire. Par contre, un travailleur à tâche pénible dans une usine (chose peut-être rare dans les pays musulmans, rarement industrialisé), lui, ne devra pas rompre le ramadan, puisqu'il ne voyage pas ! Les vieilles barbes sont en complet décalage avec le réel...

Au Maroc, je me souviens avoir croisé ces gosses, dont les filles étaient de corvée (de branchages... et d'eau !), tandis que les petits mâles, qu'il ne faut surtout pas fatiguer, se contentaient de les accompagner. L'une des filles était accouru vers moi pour que je lui donne à boire. « Non ! », criait le frère, qui, lui, n'avait rien à porter de lourd. Petit con. Je suis sûr que plus tard, il est allé cafter sa sœur. Au Maroc, ça m'avait frappé : les femmes ne priaient jamais, mais étaient astreintes aux corvées, y compris en période de ramadan, alors que les hommes ont toujours le moyen, durant un mois, de réduire la pénibilité de leurs tâches. Et ils voudraient être crédibles.

Dans Lucky Luke, on découvre comment on entre dans le désert : d'un côté, de la verdure, des vaches paissant, de l'autre côté d'une ligne imaginaire, un horizon vide, desséché par le soleil, des squelettes de têtes de vache, etc... Dans la réalité bien évidemment, il en va tout autrement : l'entrée dans le désert est progressive, presque imperceptible, avec parfois des « rémissions » ou des oasis. Tel est le cas ici, car après Pasargad, le désert commence petit à petit. Jusqu'à présent, le long de la route et jusque loin dans les terres, tout semblait cultivé. Puis ces champs deviennent plus épars. Puis plus de champ, juste de la caillasse.

Peu après Pasargad, la double-voie se réunit, en une route étroite et très circulante : je choisis l'ancienne route, qui passe par la ville de Ghaderabad, plantée pratiquement au milieu du désert. Les premières côtes commencent, et à la sortie de la ville, c'est même une rude montée le long d'un canyon aride, tout en virages, qui m'attend, jusqu'à atteindre un premier col à plus de 2100 m. Au soir, je rejoins la route principale, qui s'est un peu élargie, mais où dormir ? A perte de vue, un plat rocailleux, avec de loin en loin des habitations isolées, des mines (de marbre surtout)... J'avise un pont sous la route : la voilà, l'affaire ! Et comme au Tibet, je dors sous le tablier. Celui-ci semble si épais que j'entends à peine le trafic, sinon celui du trafic montant, passant sur la voie bâtie à une centaine de mètres.

Dernière ville avant le grand col, au pied de montagnes grignotées afin d'en extraire le marbre : Safashahr, que les cartes occidentales dénomment Denbid. Il est étonnant de trouver, tous les 50 km, une ville d'une certaine importance, dont on devine que ce n'est pas la terre qui nourrit son homme. A moins qu'ici, tout le monde se tape son morceau de marbre au petit déjeuner ?

Le grand col (2500 m d'altitude) n'est en fait qu'une formalité : non seulement on met bien 15 km depuis la ville, déjà sise à 2250 m, mais de plus le vent, de sud, m'est favorable. En fait, en entamant ce tour, le vent était (et reste) ma hantise : car s'il est chouette de rouler dans le désert à 20-25 voire 30 à l'heure, c'est autre chose que de faire du sur-place dans un paysage qui ne bouge pas d'un iota, à lutter contre un stupide vent de face. La chance est de mon côté (un peu forcée il est vrai) : depuis Shiraz, le vent est de sud. Seul le matin du deuxième jour, il a soufflé depuis le nord (descendant la vallée, logique) jusque vers 11 h, mais pas trop fort. Cette fois, en passant la crête principale, je crains le pire. Pas faux : après une descente à parfois plus de 60 km/h, tant à cause de la pente que du vent fort favorable, celui-ci tourne progressivement, un coup pour moi, un coup de côté, un coup de face, pour finir fort de côté.

Les 15 derniers km avant le carrefour de Surmaq seront pénibles, avec ce fort vent de côté, qui me fait aspirer par les camions à leur passage. Je regarde la carte : encore au moins 60 km comme ça, et peut-être un peu mieux ensuite vers Esfahan les 170 km suivants - si le vent ne tourne pas encore d'ici là. Serrons les dents. Et puis, au carrefour, je regarde la direction de l'autre route : Yazd. Bon sang, vent de dos ! Il ne me faudra guère plus de 5 mn pour décider de changer de cap, délaissant dans l'immédiat Esfahan et ses merveilles architecturales : Yazd m'en promet aussi, dixit le Lonely Planet.

Et je m'engouffre dans cette facilité, cap nord-est ! Entre la dominante descente (1880 m -1500 m) et surtout le vent presque violent, je suis souvent à 30 km/h, et peine à me décider à faire une pause-goûter. Abarkou, à 45 km, est atteinte en moins de 2 h. Surprise, ici et dans les environs, je trouve d'anciens remparts de terre battue, de drôles de mosquées coniques (en fait plus sûrement des églises pré-islamiques, la région étant peuplée de Zoroastriens), et une vieille ville en adobe, qui luit sous le soleil de fin de journée. C'est à la sortie de cette autre ville du désert interminable (6-8 km de long), une fois revenue dans le désert, que je campe à 500 m de la route, à peine dissimulée de quelques maigres buissons. 139 km, il y a bien longtemps que je n'avais fait tant de km en une journée !

A la nuit tombée, je crois deviner au loin les lumières d'une ville : mais non, c'est le trafic de la route, dont on voit les phares des véhicules jusque très loin. Du reste, la chaîne montagneuse qu'on voit de jour est en fait à plus de 50 km de là, quand on jurerait qu'elle n'en est qu'à moins de 20. Par contre, une relative mauvaise surprise m'attend le lendemain : le vent souffle de côté. Je m'étais levé avec les coqs, espérant parcourir les 130 km me séparant de Yazd : c'était trop optimiste. Ma crainte est que ce vent dure toute la journée, car au fur et à mesure il forcit. Vers 10 h, je n'y tiens plus : fatigué par ma moyenne de 100 km par jour depuis Shiraz, au bord de la fringale, je m'arrête durant une heure, à me confectionner un deuxième petit déjeuner. En plein ramadan, quelle honte.

L'arrêt sera profitable : tant pour ma forme, que pour le vent qui, prenant pitié de mon état, décide de revenir dans sa position initiale de la veille, c'est-à-à-dire bien dans le dos - mais moins fort qu'hier. Les 25 premiers km de la journée avait été une horreur : pas un instant la chaîne de montagnes en face n'a daigné bouger, grandir en taille. Je soupçonnais faire du surplace sur un home-trainer. Je n'avançais plus qu'à 14 km/h, puis 13, puis 12...

Il était temps que le vent vienne m'appuyer : car j'entrais alors, sans m'en rendre compte, dans un secteur infini de faux-plat, complètement imperceptible. Jusqu'à Deshir, la route remontait de moins de 1500 m à plus de 1800 m, le long d'un total désert (55 km depuis Abarku). A l'origine, interprétant mal la carte, je pensais que la route ne ferait que s'engager dans un défilé montagneux, donc aucune montée. Grossière erreur ! En fait, il me faudra franchir un col à environ 2550 m, dans un décor splendide qui efface le long parcours monotone dans le total désert entre Abarku et Deshir.

L'autre versant ne sera qu'une formalité, avec une nuit à l'écart de la route dans le recoin d'une gorge aride : non seulement un dénivelé de 1400 m, mais surtout un vent fort me poussant sur 60 km, ne m'obligeant à pédaler que les derniers km, alors que le vent de la vallée principale venait contrer le vent venant de la vallée adjacente d'où je venais. Depuis le début de l'abord du massif montagneux, la route a toujours traversé un paysage superbe de montagne désertique (ou de désert montagneux, comme vous voudrez), jusqu'aux portes de Yazd. Prendre des photos de ces panoramas est vain : trop immense, trop grandiose. Il faut hélas se résigner à voir de ses yeux, emmagasiner les images quelque part dans l'album de ses souvenirs internes, en espérant qu'une malencontreuse opération interne de libération de mémoire ne vienne les effacer avec le temps. Si seulement on pouvait brancher quelques mémoires de stockage supplémentaire sur notre disque dur interne !

Yazd serait la ville la plus ancienne au monde. Bon. En tout cas, reconnu par l'UNESCO et tout ça. C'est aussi une ville moderne, probablement de plus de 500 000 habitants, avec une circulation intense, malgré la voie de contournement, des boulevards larges de partout. Des deux-roues de partout, dont même des vélo - surtout des ados, mais aussi quelques adultes. Et des femmes au volant, le tchador bien mis. Un autre paradoxe de ce pays, qui bouge certainement pas mal sous la chape d'un islamisme pur et dur, mais dont il est difficile d'appréhender les rapports juste d'après les apparences extérieures.

Je l'ai écrit pas ailleurs : malgré, comme de nombreux Occidentaux, ma répulsion instinctive pour une religion qui veut (comme d'autres avant elle) régir une société dans ces aspects séculiers, et son apparent mépris pour la femme (ça, il n’y a pas que l’islam), il n'est pas dit que le statut de celles-ci ne soit pas préférable à, par exemple, celles d'Inde, aux jolis saris colorés et qui se baladent librement, mais souvent brimées dans l'opacité de l'intérieur familial - jusqu'à des tortures. Et parfois, le statut de femme-objet de nos sociétés, où la femme est « mise en valeur » au travers (si j'ose dire) de sa nudité offerte au passant pour vendre n'importe quoi, constitue aussi parfois une prison, flatteuse certes, pour la femme. Ce n'est pas qu'il ne faille pas voir la poutre dans œil du voisin, mais n'oublions jamais la paille, parfois plus grosse qu'on ne croit, dans le nôtre. Enfin, tout cela n'empêche pas que le tchador est d'une tristesse qui dénote surtout la laideur des adultes mâles de chaque famille.

A Yazd, je suis à la croisée des chemins : soit je m'enfonce plus à l'est, pour découvrir plus du pays, mais au risque de me provoquer un programme trop chargé, soit je reviens déjà sur mes pays, vers Esfahan, avec le regret évident de laisser de l'inconnu, à l'approche du Pakistan. Surtout que ce voyage se veut aussi une catharsis : en 1995, je partais à vélo de France vers l'Asie. Après avoir traîné tout l'hiver au Proche-Orient, pris une pause au Sinaï, je rattaquais au printemps vers la Turquie puis, j'espérais vers l'Iran, mais j'étais terrassé par la fatigue, ainsi qu'une angoisse non éteinte suite à l'agression en Albanie qui me minait le moral. Pamukkale signa l'interruption de ce voyage.

Depuis, je suis allé en Thaïlande, au Tibet, au Népal, en Inde du Nord, au Pakistan, mais il me manquait ce lien entre Turquie et Asie : l'Iran. Aussi, approcher, à quelques centaines de km près, la frontière pakistanaise me ferait un peu « comme si »... Évidemment, parcourir un à un les pays, au gré de petits congés fractionnés, n'aura jamais la grandeur, l'intensité d'un long voyage, au rythme particulier, au but particulier, bref une véritable odyssée comme j'ai connu en Amérique Latine. Et ö combien j'envie ces voyageurs « entrevus sur la toile » qui se sont lancés depuis dans une traversée de l'Asie. Mais bon. D'au autre côté, chacun de ces voyages est une expérience propre, où mon esprit repart de neuf, comme celui d'un petit enfant émerveillé.

En attendant, Yazd est une ville étonnante : elle fait parfois penser à Tozeur, dans le sud tunisien, en moins coloré, mais en plus ordonné, plus propre. Certains quartiers ont été carrément soignés pour le touriste, mais l'essentiel de cette ville de terre (pisé) est bien vivant, sauf que le goudron ou le bon pavé revêtent la majorité des ruelles. Il n'y a pas ces dépôts d'immondices qu'on peut trouver en Syrie, ou bien cette impression d'abandon qu'on trouve dans les quartiers populaires du Caire. Bref, l'on sent des services publics forts, assez bien organisés, tant au niveau national qu'au niveau municipal : la richesse du pétrole ne semble pas trop dilapidée.

Dans un pays aussi relativement riche (par rapport à ses proches voisins, Pakistan, Afghanistan), à la population assez éduquée, on peut même s'étonner de l'influence aussi forte de l'islam. En fait, cela renforce mon opinion que ces dernières années, cet islamisme de propagande n'est de plus en plus qu'un vernis, sur une société qui bouge énormément en souterrain. Les croyances religieuses, tout au moins dans leur forme extrême (entière dévotion, foi aveugle), résiste difficilement au développement et aux progrès de l'éducation. La connaissance réduisant la portée des mystères d'autrefois (même si certaines réponses posent plus de questions), les religions prophétiques, forcément figées puisqu'aucun autre prophète n'est venu prendre la relève, apparaissent d'autant plus décalées par rapport aux évolutions de la société et des connaissances.

En fait, tout a probablement dérapé avec le dernier Shah, qui croyait pouvoir mâter les oppositions traditionnellles (communistes), sans penser que la contestation pouvait utiliser un autre canal. Les Américains, qui ont si bien soutenu le Shah, puis Saddam Hussein, puis Oussama Ben Laden, font la même erreur avec entre autres l'Afghanistan, l'Irak, en croyant pouvoir museler le monde. Il valait peut-être mieux pour eux une opposition clairement définie, et finalement presque arrangeante et cause d'émulation, comme l'URSS, qu'une opposition diffuse, incontrôlable par personne, qui ne raisonne qu'en termes souvent frustes. Mais les think tanks américains, ces conseillers successifs des présidents shériffs de saloon, ont-ils seulement conscience de leur crasse nullité dans la mise au point de leurs théories parfaites de contrôle du monde ? (il existe bien des think tanks progressistes, mais elles sont si rares...)

Yazd, en ce dernier jour d'octobre : à 1200 m d'altitude, une chaleur en journée ! Entre une probable boîte de thon passée de date (ou bien, ça venait de l'eau récupérée dans la dernière mosquée en plein désert), et une certaine fatigue, j'essaie de récupérer. Depuis Shiraz, j'ai un mal de gorge fréquent. J'avais fini par mettre ça sur le compte de la sècheresse de l'air (ça m'était déjà arrivé en parcourant les déserts US), mais il doit bien y avoir aussi un reliquat de rhume chronique, qui rend la gorge d'autant plus sensible à ce manque d'humidité de l'air. En fait, je connais bien le phénomène, mais je me laisse toujours surprendre : il me semble que, face à un « défi » captivant, chose fréquente dans un parcours à vélo, j'atteins sans m'en rendre compte mes limites physiques, comme sous l'effet d'un « dopage psychologique ». Et puis, quand arrive un moment de relâche, la fatigue s'abat sur moi. 500 km en 5 jours, il y a bien longtemps que je n'avais tant roulé, après avoir difficilement récupéré de 3 nuits successifs de bus. Et le vent favorable ne peut tout expliquer.

EN TRAIN DE PRENDRE LE BUS

Dans les pays du Proche Orient, il faut croire que les services ferroviaires ne veulent surtout pas faire de peine aux bus : déjà, leur fréquence est minable, surtout en regard des besoins de transport de population. Bien des fois, sur une ligne, il n'y a même pas un train par jour, alors que sur le même parcours, il peut y avoir plusieurs bus quotidiens. Mais de plus, tout semble fait pour décourager leur utilisation. En Syrie, j'avais ainsi envisagé un moment de prendre le train de Alep à Damas : des départs (et arrivées) à des heures abracadabrantes, style 2 h du matin. Et une fréquence fournie : 2 trains par jour, tandis que sur cette artère principale du pays, il devait bien y avoir au moins 2 bus par heure...

Rebelole en Iran : entre Yazd et Kerman ou Esfahan, j'ai le choix entre le train et le bus. Avec un vélo, le bus est plus pratique, mais j'aime le train. Je m'informe donc à la gare : le train pour Esfahan, pourtant originaire de Yazd, part à 4h20 du matin, et bien sûr seulement 3 jours par semaine. Pas génial. Avec Kerman, sur la ligne principale depuis Téhéran, je me dis que ce sera mieux : départ 2h00 du matin ! Bon, on laisse tomber le train. L'Iran est un pays trop riche en pétrole pour se permettre d'encourager un moyen de trainsport qui, moyennant il est vrai une très grande rigueur (et donc de l'argent), peut permettre de parcourir 400 km en 2 h ou moins, alors que le bus ne pourra toujours plafonner à guère plus de 60-70 km/h de moyenne... Avec ces immenses déserts entre les agglomérations, ce fait n'a sans doute aucune importance.

Cette fois, j'ai pris la « coopérative n°1 », et bien m''en a pris : moins de 40 places par bus, on y a les jambes à l'aise. A se souvenir, pour des trajets durant une nuit. Pour le « supplément vélo », évidemment négocié avec l'équipe du bus, je me fixe une référence : le tiers du billet voyageur. Le chauffeur me réclame « 5 ». Bon, je me dis, 5 000 rials, soit à peine le quart du billet, le gars est correct. Mais non, il s'agit de 5 $ ! Certes, pas un,e fortune, mais le billet de ce bus de luxe m'est revenu à moins de 3 $, je ne vais quand même pas payer plus pour le vélo que pour moi. Allez, je pousse jusqu'à 9000 rials (1 $), près de la moitié du billet (22000) - et aussi bien le gars est plus que content d'avoir obtenu autant. J'ai bien fait de prendre le bus : les près de 400 km d'ici Kerman, sont le plus souvent monotones. Les hautes montagnes censées border la route selon la carte (au 1:2 000 000 il est vrai) s'éloignent rapidement, laissant place à une désert plat. J'imagine parfaitement parcourir cela avec un vent de face par exemple, durant 5 ou 6 jours. Passionnant.

L'Iran, encore plus que la Turquie, alterne ainsi ces immenses zones monotones avec de purs joyaux, aussi magnifiques qu'ils sont de courte durée. La route Shiraz-Yazd devait faire exception, car rarement monotone sans être toujours spectaculaire. Aux abords de Kerman, le paysage devient enfin intéressant : la ville est presque adossée à la montagne, de roche ocre vêtue, et est même dominée par le fantôme d'une citadelle de terre battue totalement ruinée par l'érosion, dont le Lonely Planet ne juge même pas utile de causer. Cette citadelle aux allures de château de sable peu à peu délavé par la marée lui donne pourtant un certain cachet.

Quand j'avais vu Shiraz, je me disais : bon, cette ville est bien tenue, ce doit être parce que ça doit être la deuxième capitale culturelle, après Esfahan, et puis c'est une ville de 1 500 000 habitants, et puis les sites touristiques ne manquent pas (Persepolis), et puis c'est le centre d'une riche oasis, et puis sur la route vers le Golfe Persique, et puis et puis... A Yazd, simple grosse ville du désert, j'étais un peu surpris par la propreté de la ville, son apparente organisation, ses vastes avenues quadrillant toute l'agglomération, ces maisons pas trop pauvres, même dans le centre historique assez bien rénové dans l'ensemble. Je me disais : à force d'aller vers l'est, à s'approcher du Pakistan, ça va bien se détériorer. Eh bien, Kerman, même pas ville touristique, en plein milieu du désert qu'on se demande comment une ville peut atteindre 500 000 habitants dans un lieu pareil, tout juste sur la route vers le Pakistan, est également bien ordonnée, bien propre, bien agencée. Les anciennes murailles, comme à Yazd, sont restaurées, ainsi que d'autres monuments, de jolis parcs bien fleuris... fleurissent un peu partout, et comme dans les autres villes iraniennes, les rond-points sont l'objet d'exposition d'oeuvre d'art contemporain - ainsi que, il est vrai, de sculptures et surtout de tableaux à la gloire des héros de la Révolution Islamique, ou surtout de la guerre avec/contre l'Irak.

Bref, une confirmation de plus que l'Iran est plus proche par bien des aspects du développement de la Turquie que du Pakistan ou bien sûr de l'Afghanistan. Au fond, je ne serai pas plus surpris que ça d'apprendre que dans, disons vingt ans, l'Iran soit admise au sein de l'Europe ! Suite logique après la Turquie. Lorsque j'avais visité la Libye, me fiant aux fameux agrégats économiques (PIB, PNB par habitant), je me disais que ce pays devait être riche. Comme il s'agissait d'un pays socialiste, je me disais que les infrastructures devaient donc être développées, l'habitat soigné, etc... J'avais été surpris d'y trouver en fait un pays aux allures pauvres, plus proche d'apparence avec le Maroc ou l’Egypte qu'autre chose. Pas de trottoirs dans les bourgades avant Tripoli, maisons à peine bâties, la vieille ville de Tripoli tout juste bonne à être démolie et pourtant bien peuplée, un marché central sale, etc... Benghazi, capitale économique et centre pétrolier, n'était pas tellement plus reluisante. Aussi, je me disais que l'Iran devait être quelque chose comme ça.

Pour un pays où l'islam est si important, je trouve même les appels à la prière bien plus discrets qu'au Pakistan, où, sauf en plein milieu du désert (et encore), on est sûr d'être réveillé, dès 5h00, et parfois même par un premier service vers 4h00, tellement les hauts-parleurs sont branchés fort. Et les sermons y étaient d'une grande violence, pas besoin de comprendre l'ourdou pour le deviner. Tandis qu'en Iran, même dans ce domaine les choses semblent plus soft, le fait d'une population je dirais civilisée.

Autre signe, qui m'a marqué dès le début : les coups de klaxon y sont plutôt rares. Il est vrai que ces vastes avenues aident à la fluidité du trafic, donc à réfréner l'utilisation de ce hochet... mais en Chine, il y a parfois de larges avenues, et ça n'empêche pas les Chinois, convertis de fraîche date aux joies de la conduite individuelle, d'utiliser abondamment le klaxon, de peur qu'il ne se rouille à ne pas l'actionner toutes les 2 mn. Non vraiment, je n'imaginais pas l'Iran ainsi, digne des riches cultures qui l'ont enfanté, avec l'image qu'on s'en fait en Occident. Par contre, je ne comprends toujours pas le poids que peut y avoir encore la religion. N'est-ce plus qu'une façade, un prélude à une « atatürkisation » ? (laïcisation de l'Etat, respect des croyances individuelles) C'est peut-être pêcher par optimisme.

Inversement, l'acharnement des USA de désigner l'Iran comme source de tous les maux de la Terre, avec Cuba (une vieille rancoeur depuis la Baie des Cochons) et la Corée du Nord (une confusion avec l'ex-Vietnam Nord de la part des faucons US ?), est totalement incompréhensible, surtout qu'il est un secret de polichinelle que l'essentiel de la propagande fondamentaliste, l'essentiel des soutiens aux mouvements islamistes radicaux, viennent de ce bon allié des USA qu'est l'Arabie Saoudite. Mais pour les USA, ce serait tellement chouette d'installer une colonie allant de l'Irak à l'Afghanistan en passant par l'Iran, et avec rien que des suzerains autour (l'Arabie Saoudite, l'armée pakistanaise, l'armée turque)...

Regardez une carte, faites le rapprochement avec les gisements de pétrole et de gaz du Caucase et surtout du Turkménistan, du Kazakhstan, la concurrence avec la Russie, les passages obligés des oléoducs, et vous aurez vite compris. Pour les USA, il est malsain que l'Iran soit un pays libre, quand bien même deviendrait-il laïc : il DOIT d'une manière ou d'une autre faire allégeance aux nouveaux César du monde,, peu importe au fond ses options politiques et propagandistes. Et je dirais même que si l'Iran faisait donc volontairement allégeance, il pourrait même presque ouvertement soutenir les guerrillas islamistes (du moment que ça ne touche pas le territoire US), les Empereurs du Monde s'en ficheraient totalement. C'est marrant comme un pays classé « voyou » (ou « sujet d'inquiétude ») peut vite changer de classification, et pas pour les raisons qu'on pourrait croire... Après tout, avant qu'Oussama, ex-allié, ne vienne bousiller les tours, les US voyaient d'un bon oeil les Talibans à Kaboul, et l'Afghanistan n'était même pas un pays sujet d'inquiétude. Après ça, Bush voudrait être crédible... Bon, depuis le temps que les opinions publiques occidentales s'ingénient à voter pour des régimes adaptés à la loi du marché et surtout aux possesseurs de bourses rebondies (grâce à la Bourse), c'est vrai qu'il aurait tort de ne pas nous prendre pour des idiots. On n'a jamais que les dirigeants qu'on mérite, quoi qu'en disent les râleurs qui se précipitent à chaque élection soutenir les tenants de politiques défendant explicitement une minorité de privilégiés à l'arrogance sans limite - parfois parce qu'ils s'imaginent faire partie de cette minorité. Les cons.

BAM, AAAARG !

Là, je dois être au top de ce voyage, il ne peut rien arriver de mieux. A vrai dire, j'avais tournicoté pas mal de fois dans ma petite tête de savoir si oui ou non, depuis Yazd, je devais aller à Bam. Ce site (celui de Arg-é Bam, la citadelle de Bam) est à près de 600 km vers l'Est, avec plein de déserts à traverser. M'y rendre tout à vélo, pas question, je n'ai guère le temps. Et puis la monotonie des déserts, ajoutée au vent qui peut être très défavorablement fort quand il s'y met... M'y rendre tout en bus ? Mais alors, pourquoi avoir un vélo ? Et pourtant, un peu avant d'arriver à Kerman, je caressais cette idée : me baser à Kerman, et faire l'aller-retour Bam dans la journée. Le contraire d'une bonne idée, car les meilleures éclairages de la citadelle sont évidemment en début et en fin de journée, et sûrement pas avec un soleil au zénith.

En plus, le site de Kerman était alléchant, et plaidait pour une suite à vélo - quoique j'ai vu plus d'une fois une ville du désert dans un site magnifique de montagne, et à peine quittée la ville, retour dans les vastes paysages. Départ donc 10 h du matin, en tablant sur une arrivée le surlendemain, horaire non défini car dépendant du sens du vent. Je prends la sortie indiquée par le Lonely Planet, et qu'un flic puis un conducteur de camion me proposant de l'eau me confirme : une superbe route à deux fois trois voies, et bande cyclable / d'arrêt d'urgence par dessus le marché ! Au bout d'un moment, je m'inquiète quand même : on dirait que cette superbe route se dirige un poil trop vers la crête opposée, au lieu de suivre la crête nord-est. Et puis surtout, passées les banlieues, pas de camions, rares bus, juste des voitures et des motos, et encore, pas tant que ça. En fait, il s'agit d'une sorte de by-pass (sauf qu'il part du centre-ville), sauf qu'au lieu d'éviter l'ensemble de l'oasis, y compris Mahan à 30 km, il y repique vers la fin. Mais, malgré quelques km supplémentaires, quelle tranquillité !

A Mahan, je visite un mausolée (pas trop mal), et, après hésitation, le jardin des princes. Allez, je me fie au Lonely, qui dit que ça vaut la peine. Bof. A la limite, gratuit, ça aurait valu le détour de 2 km, mais payer 3 euros pour ça ? Aucun intérêt. Peu après, la mauvaise surprise attend : j'aurais dû m'en douter, la route principale évite Mahan, dernier gros bourg de l'oasis, et revoilà le bon vieux trafic serré de bus et de camions. Mais la très mauvaise surprise, c'est qu'il s'agit d'une deux voies, et pas même 50 cm de goudron de part et d'autre des lignes blanches. En plus, pour une longue traversée du désert, les véhicules ne sont pas enclins à faire un petit 60 à l'heure...

Avouons-le, dans leur très grande majorité, les conducteurs, en particulier ceux des camions, sont parfaits. Cela dit, comme toujours, il y a quelques imbéciles : entre deux rigolos qui se sont amusés, pour le plaisir, à venir me raser (dont l'un venant en face !), un ou deux se laissant surprendre par la présence d'un cyclo lors d'un dépassement ou d'un doublement, et quelques fadas qui se fichaient éperdument de savoir si le cyclo avait le choix entre se précipiter sur le bas-côté gravillonné ou sous les roues d'un gros cul, ça faisait, sur 150 km, suffisamment d'occasions pour dire adieu à ce monde. Allah reconnaîtra les siens.

Le premier soir, un peu fatigué, je m'arrête sous un pont, sous la route, ce qui permet d'utiliser la lampe ou la bougie à la nuit tombée (avant 17h30, désormais). Il faut dire que, l'air de rien, de Kerman 1750 m, je me retrouve, le long d'un interminable faux-plat, à 2230 m. Mais il est vrai, depuis Kerman, le vent m'a aidé. Un moment, j'ai même roulé en charmante compagnie : une mini-tornade, qui est passé juste devant moi en ralentissant (même les tornades respectent les cyclistes, ici), et a repris de plus belle ses tourbillons endiablés ensuite.

Je suis cependant content du parcours : comme espéré, la route se « faufile » entre deux pans de hautes montagnes culminant chacune à plus de 4000 m d'altitude. « Se faufiler » est très au-delà de la vérité, car si cela apparaît ainsi sur la carte, dans la réalité d'un désert montagneux il en va tout autrement : en fait, les crêtes sont à 20 km de part et d'autre de la route, et descendent tout doucement vers celle-ci. Pour autant, avec les éclairages du soleil, cela donne de magnifiques vues sur ces roches colorées. Au lendemain, j'ai évidemment le vent du matin un peu en opposition. Je retrouve une circulation tout aussi dense, alors qu'une demie-heure avant, il semblait n'y avoir personne sur la route ! Il est 6h00, si tout va bien j'espère terminer 30 km avant Bam. C'est en ce début de matinée que j'aurai le plus de frayeur concernant le trafic. Et ce faux-plat qui n'en finit pas, 16 km encore, jusqu'à atteindre 2500 m d'altitude.

Le paysage est moins spectaculaire que la veille, mais n'est jamais franchement monotone - sauf pour qui se lasse d'admirer la montagne désertique. Deux camionneurs m'arrêtent pour m'offrir des friandises iraniennes - ça fait un peu oublier les incivilités des rares crétins du coin. Au « col », le vent passe en ma faveur, et le trafic du matin commence à devenir moins oppressant : il a dû y avoir une série de véhicules quittant Zahedan ou la frontière pakistanaise la veille au soir, et j'ai dû me les payer entre 6h00 et 8h00. Mon espoir : en consultant ma carte, je vois une succession de noms le long de la route, dans les 70 derniers km. Je me dis : avec un peu de chance, c'est une oasis, la route va s'élargir.

Espoir déçu : les noms étaient bien des localités, mais à l'écart de la route et/ou modestes hameaux, et la route restera étroite jusqu'à Bam. Le paysage redeviendra spectaculaire sur quelques km, juste après une descente fantastique (n'ayons pas peur des mots). Et puis d'un coup, la douche froide : à 11h00, un vent violent, heureusement de côté. Il mûrissait depuis une heure, mais d'un coup, il forcit. Il faut dire qu'on arrive au désert plat, et je retrouve le vent de sud-ouest, en provenance du Golfe Persique, celui-là même qui m'avait tourner vers Yazd.

Alors, j'avale vite fait ma boite de lentilles, quelques dattes. J'ai fait fort, bien aidé par le vent, la descente et l'excellent état de la route, et à 11h00, j'ai parcouru plus de 90 km, il ne m'en reste plus que 45. Ce vent de côté ne m'empêche pas de rouler à 18 km, voire 20 km/h, et comme il souffle depuis l'opposé de la route, les camions et bus ne m'aspirent pas, ni ne me font chalouper. Après quelques km, tout en croisant des coups de vent déplaçant le sable, la route bifurque légèrement. Alors même que j'ai toujours le vent de côté, mais un soupçon favorable, tout s'améliore, durant 25 km je passe à 25, 30 km/h !

Sauf à un moment où, tout en surveillant le trafic (je n'ai pas de rétroviseur, grave erreur ici), j'aperçois dans mon angle de vision un immense et brutal nuage de poussière : j'ai juste le temps de m'arrêter et fermer les yeux, la furie passe en me projetant violemment tout le sable qu'elle peut ! Je ne me serais pas arrêté, j'étais bon pour une chute. Ce qui m'était arrivé, il y a longtemps, en Californie où, pris par une petite tornade, je me suis retrouvé au sol, et durant des jours, j'ai trouvé du sable dans le moindre recoin de mes sacoches, de mes affaires. Je l'ai toujours dit, le vrai danger c'est de faire les Etats-Unis à vélo - en plus c'est le pays le plus autoritaire politiquement, en tout cas vis-à-vis des autres.

Voici Bam, 5 km après être entré dans l'oasis, encore pas trop fertile. La datte semble régner en maître ici. Je m'attendais à trouver un gros village, 5000 habitants dans le meilleur des cas, je découvre peu à peu une ville, dont on me dira qu'elle fait 80 000 habitants, ce que je veux bien croire. Ces oasis de vie, au terme de 100 km de désert pur, dépassent notre imagnination. C'est dire l'ingéniosité de l'homme, qui a su profiter des opportunités offertes parcimonieusement par la nature, pour développer des endroits impensables.

J'arrive au mauvais moment de la journée : 14 h à peine, au terme de 135 km. En Iran, c'est l'heure de la sieste, jusqu'à 16h. En constatant l'animation vers 17h00, je pourrais en effet voir la différence ! Avant donc de trouver une chambre, puis un billet de bus pour demain, j'ai donc le temps de visiter la citadelle. Bon, ce doit être un charmant château, habité par les gens à moitié miséreux, et, trônant en plein milieu, une petite citadelle riquiqui rénovée, avec juste deux-trois angles de vue pour les photos.

Le choc ! Déjà, le prix : 3 euros. Les grands sites sont à 6 euros (justifiés d'ailleurs), mais on paye souvent 3 euros pour visiter des sites ou des musées d'intérêt moyen. A peine entré, c'est un spectacle inoubliable qui s'offre à mon regard. Deux yeux ne sont pas suffisants, il en faudrait quatre, six : les remparts sont grandement intacts, tous les créneaux, sur plus de 2 km de pourtour, restaurés. En fait, l'enceinte est entièrement inhabité. Il s'agit en presque totalité d'un château, non pas de sable, mais presque : de boue, en pisé intégral. Forcément, il s'est pas mal abimé, mais l'avantage est que la restauration n'est pas trop onéreuse, il faut juste de bons ouvriers et du temps.

Oui, le choc : car si tout de même l'essentiel des bâtiments dans la première enceinte sont en mauvais état - mais quand même encore pas mal debout, la citadelle trône effectivement, bien restaurée extérieurement, brillant sous le soleil, et sans cesse visible du périmètre des remparts, qu'on peut intégralement parcourir à pied. C'est le château dont, même dans les rêves les plus fous d'enfant, on n'a jamais osé pensé. Carcassonne + Mont Saint Michel + les remparts de Jérusalem. J'exagère un peu, pardonnez-moi, c'est la jubilation. Avec mon digital, j'ai pris 120 photos - dont évidemment certaines finissent par se répéter. Les angles de vue se renouvellent à l'infini, avec ces créneaux dans tous les sens, ce parcours à moitié en labyrinthe. Et moi qui me demandait s'il valait le coup d'aller jusqu'à Bam ? Mais plutôt deux fois qu'une, et même spécialement depuis Téhéran s'il le fallait !

La chambre d'hôtel sera l'autre bonne surprise. Le proprio parle bien l'anglais, et lorsque je l'ai vu à 14 h (sieste !), il m'a permis de laisser mes affaires chez lui. En revenant, je croise sa femme, superbe, visiblement éduquée, magnifique prestance - et bien sûr pas en tchador, mais simple foulard sur les cheveux. Je l'imaginerais tout aussi bien princesse d'une de ces cours qui ont fait la renommée de la Perse. La chambre individuelle vaut 4 euros. Certes, pas de fenêtre (juste un vasistas), mais un ventilateur, indispensable alors que nous sommes sous les 1100 m d'altitude, et surtout des « parties communes » excellentes : douche chaude vaste et propre, et frigo, rempli de bouteilles d'eau fraîche : enfin un hôtelier qui a pensé utile ! C'est le « classique » Ali Amiri Guesthouse.

Bon, après tant de bonheur, logiquement, il ne peut que m'arriver que des tuiles. Je me prépare. Le lendemain, dernières photos de la citadelle, cette fois depuis l'extérieur, et avec le soleil levant. Et il est temps de lever l'ancre. D'après mes infos, le terminal des bus devrait être à guère plus de 2 km. En fait, il sera un peu plus loin, et surtout, dans cet oasis étendu, je trouve moyen de me paumer, alors même qu'au carrefour principal le terminal était fléché en anglais. Mais il faut dire que j'ai été distrait par l'indication également d'une gare ferroviaire, sans pour autant savoir la distance, ni surtout si un train de voyageurs la dessert

Dans les premiers bus pris en Iran, les demandes des chauffeurs pour le transport du vélo restaient dans la bonne marge : 1/3 à un bon tiers du prix du billet plein. Yazd, on se souvient, le type me demandait l'équivalent de 5/3 du même billet, il est vrai 5 dollars. A Bam, pour un billet qui m'a coûté 12 000 rials, il en veut 20 000 pour le vélo ! Alors que celui-ci ne représente aucun manque à gagner, puisqu'il voyage en soute, et qu'ils ne se privent généralement pas de le couvrir d'autres bagages plus ou moins lourds. Il est vrai que, là encore, 20 000 rials ne font jamais que... guère plus de 2 euros.

Mais le petit occidental arrogant que je suis, attaché à ses habitudes (on n'a jamais vu qu'on paye plus cher pour ses bagages que pour soi, même en avion) maintient, et menace de sortir le vélo et prendre une autre compagnie (pas évident, car Bam n'a pas tant de bus que ça ayant la ville pour origine, mais s'il faut faire du pouce le long de la route, pourquoi pas ?). Bref, je paye 6 000 rials, soit la moitié du prix voyageur. Un Iranien parlant anglais défend (sans animosité) la position du chauffeur : l'Iran est un pays peu coûteux, bref, que sont 2 euros ? C'est vrai, mais pourquoi les autres riches touristes étrangers pourraient voyager au même tarif que les locaux, et ne rien payer pour leur énorme sac à dos chargé en soute, et pourquoi ce serait moi qui trinquerait ?

Pour autant, je suis mal à l'aise. Je n'ai sûrement pas tort, mais le chauffeur non plus. Le voyage de 190 km commence quand même. Au bout d'à peine une demi-heure, alors que le bus a chargé tous les occupants qu'il devait et qu'on file à un bon 80-90 km/h sur une route étroite et encombrée, le bagagiste remet au chauffeur la liasse de billets de la recette. Et que ne voit-je pas, car pour une fois j'ai un siège frontal ? Le chauffeur, les coudes sur le volant, en train non seulement de paisiblement compter et recompter les billets, mais... de les mettre dans le bon sens ! Bien entendu, il n'y arrive pas, car toutes les 15-20 secondes, il faut prêter attention à la route, voire doubler un véhicule plus lent. Mais il insiste, il insiste. A un moment, je le vois parti pour doubler un semi-remorque, les coudes toujours sur le volant. Et il devait arriver ce qui devait arriver : l'esprit entre la route et la liasse, il a méjugé de la vitesse du pick-up qui arrive en face ! Le malheureux david freine d'urgence pour éviter goliath, le pick-up dérape de tous les côtés et est sur le point de faire une embardée qui lui ferait percuter le semi, et nous (dont moi en première ligne) le semi. C'est un pur miracle que la collision ait été évitée, surtout grâce aux réflexes du chauffeur de la voiture. Bravo l'opération !

Bien entendu, notre chauffeur invective de tous les noms ce connard qui était en face : et merde, ils le savent bien, pourtant, qu'on roule bourrés ! Mais bon, il laisse tomber le compte de ses billets, qu'il enfouit dans sa poche. Allez donc, je le croyais calmé, une bonne heure plus tard, voilà qu'il veut remettre ça. Depuis le début, je le soupçonnais, j'en suis quasi-certain maintenant : avec les arrêts à attendre des clients, ou aux postes de police, il avait tout le loisir de contrôler ce que son collègue lui avait remis (bravo la confiance). Le fait de compter au volant devait, soit représenter un passe-temps pour lui qui s'ennuyait au volant, ou plus sûrement une bravade, un pari stupide : je sais si bien conduire que je suis capable de compter les billets tout en doublant. Et conduire avec les pieds, la tête au sol, il a pas essayé, non plus ?

Du coup, et bien que les choses ne soient pas liées, ça m'a tout à fait décomplexé d'avoir défendu ma position quant à la somme à verser pour le vélo : je vais pas non plus faire des largesses face à des types si irresponsables, non plus ?

Bon, terminé les bus. Entre les marchandages qui ont le don de me mettre mal à l'aise ou l'impression de me faire cocufier, et les pitreries des chauffeurs (d'habitude, je suis trop loin des premières rangées, mais c'est peut-être pas mieux avec les autres), je vais tenter le coup du train. De Kerman est censé partir un train vers Téhéran, donc desservant Kashan. Qu'à cela ne tienne. A l'origine, je pensais faire Kerman-Esfahan en bus, puis Esfahan-Kashan à vélo, puis Kashan-Téhéran en bus. Eh bien, je ferai Kerman-Kashan en train, Kashan-Esfahan à vélo, enfin Esfahan-Téhéran en train. De plus, si jamais le vent est là-bas le même qu'ici, Kashan-Esfahan serait peut-être mieux.

Bon, c'est simple : il suffit simplement de se rendre à la gare, acheter son billet de première classe (le voyage risque d'être la nuit entière), enregistrer le vélo, et attendre le train. Parfait. Donc, la gare. Jamais vu ça. Il faut déjà s'éloigner de 5 km des abords ouest du centre ville, soit 7 km du vrai centre de la ville. De là, une petite route, peut-être avec une discrête signalétique en farsi, même en 3 km, et en pleine cambrousse, à une sorte d'entrepôt en bord de la voie ferrée. A noter tout de même qu'ils sont en train de construire une vraie gare, qui rapprochera en plus d'un km de la ville. Bien sûr, tout est désert, et il me faut pourtant presque montrer patte blanche à l'entrée auprès du soldat de faction, qui se demande ce que je peux bien faire là.

Comme à la gare de Yazd, une jeune fille, tchador de rigueur, qui parle anglais. Je veux vraiment partir aujourd'hui, semble-t-elle dire avec la mine « mais il est fou ! ». Simple : je dois revenir 8,5 km sur mes pas, acheter le billet, à une agence de tourisme dont elle me donne complaisamment l'adresse. Ah, pas de billet de première classe, seulement des secondes, et apparemment pas de couchette. Génial. Fin du fin, mais je suis déjà dégouté de toutes manières : pour le vélo, il va falloir faire fissa, car le service des bagages ferme dans 50 mn, et ne rouvrira pas d’ici le passage du train. Bien possible, car 13h30 - 16h00 est l'heure de la sieste (bien que le train ne passe qu'à 16h40, en principe). Elle me conseille donc de prendre un taxi. A se demander si l'un des deux types autour ne seraient pas aussi chauffeurs de taxi...

Bref, je laisse tomber. Visiblement, la SNCF locale n'est pas très encline à attirer des voyageurs : gare à 8 km de la ville, billets vendus en ville, service de bagages fermé juste au moment où il faudrait qu'il soit ouvert... Sans compter que, je l'avais déjà remarqué à Yazd, ces jeunes filles sont embauchées plus pour leurs capacités en anglais que leurs connaissances des services, et simplement des horaires. Je me rabats, à mon grand regret, au terminal des bus, bien agencé. Remise du billet dans la minute, avec toutes les précisions nécessaires (à condition de débusquer l'info en écriture arabe), pour Esfahan. Bien évidemment, plus rapide que ne serait un train sur le même parcours. Ça confirme ce que j'écrivais plus haut : les trains sont faits pour ne pas porter ombrage aux compagnies de bus privées. Ce que recherche le train : prendre des voyageurs du début à la fin du parcours, au moins en première classe, afin probablement de faire le plein du train. A côté, notre TGV est un modèle de transport démocratique et souple.

Esfahan. Lorsque la guichetière de la coopérative n°1 (choisie parce que, a priori, celle-ci propose des bus avec moins de sièges, donc plus d'espace) m'affirmait qu'avec un départ de Kerman à 20h30 (et l'inévitable quart d'heure de retard de pris), on arriverait dès 6h00 du matin, je n'y croyais guère : 700 km à couvrir, avec les dessertes intermédiaires (même si l'on traverse essentiellement des déserts), barrages de police... Eh bien, dès 5h30, on était arrivé : 9 h pour 700 km, une vitesse commerciale (c'est-à-dire incluant les arrêts divers) de près de 80 km/h !

Rapidement, je me dirige vers le premier hôtel recommandé par le Lonely. Premier lieu où je rencontre des Etrangers, avec notamment un couple de jeunes Allemands à vélo, qui ont roulé depuis l'Allemagne et se dirigent vers l'Asie du Sud-Est. Mais eux aussi sont contraints, par manque de temps, de prendre le bus, vers Shiraz, en espérant se faire prolonger leur visa touristique. Cet hôtel, le premier ainsi pour moi en Iran, a beau faire penser à tous ces rendez-vous des routards à travers le monde, avec même internet, il n'empêche : il est rappelé que, dès franchie la porte de sa chambre, on est tenu d'avoir la tenue correcte, et ce même pour se rendre aux WC ! Les gardiens de la Révolution ont dû jouer les faux touristes - ou tout simplement les proprios se couvrent par avance de critiques, voire de problèmes avec les autorités religieuses.

Il faudra savoir ce que pensent ces dites autorités religieuses de cela : sillonnant la ville à vélo, parmi un dédale de voies semi-rapides avec sans cesse des véhicules réalisant des manoeuvres effarantes (reculer sur une ou deux centaines de mètres, faire un demi-tour en pleine chaussé à 4 voies, etc...), je vois deux jeunes à moto venir à contre-sens, et se diriger droit sur moi. Visiblement, ils m'en veulent, et je tends le bras pour parer le coup, mais c'est en fait à ma casquette qu'ils en veulent. Mon bras les a gêné, la casquette ne fait que voltiger. Je la récupère, un peu mécontent, surtout qu'on peut dire qu'ils ont agi sans douceur, contrairement à leurs deux compères un peu après Shiraz, au début de mon voyage en Iran. Je repars, puis soudain, au bout d'une minute, je sens un violent coup à la tête, je manque tomber dans les vap', mais arrive à maîtriser mon vélo qui allait droit dans le décor : ce sont mes deux connards qui, cette fois, ont réussi à me prendre ma casquette, et aucune intention de la rendre.

En fait, qu'ils me volent la casquette, passons. Mais c'est cette totale irresponsabilité de leur acte : à la vitesse de leur moto, ils auraient pu m'assommer, ou me faire chuter contre un autre véhicule. En fait, si tel avait été le cas, je présume que ça les aurait fait marrer encore plus. Dans mes nombreux voyages dans une soixantaine de pays à ce jour, je n'ai jamais rencontré un tel acte d'incivilité, de plus par deux fois. Cette récidive serait sur le point de me faire regretter tout le bien que j'ai dit jusqu'à présent de ce pays. En fait, j'y verrai encore là le trop grand poids exercé par la religion : une religion véritable carcan social, de plus en plus mal supporté par une population urbaine globalement de mieux en mieux éduquée. Alors, des frustrations peuvent s'exercer contre plus faible que soi (à apprendre à se soumettre, on apprend aussi à chercher à soumettre l'autre), encore plus si c'est un Etranger, source également de ces frustrations.

Alors, comme ce chauffeur de bus qui crânait à compter les billets tout en conduisant, ces jeunes se lancent dans des sortes d'enjeu - sauf que la ou les victimes potentielles ne sont pas leurs copains, mais des étrangers, dans tous les sens du terme, auquel visiblement ils éprouvent un mépris suffisant. Dans quelques années, une fois le plaisir passé de voir pour la première fois des Etrangers, je me demande comment seront les relations avec les touristes ? Et je me dis que la naturelle hospitalité musulmane (qui n’a en fait rien à voir avec l’islam : une population est hospitalière, sans que la foi n’ait quelque chose à y voire) risquera de laisser la place à des relations sauvages.

Et les ayatollahs, retardant la mise en phase du pays, surtout des villes, avec la modernité, porteront une grande partie de la responsabilité de cet état de fait, qui ne fera pas que rejaillir sur les Etrangers. Mais ces vieilles barbes, engluées dans leur rêve d'un monde fini et mort, sont-ils seulement capable de comprendre le monde réel ? Ses attentes, les aspirations d'une population, qui finira par préférer l'occidentalisation pure et dure, modèle Bush, à une version moderniste de l'islam ? l'exemple turc proche pourrait pourtant être un excellent exemple de mutation en douceur d'une société inféodée à la religion.

Cette première journée, je me suis concentré sur les sites périphériques, en banlieue. Rien d'extraordinaire, la vraie visite de la ville commence demain. J'ai dépassé 1000 km de vélo en Iran. Ce chiffre m'aurait fait sourire, il y a pas mal d'années, quand je couvrais cette distance en une semaine... La deuxième journée se déroulera dans le centre ville, mais alors même que les risques de se faire bousculer pour une casquette y sont (en principe) moindre, l'affaire de la veille n'arrête pas de me revenir à l'esprit. A l'hôtel, il y avait de plus une multitude d'avertissements (ne pas donner son passeport, même à des policiers, sauf au poste, attention aux vols à l'arraché) : certes, ce genre de phrases sont fréquemment lues dans les hôtels de bien des grandes villes du globe. Cela prouve que Esfahan est entrée de plain pied dans la modernité. Bienvenue au club des villes à risque !

Malgré mon humeur massacrante, que je passerai très partiellement sur un gars qui veut à tout prix me parler dans toutes les langues pour me vendre je ne sais quoi, je dois avouer que Esfahan est une assez jolie ville, avec certains monuments, essentiellement cléricaux, de toute beauté. Mais qu'ont-ils été bâtir la plus belle mosquée de la ville, sinon du pays, à l'extrémité sud de cette immense place (la deuxième plus grande au monde etc...), ce qui fait que le portail monumental est toujours dans l'ombre ? Ils le savaient bien, ces bâtisseurs des siècles passés, qu'on allait débarquer avec nos appareils photo, tout de même ? Le deuxième soir, je me dis tout de même que je vais faire un tour en ville. Surprise : alors qu'il n'est guère plus de 18h00, la grande majorité des magasins sont fermés, et l'on est loin de l'animation de Shiraz rencontrée au début du voyage. Ramadan ? Ou, plus sûrement, jeudi, autant dire le samedi soir en Suisse ou en Autriche.

Et c'est reparti à vélo ! En lisant le récit d'un confrère, je m'attendais à trouver des km interminables d'entrepôts. Il a dû confondre avec Ghom (Qom) comme je le verrai plus tard, car en guère plus de 7 km, je me retrouve dans le désert. Et le vent froid du nord en pleine face, agréable. Au bout de 50 km, je bifurque vers l'est... et le vent, puisqu'il est 11 h, tourne progressivement pour finir par me souffler dans la figure ! En fait, je m'y attendais, car vers l'est il y a un grand désert, et ceux-ci sont de gros pourvoyeurs de vent. La route franchit une chaîne de montagne, à 2150 m, mais comme souvent en Iran, cela se fait au moyen d'un très long et assez ennuyeux faux-plat. On croit atteindre la montagne en face, celle-ci n'arrête pas de se défiler en permanence, et puis soudain, sans bien comprendre ni pourquoi ni comment, l'on bascule dans l'autre vallée.

Par contre, l'autre côté est plus agréable : de petites oasis parsèment le parcours, et les abords de la route sont un peu plus sauvages, plus pittoresques, au lieu de ces habituels lointains sommets inaccessibles. Vers la fin de la descente, je découvre sur ma droite une immense chaussée goudronnée en construction, que le trafic de l'actuelle route ne justifie pas. Je comprendrais plus tard qu'il s'agit de l'ébauche de la continuation de l'autoroute actuelle Téhéran-Ghom-Kashan vers Esfahan. C'est sous l'un des ponts de cette route déserte que je vais pouvoir dormir, technique maintes fois utilisée au Tibet et au Xinjiang (est Chine).

Le lendemain va m'offrir la plus belle journée de vélo de ce petit voyage. Ça commence par Natanz, petite oasis accessible de part et d'autre par un joli col au plus près de montagnes aux ravinements accentués par le soleil matinal. Après le second col, la route descend brusquement vers l'immense désert central du pays. A gauche, la route vers Nabyaneh. Le Lonely Planet en parle, avec quelques réserves de voyageurs, mais entre les lignes je crois comprendre que le parcours devrait être intéressant. Je n'y crois qu'à moitié, habitué aux routes iraniennes.

Passés les premiers kilomètres, ça devient effectivement très beau. A ce moment, mon discman MP3 (qui me permet de stocker 15 à 17 CD musicaux sur un seul CD) me diffuse justement de la musique des andes, argentines, boliviennes et péruviennes : ça y est, je me crois là bas, dis ! Une vallée verdoyante, avec un ruisseau coulant au milieu, le tout bien sûr dans un superbe paysage de roches arides. Au bout des 12 km indiqués par le Lonely, toujours pas de Nabyaneh. En fait, ils ont dû inverser les chiffres, il s'agira de 21 km. Au carrefour, j'étais à 1460 m, au village, je suis à 2210 m.

Mais une chose m'inquiète : j'espérais que la route goudronnée continuait, or non seulement il n'y a plus de goudron, mais je ne vois qu'un vague chemin, tout juste emprunté par les biques. Après 21 km, et malgré la beauté de cette route, je n'ai qu'une idée en tête : arriver à trouver un raccourci vers Kashan, pourtant bien indiqué sur le plan du Lonely (mais après l'histoire du 12 - 21 km...). Du coup, j'en oublie la visite du village ! Je m'engage sur le chemin, et une chose me rassure : comme à l'entrée opposé, je distingue, pendant encore à un arbre une invite en perse et en anglais à visiter Nabyaneh : j'en conclue que des touristes sont censés arriver au village par ce côté, donc qu’il y a bien une issue.

Le chemin effectivement s'arrange un peu. A cette altitude, et dans un quasi-désert, je suis un peu surpris de rouler le long d'un torrent canalisé, qu'il me faut même traverser, presque avec difficulté pour ne pas tremper mes chaussures ! Noyé dans le désert, bientôt. Au bout de 5 km, interrogation : la piste se divise, une branche vers la gauche semblant peu empruntée, l'autre sur la droite semblant monter brusquement vers la montagne - peut-être vers des mines ? Je crains le cul-de-sac. Tant pis, je tente à droite.

Au pied du raidillon, je vois justement déboucher une camionnette ! Je les arrête, je leur demande « Kashan ? ». Ils me font surtout signe que c'est très pentu, le chauffeur me lance « Meymey », les passagers me font un signe de la main que je crois interpréter comme « tournez à droite », et puis je continue. En fait, le raidillon débouche sur une retenue d'eau, à sec en ce moment, et poursuit son chemin en remontant la vallée.

Je dois bien être à 2600 m, la piste n'en finit pas. Et si « Meymey » était « né, né », signifiant que non, non, la piste menait nulle part ? Si cette camionnette ne venait, par exemple, que de cette deuxième retenue, où des travaux ont cours ? Si le signe des passagers indiquaient plutôt de faire demi-tour, car objectivement c'est plutôt à cela que leur geste ressemblait ? Tout à mes interrogations, je distingue sur la droite une antenne à un sommet. Ce qui pourrait hélas corroborer la thèse de l'impasse : car jusqu'alors, je m'accrochais à l'espoir qu'il fallait bien que cette piste mène quelque part, car à cette altitude, peu de risque qu'il y ait une oasis. Tandis qu'une antenne ou une mine, ça justifie pleinement une piste en impasse...

Et puis non : car bientôt, sur ma droite, je vois enfin le passage, bien net, entre deux montagnes, un beau col comme je n'en ai guère vu jusqu'à présent en Iran. La montée terminale est rude, j'y investis deux barres chocolatées en stock dans mes sacoches depuis Ankara pour les grandes occasions. En fait, durant plus d'un kilomètre, je ne fais que pousser le vélo, et encore, avec difficulté : la montée depuis le début de la journée commence à fatiguer les muscles. Mais m'y voilà, à plus de 2800 m ! La nuit tombe dans guère plus d'une demi-heure.

Zut, au bout d'un kilomètre, une piste à gauche, une à droite, et autant de traces de voitures pour les deux ! Bon, celle de droite, ce doit être celle qui mène aux antennes, rien de plus. Mais celle de gauche, dans laquelle je m'engage un peu hâtivement, me semble tout de même descendre trop vers le nord, si je n'ai pas encore trop perdu ce dernier. Et je me souviens alors du geste des passagers de la camionnettes. Au demeurant, plus tard, en consultant la carte à la lampe torche, je verrai effectivement le nom de « Meymey », qui me disait bien quelque chose : oasis entre Esfahan et Qom, donc bien la direction de la branche de gauche.

Et voilà la piste de droite à remonter à 2800 m ! Encore une fois, elle donne l'apparence de ne monter qu'aux antennes, mais ce coup-là, on ne me le fait pas deux fois ! Effectivement, je distingue, dans la nuit tombante, le col au loin, avec une dépression au milieu... et de drôles de formes. On dirait des soldats près d'un tank ! Avec les antennes à côté, ce ne serait pas surprenant. Pas envie qu'on me pose des questions sur la surprenante présence d'un pseudo-touriste sur une piste perdue, je décide de camper à l'abri d'un vallon proche. Une nuit d'une tranquillité absolue ! Sans doute pas une âme (ni de soldat, car avec la pleine lune, je verrai que mes bonhommes ne bougent pas d'un iota) à 15 km à la ronde. Je me souviens de nombreuses nuits ainsi sur l'altiplano argentin, où je finissais même presque par prier ne pas avoir un pépin de santé durant la nuit!

Le lendemain, le col, lui aussi à 2800 m, me découvrira ce que j'espérais enfin voir : à quelques km, la route Meymey-Kashan ! Route presque déserte, à part une petite oasis après 5 km, et surtout de bons pourcentages, 7 à 10 %, ces derniers faits heureusement en descente. Très jolie vallée, cependant moins belle que celle de la veille. Il me faut encore franchir deux petits cols, où la route évite des verrous rocheux, et puis l'on quitte la « vraie » montagne pour la redescente vers le désert et la grande oasis de Kashan. Une longue descente en faux-plat qui me fait redescendre à 960 m.

CHANGE A KASHAN

Le Lonely était quelque peu dithyrambique à propos de Kashan. En fait, je n'y apprécierai qu'une chose : le change ! A tout hasard, je rentre dans une banque, visiblement une agence de seconde classe, pour demander à tout hasard s'ils changent des dollars. Le guichetier me répond que oui, j'en suis tout surpris. Je serai encore plus surpris par la suite : le type fait le tour de ses collègues, pour apparemment vérifier si mon billet est bon.

Et puis il revient, et je vais pour lui poser la question à combien ils changent,... mais c'est lui qui veut savoir à combien je veux changer ! Bon, par honnêteté, j'indique les cours auxquels j'ai changé à Shiraz (8300). Un client, parlant suffisamment anglais, me fait comprendre : en fait, la banque ne fait pas de change, mais c'est lui qui est le racheteur de mes dollars, à un cours qui semble le satisfaire (car si même les taux de Shiraz n'ont pas changé, il n'aurait pas trouvé à moins de 8500, voire 8600). Finalement, tout le monde est content. Ma bourse commençait à être vide, depuis Esfahan où, visiblement, l'hôtelier ne semblait guère intéressé pour me changer 30 $, après qu'un Japonais ait changé 100 $. Encore un qui n'a pas compris que les petits ruisseaux font les grandes rivières...

Pour le reste, Kashan ne m'a pas particulièrement emballé : monuments en rénovation, d'autres dans des rues introuvables. Même les fameux jardins dans les faubourgs n'étaient guère fantastiques. A ce sujet, il arrive souvent qu'on se fie plus ou moins au coût d'entrée d'un site pour apprécier son intérêt. Science imparfaite, et peu applicable en Iran : à part quelques grands sites à 6 euros, tout est le plus souvent invariablement à 3 euros, quel que soit l'intérêt objectif du site. Ainsi, Arg-e-Bam, le plus formidable site du pays où deux heures de visite sont un minimum, est à 3 euros, un vague mausolée sans intérêt à Shiraz, à la visite expédiée en 5 mn aussi.

Pour tout arranger, en me rendant à Fin, faubourg de Kashan, un gosse me jette une pierre. En ville, c'est un autre qui veut mon casque, puis un autre qui, de manière insistante, me répète le seul mot qu'il semble avoir appris en anglais : pen. D'un autre côté, ce sont pas mal de gosses, mais de jeunes aussi, qui rigolent bruyamment sur mon passage, comme s'ils n'avaient jamais vu de cycliste occidental. Nous sommes loin de la politesse exquise de Shiraz, ici c'est l'oasis fruste, et Kashan n'est pas vraiment au programme des tour-operators. Mais des touristes (ou tout simplement... les parents) ont eu le temps d'apprendre à leur môme le bon mot.

Et en plus, même pas d'hôtel pour petit budget, je décide donc de continuer. Je songeais fort prendre un bus d'ici pour directement Téhéran, mais je rêve de retrouver un peu du paradis perdu de la veille, à savoir une belle route de montagne. A 10 km de la ville, repart une route vers la chaîne traversée. Je quitte donc la grande route très circulante, pour m'engouffrer dans cette vallée prometteuse avant la nuit.

Très vite, je comprends mon erreur : c'est parti pour une de ces longues montées enf aux-plat, pour 30 ou 40 km, et cette route étroite est en fait très circulante, ce que je comprends mal du fait qu'elle se rend à une simple ville à 60 km de là. Je déniche un recoin discret pour camper, et laisse la nuit décanter tout cela. Au matin, décision est prise de rejoindre la route principale, la « freeway » Kashan-Ghom.

Etonnant : cette route à deux fois trois voies plus bande d'arrêt d'urgence ne reçoit même pas un trafic supérieur à l'étroite route que je viens d'abandonner ! Et, en parallèle, la vieille route Kahsan-Ghom, étroite à souhait, supporte visiblement plus de trafic, des camions surtout. C'est à Ghom que je comprendrais, car la « freeway » était à péage ! Les traducteurs locaux ont semblé ignorer qu'aux USA, une freeway, par opposition à une « turnpike highway », désigne justement une autoroute sans péage. Le mot « free » a dû les inspirer.

En attendant, j'ai bien fait de prendre cette excellente route, à part qu'elle est vraiment directe (sur 92 km, pas un seul échangeur, alors que ce piémont a quelques villages tout du long). Les paysages y sont moins monotones que craint, sauf vers la fin. A Ghom, une fois passé le péage sans encombre, on débouche directement sur le péage suivant, avec cette fois la mention explicite d'interdiction aux piétons, vélos, et même motos. Je vais donc en ville, approcher le fameux site en l'honneur de la soeur du prophète. Il faudra, en passant, m'expliquer pourquoi, dans une religion qui a interdit les représentations humaines et les idoles, on a sanctifié de tels lieux (il s'agit d'un des grands lieux saints de l'islam). N'est-ce pas faire injure à Allah que de sanctifier de simples mortels, quant bien même feraient-ils partie de la famille du prophète ?

Résultat des courses : ce splendide site est interdit aux non-musulmans. Je pensais tout de même qu'il était bien visible de loin, mais non mais non : ils ont trouvé le moyen d'entourer le tout de bâtiments dignes d'usines ! Pour couronner le tout, si j'ose dire, de nombreuses coupoles sont en rénovation, et même carrément tout le pan sud du site, avec grues, béton, etc... Je tournicote tant bien que mal autour du site pour essayer de prendre quelques photos. Sur un autre site, j'ai lu que certains avaient eu « la chance » d'entrer sur le site. Ils ne sont pas très bavards sur les détails de leur « chance ». Pour ma part, même si j'avais eu de « la chance », je me serais contenté dans tous les cas de respecter le principe édicté : pas de non-musulman dans l'enceinte. Et je n'irais pas, par exemple, apprendre par coeur les phrases-sésame en arabe, pour faire croire que je suis musulman. Croyant ou non croyant, la marque minimale de respect envers l'autre est d'admettre son droit à exclure l'autre d'une enceinte sacrée, donc privée. Toutes les issues étaient « gardées », pour rappeler à l'impie de ne pas entrer. Curieusement, cela n'est indiqué nulle part en anglais, mais c'est logique : le lieu est saint, les seules langues admises ne peuvent être que l'arabe et le perse.

A ce sujet, dans une boutique proche, je demande au proprio à quelle heure ouvre le magasin mitoyen, regorgeant d'un bien avidement convoité par moi, une recharge de gaz butane : « arba », me répond-il. Il me semble bien que c'est de l'arabe. Timidement, j'esquisse un « 4 » de la main, et il me confirme en perse « chahar ». Un peu comme si, autour du Vatican, dans les magasins, les commerçants parlaient en latin (c'est peut-être le cas !).

Finalement, je trouverai ma recharge de gaz un peu plus loin (juste à temps, la dernière cartouche se vidant le soir-même). D'après ma carte, il me reste 125 km jusqu'à Téhéran (en fait, il en restera 137), et je n'ai pas envie de chercher un hôtel dans la capitale juste à la tombée de la nuit, surtout s'il prend l'envie au vent de souffler contre moi. Je prends donc la « old road » de Téhéran, bien large et bien encombrée de camions, délaissant à regret l'autoroute.

Les entrepôts s'étalent sur plus de 10 km à la sortie de Ghom, puis juste après, la large route cède la place à une simple deux fois une voie, sans bande de sécurité, encombrée de camions se suivant à la queue leu leu dans les deux sens ! J'avise une petite route sur la droite, qui passe sous l'autoroute : je m'y engage, monte le terre-plein, balance mon vélo par-dessus la glissière de sécurité, et zou ! En fait, jusqu'à Téhéran, de nombreuses voitures de police me doubleront sans rien dire, et même pas ces flics, qui justement font des contrôles, et arrêtent sélectivement des véhicules : ils m'ignoreront superbement. Imaginez la même scène sur l'une de nos autoroutes ! Mais il est vrai que, chez nous, il y aurait généralement une alternative entre l'autoroute et la nationale étroite.

Spectacle étonnant : d'un côté, une deux fois trois voies avec bande d'arrêt d'urgence, uniquement fréquentée par les bus, voitures et autres véhicules particuliers, de l'autre, une nationale étroite, fréquentée uniquement par les camions ! Pour un bus ou une voiture, c'est d'office l'autoroute payante, ou sinon réaliser les 137 km à 40 km/h, presque dans l'impossibilité de dépasser en permanence des camions, alors que sans cesse d'autres arrivent en face. Et pour les vélos, même pas la peine de songer à rouler sur cette nationale !

La première moitié du parcours sera finalement loin d'être monotone. On franchit un premier petit col, qui débouche sur une dépression enserrée sur le nord par les montagnes, et avec un lac salé en son milieu. C'est à mi-pente que, satisfait de ma journée (143 km), je vais camper, en contrebas de l'autoroute (donc bruits de la circulation un peu atténués), avec le spectacle féérique la nuit de la procession de phares sur les deux routes, et les quelques lumières des villages, donnant au site un côté « bord de mer » (ou de lac).

La montée au deuxième col, un peu plus longue (400 m de dénivelé) se fera également dans des conditions pas trop monotones : le soleil levant éclaire parfaitement les pentes ravinées. Par contre, la descente se fera dans des badlands plutôt monotones, malgré de temps en temps de beaux éclairages du soleil. Un soleil qui se fait plus rare en s'approchant de Téhéran : l'impressionnante chaîne barrant le nord de l'agglomération à plus de 5500 m ne sera visible que les tout derniers km, et encore.

Une vingtaine de kilomètres avant le centre de la capitale, je me fais une joie de voir le site dédié à mon vieux pote Khomeiny. Mon Lonely indiquait bien que les travaux (en 97) n'étaient pas terminés : ils ont dû même reculer en 2003, car la moitié du site est en chantier, seuls les 4 splendides minarets couleur bronze sont au point. Encore un de ces nombreux chantiers iraniens en cours, mais il est étonnant que, pour la mémoire de leur grand homme, ils n'aient pas achevé plus vite... Ne me dites pas qu’il ne serait plus en vogue ?

Quelques kilomètres avant la fin de l'autoroute, je fais l'erreur de suivre la très très grande majorité du trafic, qui emprunte une sortie. Je me retrouve sur une voie rapide infernale à cinq ou six voies par sens, avec pour moi obligation successive de choper l'une des files du centre, puis de me fondre dans un fort trafic provenant de la gauche, puis de nouveau de gagner la file du centre. Une chance du tonnerre me sourira, et tout se passera bien. Mais j'aurais mieux fait de rester sur l'autoroute, dont je supposais connaître l'aboutissement, tandis que là, cette voie rapide me mène je ne sais où.

Chance : à un premier feu rouge, sur ma gauche, je distingue la chaîne montagneuse, juste avant qu'elle ne disparaisse sous la forte couche nuageuse / brumeuse : je tourne, avant de me trouver entraîné dans de lointaines banlieues occidentales au caractère certainement très oriental, sans aucun repère - malgré les traductions systématiques des panneaux en anglais. Mon boulevard se révélera plus loin être le bon, me menant presque tout droit dans la zone des hôtels à petit budget. Le vent souffle en fortes turbulences depuis l'ouest, le ciel est gris, prêt à déverser de la pluie.

Téhéran est une ville folle, un trafic insensé. Mon boulevard, comme d'autres sans doute, se révèle être une zone de vente en gros : près de la moitié de la chaussée est occupée par des hommes avec des diables, occupés à se procurer chez des grossistes des tapis ou objets propres à la décadence occidentale (appareils télé...) pour les charger dans des pick-ups. Ajoutez à cela des motos circulant dans tous les sens, et de préférence à contre-sens, des piétons traversant de partout : ces artères pourtant larges et bien organisées sont proches du bordel de Tripoli (Libye), voire presque de Old Delhi. Sauf que juste à côté, les voitures, taxis, motos, foncent à toute allure, n'ayant pas une minute à perdre. Quand on parle du stress de Paris, c'est de la franche rigolade !

Pas trop envie de chercher longtemps un hôtel dans une ambiance aussi survoltée (un accrochage sur la chaussée, deux types s'engueulent copieusement), je jette mon dévolu sur le plus accessible, qui se trouve être le premier de la liste de mon Lonely : l'Aria. Petite chambre, OK. Juste deux cafards de plus de 5 cm chacun courant un peu partout - j'aurai la peau du deuxième. Souvenir d'une chambre d'hôte particulière de San Salvador (une nuit en forteresse militaire), en compagnie de bestioles du même type. Le cafard sera finalement mangé par la souris attitrée à ma chambre (par chance, les rats ne peuvent passer par les trous, trop étroits). Le gardien fait sans complexe à mon intention des gestes même plus équivoques, tellement ils sont « ouvertement » évocateurs (tant qu’il les fait sur lui…). Tiens, je croyais qu’on risquait la peine de mort pour ça, ici ? L’Iran change !

Si la chambre n'était donc pas si propre que ça, elle est par contre plus tranquille que prévu, malgré sa très grande proximité d'une mosquée. Il faut dire déjà qu'en Iran, les appels à la prière sont quand même moins bruyants et insistants que dans les pays proches, surtout le Pakistan. Et puis, la chambre doit être située à l'opposé de La Mecque. Ce matin, le ciel est un peu moins couvert, découvrant durant quelques heures les sommets enneigés de la chaîne dominant la ville. Première inquiétude : rêgler l'incertitude concernant mon billet de bus Téhéran-Istanbul, que le guichetier m'a par erreur porté pour le 6 novembre au lieu du 15, et puis savoir vraiment ce qu'il en est du transport du vélo, car je viens de m'apercevoir qu'il est écrit, en anglais, que chaque passager n'a droit qu'à 15 kg en deux bagages à main maxi.

Par chance, j'arrive suffisamment tard au terminal de bus, à 10 km de là, un peu avant que le guichetier d'il y a trois semaines soit remplacé par une jolie guichetière qui, de plus, parle. Anglais s'entend, et elle peut me rassurer sur tous les points. Par prudence, je décide toutefois d'avancer mon départ d'un jour : si jamais au dernier moment il s'avère que le chauffeur refuse mon vélo et mes sacoches, ou bien accepte, mais contre une gratification un peu trop gonflée, eh bien j'aurais toujours le loisir d'annuler, et de recourir comme à l'aller à un bus Téhéran-Maku, vélo sur 60 km, puis bus Dogubayazit-Istanbul ! Toujours se garder une marge de manoeuvre.

Ce qui me fait donc un jour de moins à Téhéran, et finalement, c'est tant mieux. C'est une ville infernale. Plus propre, moins miséreuse et plus organisée que Le Caire ou Delhi, mais archi bondée, comportement indiscipliné des gens, etc... Les feux rouges (quand il y en a, car de nombreuses voies rapides sillonnent la ville, parfaitement conçues pour la voiture, moins pour le vélo) ne semblent être respectés que par les véhicules à quatre roues ou plus. Les très nombreuses motos, scooters, et quelques rares vélos, n'en font qu'à leur guise. Lorsque ça bouchonne, eh bien ils utilisent en masse les trottoirs, en ralentissant à peine, certains klaxonnant même pour intimer à ces gêneurs de piétons de laisser place. Quand on traverse une artère, il faut en permanence regarder des deux côtés « en même temps », car une moto est toujours susceptible de venir en contresens. Si ce n'était qu'une !

L'autre problème est qu'en fait tout l'immense centre de Téhéran est un vaste centre commercial. Mais aussi bien d'articles qui, ailleurs, se vendraient en périphérie, dans une lointaine banlieue : à deux pas de mon hôtel miteux mais central, il s'y vend notamment des pneus, dont certains approchent les deux mètres de hauteur ! Et tout ainsi. Tout le pays vient se ravitailler, même pour des articles industriels, en plein centre. Imaginez la vente de pneus d'engins de chantier ou de mines à deux pas de la Place de l’Opéra à Paris ! Cela conduit à augmenter le trafic dans le centre même de la capitale, sans compter les manoeuvres des clients pour charger leurs achats, etc...

Ce soir s'est confirmé ce que j'avais vu auparavant : ça circule dans tous les sens, à la diable si j'ose dire car de nombreux petits porteurs n'arrêtent pas de s'immiscer partout dans le trafic, à transporter d'un magasin à un pick-up qui des tapis, qui d'énormes pièces métalliques pour une usine... Quant au bazar : jamais je n'ai vu cela ailleurs. En matière de foule compacte, peut-être à Jérusalem. Mais tout le monde court, même pour prier dans la mosquée aménagée au centre de cet immense souk. Ce n'est pas un bazar où l'on se promène à faire du lèche-étalage, c'est un bazar où l'on achète rapidement, puis se précipite vers la sortie. L'ambiance y est donc aussi folle que dans le reste du centre-ville, donc assez pénible. Téhéran est une ville invivable. Bangkok est un formidable paradis de tranquillité en comparaison.

Téhéran est non seulement une ville toute en longueur, étirée selon un axe ouest-est, mais aussi... toute en hauteur, du sud vers le nord. Il y a 750 m de dénivelé entre les faubourgs du sud (en fait très proches en altitude du centre) et les derniers immeubles au nord, à 20 km de distance. Quelque chose comme La Paz, sauf que le site de la principale ville bolivienne est nettement plus spectaculaire, le dénivelé étant plus resserré. Lassé par le centre trop affairé, j'ai passé mon avant-dernière journée iranienne sur ces hauteurs.

En fait, je ne suis jamais allé bien loin. Une fois les derniers immeubles passés, on se heurte soit à des impasses, soit à des camps militaires. Au niveau de la télécabine de Tochal, il existe bien une route, mais interdite. Dame, il ne faut pas faire concurrence à la télécabine !. Même à 1850 m, Téhéran est enveloppée dans une dense nappe de brume, autant « d'été » (un 13 novembre) que de pollution, alors inutile de monter à 3000 ou 4000 m avec la télécabine, pour ne voir qu'une immense nuage en contrebas...

A voir le trafic automobile jusque sur les moindres hauteurs de la ville, j'en viens à me demander si le taux de motorisation des ménages ne serait pas proche de celui d'une grande ville européenne. Car il a fallu, à chaque fois, attendre presque le fond d'une impasse pour ne plus voir de voiture en mouvement - et encore. Les petits bouchons sont chose fréquente non seulement dans le centre, mais aussi bien parfois sur ces express ways (voies rapides) qui quadrillent la ville de partout, parfois à deux fois quatre voies.

Plus les autorités construisent des routes pour améliorer la circulation, plus cela encourage les gens à recourir à la voiture, et plus il faut de nouveau améliorer. Phénomène classique, qu’aurait pu enrayer une volonté au plus haut niveau de mettre en place, au moins à Téhéran, un réseau efficace de transports publics. Mais le dernier Shah et aussi bien les vieilles barbes avaient d'autres chats à fouetter... Il est tellement bien plus important de vérifier que les femmes portent bien le tchador, plutôt que de s'occuper vulgairement des affaires de la cité - ce que les islamistes ont pourtant la prétention de faire avec une religion censée régir toute la vie du citoyen-croyant. Il ne faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre, camarades ayatollahs ! Chacun son truc, et visiblement, gérer la vie séculaire, c'est pas un domaine où vous excellez. Après avoir chassé le Shah, vous auriez dû rentrer gentiment dans vos casernes - pardon, dans vos mosquées, et les choses auraient été nettement mieux pour l'Iran.

J'adore les approximations anglaises d'Iran. Un florilège :

o        we go to good bay (un nostalgique du Golfe Persique ?)

o        telephant's cards (attention à ne pas se tromper de carte-mémoire)

o        reduc the speed (les chauffards auraient bien besoin d'être rééduqués)

o        (cf. photo) FRANCH : si après ça vous n'êtes pas affrenchies...

 

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