FOLLES JOURNEES D’ARABIE

 

           

BIVOUAC BEDOUIN PRES DE L’AEROPORT

           

Arrivée loupée à Abu Dhabi : comme pour Beyrouth deux mois auparavant, le sac de soute manque à l’appel à l’arrivée. Pourtant, l’avion est parti avec 90 mn de retard d’Amsterdam, et le faible taux de remplissage du Boeing ne permet pas de penser qu’il y a eu saturation lors de l’embarquement des bagages. Cependant, l’aéroport d’Amsterdam était dans tous ses états, avec le mauvais temps au sol. Bon, croisons les doigts, et espérons que la KLM ne m’a pas perdu l’équipement camping-cuisine-habillement, comme la Lufthansa au Liban…

 

Dans l’immédiat, il est temps de dormir : bientôt 2 h du mat’, bien qu’il n’en soit que 23 en France. Les formalités ont été heureusement plus que rapides : un coup de tampon au vol, gratuit en guise de visa, douane inexistante. Par contre, le hall de l’aéroport ne se prête guère à dormir : simple bâtiment en long, avec à un bout des arrivées, à l’autre les départs, cette dernière zone étant rendue inaccessible par les contrôles de sécurité. Pas un seul recoin où s’allonger quelques heures, à l’abri de la lumière sinon du bruit. On est loin du tranquille aéroport trois étoiles de Las Vegas, moqueté, peu de bruit la nuit, grands espaces ! De plus, ici, de nombreux vols font escales justement en pleine nuit, entre Europe et Asie profonde. Escale plus commerciale (zone duty free) que technique.

           

J’opte donc pour le bivouac bedouin sous les étoiles. Le choix sera vite fait : rapidement, l’autoroute commence, presque déserte à cette heure, et surtout, bordée de quelques rangées d’arbres irrigués par des tuyaux d’eau de mer dessalée. J’avise une sorte de palmier propre à me dissimuler quelque peu, et hop, dans les bras de cette charmante Morphée à laquelle je me suis attachée au fil des ans (par chance, elle ne m’a jamais été infidèle).

 

Je pensais dormir commodément : en fait, le froid de la fin de nuit arrive (si si, on est bien en Arabie, une des zones réputées les plus chaudes de la planête), et j’ai beau avoir l’équipement de départ de France (sous la neige) ainsi que mon poncho cycliste en guise de couverture (génial, pour la condensation), je caille ! A être immobile, le corps sans défense visi-à-vis des agressions extérieures, on prend vite froid. Pour un peu, j’attrapais un rhume, à deux pas du Grand Quart Vide, le principal désert arabe où les températures peuvent atteindre 50° (par définition, pas à l’ombre, puisque l’ombre y est inexistante). 

           

           

ABU DHABI

           

Mais bon, I survived the Arabian Desert. En ce matin, 35 km m’attendent d’ici le centre de la capitale des Emirats Arabes Unis. Chaussées séparées façon autoroute de trois ou quatre voies dans chaque sens, bordées de lampadaires même en plein désert, circulation de plus en plus intense… et quelques vélos ! Bien sûr des immigrés (Indiens, Pakistanais), le plus souvent en vélo chinois / indien, mais aussi quelques VTT basiques. Bon point, le cas échéant, je pourrai au moins trouver les « consommables » vélo (chambres à air, pneus, cable).

           

Mauvais point : malgré ces quelques (bien rares) trouble-fête, les chauffeurs locaux n’ont guère l’habitude des intrus que nous représentons, et tant pis si l’on vient à raser un cycliste à la stabilité douteuse. Après le pont permettant d’accéder à l’île abritant la capitale, je pense prendre un itinéraire tranquille, en prenant la « corniche » est ? En fait, c’est l’axe préféré des semi-remorques qui se rendent au port plein gaz ; pour ne rien arranger, la chaussée est en travaux sur une bonne partie du parcours, supprimant une voie, et surtout la bande cycliste – arrêt d’urgence ! Quelques sueurs froides, lorsqu’on sent une énorme masse frôler les sacoches…

           

Mais j’atteins enfin la « vraie » corniche : fréquentes zones pelousées, utilisées par quelques joggeurs Emiratis, et équipées de nombreuses tables pic-nic ombragées, prises d’assaut par de nombreuses familles Indiennes ou Pakistanaises en ce proche midi de vendredi, le dimanche local. Imaginez les quais de la Seine où s’installeraient, le dimanche, des familles complètes de Maghrébins. Ces Arabes n’ont aucun respect du sens des valeurs, et ces immigrés Indiens encore moins. Ça fait de la Pen (pène bloquant la serrure de l’ouverture à l’autre et aux autres sociétés ? Jetons un voile pudique sur la gangrène ostentatoire de telles idées).

           

Abu Dhabi se veut certainement américaine, US je veux dire : grandes artères se croisant au carré, et surtout ce downtown, hérissé de gratte-ciels, avec leur recherche architecturale devant laquelle nos descendants se pâmeront d’extase devant le charmant aspect vieillot de ces audacieuses constructions, comme nous aujourd'hui devant les ruines romaines. Les Emirats sont aussi réputés pour leurs kitscheries : statues géantes de théières et autres ustensiles. Du mauvais goût de nouveaux riches pour certains. Moi, j’adore ! J’aime l’épate, le scintillant, j’aime le pseudo-art, bref, je suis bon public, pas bégueule pour un sou. Je prends ces « statues » sous tous les angles avec mon appareil photo, avec un plaisir non dissimulé d’enfant dans un monde de géants.

           

Mais il est déjà 13h, et avec ces théières et autres ustensiles de cuisine, se rappelle à mon bon souvenir le problème de l’estomac, surtout que je n’ai strictement rien mangé ni bu depuis 15 heures de rang. Entraînement au ramadan ? J’au beau tournicoter, je ne tombe que sur des magasins fermés ! Allons donc, même pas un p’tit arabe, enfin je veux dire un p’tit indien d’ouvert ? Un Emirati, tenue traditionnelle de rigueur, me confirme dans un anglais impeccable ce que j’espérais : les échoppes ne sont fermées que le temps de la prière, qui emplit effectivement les nombreuses mosquées du coin. Nous sommes vendredi, jour du Seigneur local, je vous le signale.

           

Partout ailleurs dans le monde musulman, les mosquées sont ce qui domine le paysage urbain ou rural. Ici, leurs minarets font riquiqui, écrasés qu’ils sont par les buildings les environnant. D’en haut, qu’est-ce qu’entend le mieux Allah ? Les appels à la prière, ou le crépitement des télex et le bruit des portables des derniers étages de ces tours toujours plus élevées ? Allah est grand, et ces gratte-ciels sont ses prophètes… Dans l’après-midi qui suit, je visite un peu la ville, ce qui est fait assez rapidement, et surtout déniche un supermarché pour commencer à remplir mes sacoches de façon plus sérieuse. Et bondis de joie en découvrant des recharges de camping-gaz, qui m’éviteront à avoir à recourir au réchaud à essence.

           

En fait, à cause des distances, la journée passera vite. La nuit va tomber, je me retrouve au pont à l’entrée de la ville, non loin de la gigantesque mosquée en construction. Parfait pour bâfrer, avant d’aller chercher un coin pour dormir non loin de l’aéroport. Or, voilà-t-y pas que le Petit Poucet ne retrouve plus les mies de pain semées sur le chemin à l’aller. Sur une autoroute un moment à six voies, je loupe le bon embranchement, et me voilà parti au loin, en direction de Al Aïn ! Consultation de la carte, une rocade (autoroutière bien sûr) me permet un peu plus loin de rebifurquer vers l’aéroport. Quelques km auparavant, je vise une dune, j’y pousse le vélo et m’affale pour une deuxième nuit sans équipement. Il est bientôt minuit, je viens de me taper une trentaine de km de trop, et je vais me cailler encore plus que la nuit précédente, car aucun arbre sous lequel dormir.  

           

Mais la bonne nouvelle sera le lendemain, après réchauffement des pieds gelés : le sac manquant est bien arrivé, complet. Je n’ai plus qu’à reprendre le chemin d’Abu Dhabi. En passant, provision au « Carrouf » du coin. C’est que les Emirats sont maillés d’un réseau confortable d’hypermarchés gaulois, certains (Derai, près de Dubai) auprès desquels nos carroufs nationaux font figure d’aimables supérettes de quartier. Je ne m’inquiète pas trop pour la bonne marche du groupe : ils pourraient même se permettre de vendre à perte (ou augmenter la paye des caissières) en France, avec les bénéfices qu’ils doivent engranger ici.                

 

           

COMBINAISON BUS+VELO

           

Mon but est le terminal de bus : d’une part, avec le retard du sac, j’ai perdu une journée, d’autre part j’aimerais bien étudier la faisabilité d’embarquer le vélo dans un bus, au moins jusqu’à Al Aïn, pour un futur voyage vers Oman, les vols vers Abu Dhabi ou Dubai se révélant moins cher, et le sultanat d’Oman commençant juste après l’oasis Al Aïn. Opération concluante. Pourtant, on ne peut pas dire que j’ai choisi le meilleur moment : 16h15, début de l’heure de pointe de retour des Indiens ou des Pakistanais, utilisateurs presque exclusifs de ces transports en commun, vers l’oasis de Al Aïn. J’ai déjà devant moi l’exact contenance d’un bus, qui du reste tarde à se mettre à quai, je suis déjà sûr de ne pouvoir embarquer que sur le prochain, dans 45 mn dans le meilleur des cas. Car, horreur suprême, ces bus n’acceptent pas plus de passagers que de places assises. On se croirait en plein totalitarisme occidental.            

           

Je suis surpris par la discipline de ces gens, originaires de pays où ce n’est pas la vertu cardinale, le Pakistan surtout. En fait, quelques fonctionnaires Arabes veillent au grain, afin que la file… indienne soit respectée. Hélas, un fait va venir perturber tout ce bel ordonnancement. Celui-ci pouvait tenir, tant que les bus se mettaient eux-mêmes à quai au fur et à mesure, l’un après l’autre. Mais voilà qu’après pas loin d’une demi-heure de retard, un bus arrive… puis 5 mn après, un autre se met à quai en même temps ! La discipline est rompue, les fonctionnaires sont débordés, c’est à qui resquillera. Le tout sans énervement, mais évidemment, avec mon vélo, je ne suis pas à la hauteur !

           

Puis c’est un troisième bus qui, probablement pour une destination plus lointaine, comble ses places avec d’autres passagers, en choisissant selon des critères qui m’échappent. Peut-être ceux qui ont un faciès musulman – si ça existe, car rien ne différencie un Indien musulman d’un Indien hindou ! Bon, je ne dis rien quant au refus fait à moi : après tout, j’avais qu’à choisir un autre moment dans la journée, ces travailleurs immigrés ont plus besoin de prendre le bus que moi et de rentrer pour le soir même après une rude journée de labeur.        

 

Un quatrième bus se met en place, le chauffeur déclarant tout de go « bicycle problem ». Bon, avec le monde qui reste encore à embarquer, j’ai compris, je commence à songer à attendre quelques heures. Mais c’est là qu’un fonctionnaire intervient, fait descendre un infortuné Indien du bus complet pour que je parte. Je me sens un peu gêné, mais bon, après tout… Ça fait deux bus de suite que je loupe, auquel mon statut dans la file originel me « donnait droit ». Finalement, il n’y aura pas de « bicycle problem ». Imaginons, en France, le surveillant d’une gare routière, qui ferait descendre un passager d’un bus pour y faire entrer un Salétranger à moitié bouseux voyageant à vélo ! Qui plus est un Anglais ! Vision apocalyptique. Vive nos sociétés avancées et sophistiquées.     

           

Je pensais que la route s’enfonçait dans le désert : ce n’est absolument pas perceptible vu d’autoroute. De chaque côté de celle-ci, non seulement les habituelles rangées d’arbres irrigués, mais aussi d’immenses « farms », toutes sortes de productions. Et pas que des produits traditionnels genre dattiers, mais plutôt du riz, du blé, des légumes, des volaillers, sans doute… des vaches aussi ! Tombée du jour, arrêt « classique » près d’un café le long de la route… mais surtout près de la mosquée, où une partie non négligeable du bus se rend.          

           

Le bus arrive enfin à la station de Al Aïn. Le centre-ville déborde de lumière, de jets d’’eau, de sculptures sur les ronds-points. Non loin de là, un palais qui se veut figure de fort à l’ancienne. Il y a quarante ans, Al Aïn ne devait être qu’une petite oasis modeste, tout de même mieux loti que ce pauvre village de pêcheurs que devait être Abu Dhabi il y a un siècle, avant de devenir capitale de l’émirat. Aujourd’hui, la redistribution des bénéfices du pétrole en a fait une ville presque aussi clinquante qu’Abu Dhabi. Au loin, je distingue, dans ce que je ne pensais qu’être un univers plat, une route en lacet, toute éclairée, menant à un sommet proche. Voilà un sujet d’excursion pour demain matin !

           

Diner aux chandelles enfin, aux néons, près d’un quelconque bâtiment administratif déserté à cette heure avancée de la soirée, et comme un papillon de nuit, je me dirige vers ces lumières zig-zagantes, essayant de m’en rapprocher pour trouver un endroit discret où dormir. Pas de chance : en fait, la route suit une banlieue sans fin. Je crois enfin trouver le terrain vague à ma convenance. Loupé ! Des véhicules n’arrêtent pas de m’y aveugler de leurs phares, certains semblent s’y adonner au rodéo-jeep avant d’aller se coucher. C’est un peu plus loin, auprès d’une route non encore ouverte au trafic, que je vais pouvoir m’installer, sans même sortir la tente. Mais cette fois, j’ai le sac de couchage, au moins je n’aurai pas froid. Un bon point.      

           

En fait, le Jebel Hafit était bien indiqué sur mon Lonely, que j’ai à vrai dire encore eu peu le temps d’entr’ouvrir. Montagne culminant à plus de 1200 m, à la frontière avec le Sultanat d’Oman, il constitue un magnifique belvédère sur l’oasis de Al Aïn-Buraïmi. Plus que le belvédère, c’est l’environnement rocheux désertique de la montée qui m’attire. Par contre, première mauvaise nouvelle côté vélo. Avant de partir, j’ai changé le triple plateau, qui commençait à être très fatigué, changé naturellement la chaîne, mais j’ai cru inutile de changer la cassette arrière, assez récente. Jusqu’ici, lorsque je changeais la chaîne, je savais qu’il fallait 500 à 1000 km durant laquelle la chaîne, neuve, allait sauter sur certains pignons, anciens. Au bout de ce temps, la chaîne, il est vrai vieillie prématurément grâce à ce stage commando, s’était fait aux écarts imposés par les pignons. Dans tous les cas, il n’y avait jamais aucun problème dès le premier km sur les petits développements, l’essentiel pour moi.         

           

Or cette fois, ce fut inexplicablement l’inverse : aucun problème pour les grands développements, ce qui a endormi ma méfiance lors des tests en France avant de partir, mais ce sont les petits qui n’arrêtent pas de sauter. Dès les premiers mètres de montée, la grimpette devient absolument impossible avec tout le barda ! Je décide de l’abandonner (le barda, pas la montée, ni le vélo), planqué sous un pont, et de monter ainsi allégé. Magnifique route ! Les virages s’empilent les uns après les autres, révélant des paysages minéraux superbes. La route termine sur un vaste terrain aplani, un peu sous le sommet. Je suis surpris : parmi les touristes, énormément d’immigrés, venus avec leur propre véhicule ! A croire qu’une petite minorité, non négligeable, de cette minorité (hors Arabes, tels que Syriens, Egyptiens…, qui ont souvent des métiers un peu mieux qualifiés) a pu accéder à un certain niveau de vie. Si les immigrés peuvent avoir des loisirs, maintenant…

           

Retour sur Al Aïn, la chaleur m’assomme presque ! Les moyennes annuelles me prédisaient un 24°, mais on approche souvent les 30° dans l’après-midi. Qu’est ce que ça doit donner en plein été… Cette ville a quelque chose de quand même plus historique que Abu Dhabi : outre un petit fort, un marché aux animaux, terminé cet après-midi, mais avec de nombreux employés immigrés, me lançant des bonjours, me demandant que je les prenne en photo. Quartiers populaires autour, loin des fastes du centre-ville proche, ou bien surtout des palais parsemant les avenues d’Abu Dhabi.            Il est vrai que Al Aïn est la conscience historique de l’Emirat d’Abu Dhabi, au même titre que l’oasis de Liwa, plus à l’ouest.        

           

           

JE RATE UN THE DANSANT AVEC LES TALIBANS

           

L’oasis de Buraïmi, où Al Aïn s’étend, a la particularité d’être partagée entre les EAU et Oman. Cela ne s’est pas fait simplement : l’Arabie Saoudite revendiquait une partie de ce territoire, Oman aussi. Chacun pour la bonne raison qu’historiquement à un moment donné, ce bout de désert appartenait à l’un ou l’autre. Et plus pragmatiquement, l’auriez-vous deviné, parce que des gisements d’or noir ont été repérés. Concrêtement, du moment que Oman détient ces gisements, l’oasis dans son intégralité est comme en territoire EAU : les postes-frontières ne sont situés que plus loin dans le désert, près des crêtes montagneuses – il est vrai plus facile à surveiller que si les passages frontaliers se situaient en plein milieu des rues de ce qui ne constitue, dans les faits, qu’une seule ville. Un grillage sépare toutefois les quartiers de chaque pays.

 

Buraïmi, côté omanais, n’est qu’une petite ville, un faubourg de Al Aïn. Par contre, il y a un très joli fort, plus « nature » que la majorité de ceux qu’on trouve dans les EAU, trop visiblement restaurés pour la plupart (la trop rapide urbanisation ne leur a pas laissé trop de chance). C’est là qu’un jeune homme, ne parlant pas anglais, me demande si je parle ourdou (pakistanais). Non, pas vraiment. Mais je comprends qu’il est afhran (le gh arabe se prononce légèrement rauque, il ne s’agit donc pas de l’Afganistan, mais de l’Afranistan), et, semble-t-il ajouter avec une pointe de fierté, taliban, gestes guerriers à l’appui. Et m’invite pour un thé !  

           

Je sais bien qu’il est très impoli de refuser une invitation au thé (là encore, il y aurait à redire : un Arabe, plus tard, m’a invité, mais devait s’attendre à un refus. Car alors que j’acceptais, il m’a serré la main, faisant ainsi comprendre que son invitation était toute théorique, une sorte de formule de politesse !), mais je décline. Même s’il paraît ma foi très gentil, quelque part il me gêne de sympathiser de quelque manière que ce soit avec des « étudiants de la Foi » aussi sectaires et surtout archaïques et agressifs dans leur conception du monde. Je ne peux guère leur pardonner la destruction d’un site bouddhiste – tout comme je ne peux guère pardonner aux hindous intégristes d’avoir détruit une mosquée en Inde, même si il y a longtemps les musulmans en avaient fait de même avec certains temples hindous. Je ne savais pas que leurs dieux respectifs prônaient la vendetta comme base des rapports humains. Surtout, avant ce soir, j’aimerais bien atteindre le site archéologique au nord d’Al Aïn.

           

Celui-ci n’est ouvert… que de 16h à 22h ! Au début, je crois à une coquille du guide. Mais en fait, sur place, tout s’explique : le site archéo a été en fait intelligemment conçu comme un parc public, et ceux-ci sont généralement ouvert en fin de journée, aux heures fraîches. J’ai encore la chance qu’il ne soit pas réservé aux femmes et enfants, comme le parc précédent où je voulais voir de près un autre fort. Le site contient principalement une construction de forme ronde, plus exactement torique (ah, fallait que je le place, ce terme !), ayant servi de tombe commune il y a 2 ou 3000 ans.

 

Décidément, les villes du coin sont très dynamiques, la nuit tombée ! Je me couche dans un terrain vague, non loin du site, mais au moins jusqu’à minuit, les bruits sourds de morceaux musicaux me parviennent d’un parc de loisirs, sans compter, comme la veille, des pétards un peu partout dans l’agglomération. On dirait les Alaskans et leurs fireworks systématiques. Tout ce qu’il faut pour soigner le sommeil d’un cyclo-voyageur fatigué…       

 

           

ENFIN LE VRAI DESERT   

           

A la sortie nord de Al Aïn commence enfin véritablement mon voyage à vélo. Ciel bleu, bien évidemment. Durant encore 60 km, bien que l’on traverse cette fois vraiment le désert, on n’en voit toujours rien depuis l’autoute Al Aïn-Dubai, puis sur la branche autoroutière menant à Ash Shuyab : toujours ce rideau de végétation, masquant parfaitement la toile de fond. Ce n’est qu’après la dernière ville de l’Emirat d’Abu Dhabi, en passant dans celui de Sharjah, que la route redevient « normale », sans arbres autour. Enfin le désert à moi ! Je m’attendais à un univers plat, informe, ininteressant, monotone, comme il arrive assez souvent dans les déserts. En fait, on passe de dunes rouges, au sommet desquels quelques chameaux indolents, à des zones plus quelconques, mais avec en toile de fond la chaîne montagneuse coupant la côte est et la côte ouest.

           

Cela dit, le désert… n’est pas désert. La route est parsemée d’installations, d’habitations, et plus on monte vers le nord, de petites oasis classiques, entourées de palmiers-dattiers. C’est dans l’une de celles-ci que j’échoue le soir, à l’écart de la route, poussant le vélo sur une piste à moitié sablonneuse. Nuit peinarde, au pied d’arbres bourrés d’épines propres à rendre visite à mes chambres à air.

           

Voici Al Dhaid, petite ville, et surtout carrefour de l’autoroute Dubai-Fujairah et de la route-semi autoroute Al Aïn-Umm al Qaiwan. Le trafic pondéreux est de retour. Mais enfin, la route se rapproche de la chaîne de montagne que je n’ai pas arrêtéde voir de loin le long de la route jusqu’à présent. Ce n’est pas que les sommets soient bien élevés par ici, guère plus de 800 m, encore moins l’atitude de la route, qui frôle les 500 m dans le meilleurs des cas. Mais le relief est si découpé, l’aspect désertique minéral ajoutant à la beauté sauvage, qu’on a l’impression de se trouver en haute montagne.

           

Masafi, au sommet du Wadi Siji, accès à la côte est, qui n’est plus qu’à 30 km. Toute la côte est en construction, de nouvelles routes ont été bâties, permettant de sillonner la région entre Kalba, Siji (Al Dhaid) et Hatta : certainement une zone très intéressante à parcourir. C’est à ce moment que je réalise que je n’aurai finalement pas le temps de parcourir en détail les EAU, notamment sa côte est. Finalement, cette côte est très pittoresque, sorte de Sinaï en pays riche.

           

C’est au nord de Fujairah, et surtout de Khor Fakkan, que la route côtière dévoile tous ces charmes : montagne déchiquetée se précipitant dans la mer (l’imprudente ! je parie qu’elle ne sait pas nager), plages désertes, pour la plupart non encore aménagées ; c’est même suprenant de voir un tel potentiel aussi peu exploité, quand on voit le bétonnage systématique de la côte ouest. Si, tiens, tout de même, une énorme bâtisse visible de loin, … un Méridien. Préfiguration cauchemardesque de ce que sera ce bord de mer d’ici une ou deux décennies ?        

           

 

LA PRESQU’ILE DE MUSANDAM

           

Dibba, extrême point nord de la côte est, pour les EAU tout du moins : plus au nord, il s’agit de la Presqu’ïle de Musandam, point hautement stratégique (Détroit d’Ormuz, entre l’Iran et les pays Arabes), « propriété » du Sultanat d’Oman. Les cartes indiquent un tracé, logiquement superbe, remontant la péninsule à travers de hautes montagnes dépassant les 2000 m. Hélas, les autorités omanaises se sont arrangés pour rendre la traversée impossible. On peut parcourir toutefois un tiers du total, en territoire omani sans formalités, puis bifurquer de nouveau vers les Emirats, à hauteur de Ras Al Khaimah. En fait, rien n’est certain, notamment l’état de cette piste en principe recommandée aux 4x4. Il existe d’autres possibilités de rejoindre RAK.        

           

La décision viendra du vent : alors qu’il soufflait gentiment de sud depuis quelques jours (donc favorable pour moi), voilà que ce matin il se lève, fortement du sud-ouest (en fait, d’ouest comme je le découvrirai plus tard), soulevant des nuages de poussière, et rendant pénibles les derniers km pour atteindre Dibba. OK, les alternatives consistaient à se diriger plein sud-ouest, l’affaire est entendu.

 

Je me dirige donc sur Dibba côté omani. En fait, l’agglomération de Dibba est divisée en trois : Oman, l’Emirat de Fujairah… et celui de Sharjah, qui possède de nombreuses enclaves au sien de l’Emirat de Fujairah. Les Emirats sont du reste un patchwork d’enclaves, celle d’Hatta (Dubai) dans Sharjah, celle de Manamah (Ajman) dans Sharjah, etc… Ils avaient tout intérêt à s’unir, sur le modèle du protectorat anglais, pour éviter des casses-têtes dignes du Caucase ((Haut Karabagh et tout ça) ! Pour autant, Bahrein et Qatar, qui faisaient à l’origine partie potentiellement de la fédération, ont décliné l’offre. Le pétrole pouvait le leur permettre. Tandis que Abu Dhabi et Dubai ont cru plus malin d’unir leurs efforts, et surtout leurs richesses, pour peser un peu plus.

 

Derniers ravitaillements en eau fraîche à une mosquée. Allah Akbar ! Après quelques km de goudron, la piste commence. En fait, elle est excellente, très bien entretenue, et justement de gros engins de chantiers viennent aplanir la tôle ondulée lors de mon passage ! Quelques bergeries, avec des tankers d’eau, mais une eau que je laisse par prudence aux chèvres. Pour autant, j’ai pu voir qu’elle coulait pure, probablement une eau rechargée régulièrement, et potable. Mais je préfère puiser dans mes réserves.

                       

La piste s’enfonce dans des gorges étroites, faisant furieusement penser aux gorges du Dadès, sauf que la piste est meilleure, et le parcours bien plus long. Circulation rare, quelques jeeps, quelques Occidentaux même. Contrairement à mes craintes, le profil est doux, la montée se fait très progressivement. Le soir, je suis à 650 m d’altitude, sans avoir eu vraiment la sensation de grimper. Mais devant moi, soudain, commencent les choses sérieuses : je vois le cirque montagneux, et la piste monter brutalement en courts et brutaux zig-zag au col – dont le nom est justement Zig-Zag Pass, ça ne s’invente pas. Mais n’en parlez pas à la Confrérie des Cent Cols, ils pourraient m’expédier en Enfer rien que pour avoir prétendu qu’il y aurait un col dans des montagnes aussi loin de la Terre de France (blasphème !).

 

C’est là que je trouve à dormir : pile poil, des abris de bergers, sans toît, mais des murs pour me protéger du vent violent. En fait, celui-ci me tiendra éveillé une bonne partie de la nuit. Après plusieurs nuits où la température peinait même à descendre sous les 15°, à cette altitude, enserré de sommets à 1500 m, avec le vent froid, le duvet est le bienvenu ! Le lendemain, en 2.5 km, les 300 m de dénivelé restants sont avalés fastoche, enfin, disons plutôt en poussant difficilement ma cargaison. Quelle vue au col ! Les nuages passent, rapides, et donne au paysage une allure fantastique. Roches ravinées, découpées et érodées sans doute plus par le vent que par les pluies, rares mais brutales, j’en oublie presque ce vent violent qui me balotte, et qui a failli me faire perdre mon coupe-vent au col : j’ai récupéré celui-ci de justesse, après une course-poursuite de 50 m, au moment où, avant de tomber dans le vide, il s’accrochait à une ultime aspérité.

 

 

COL OUVERT MAIS ROUTE FERMÉE

           

Si la montée fut brutale mais courte, la descente sera brutale mais longue, car je me retrouve rapidement à moins de 300 m d’altitude, après un sommet de route dépassant les 1000 m – car il aurait été trop simple que la piste s’arrête de monter au col. Une jeep militaire omani m’a croisé : ils me demandent juste, au vol, si j’ai bien mon passeport, ce qui me rassure un peu sur la suite. S’ils sont si peu formalistes, tout devrait bien se passer ensuite.

 

Je ne vais pas tarder à être fixé : tapi dans le fond des gorges, le camp militaire omani apparaît au dernier moment. En ce début de matinée, tout semble assoupi. Le camp est situé à un lieu stratégique, au carrefour des pistes vers le nord de Musandam et vers Ras Al Khaimah. La piste de retour vers les Emirats est ouverte, la barrière est abaissée sur la piste vers le nord. Qu’à cela ne tienne, je pars pour la contourner… et puis j’aperçois d’un coup un soldat, occupé à briquer je ne sais trop quoi derrière les grillages. Qui me demande mon passeport. C’est pas qu’y dit non, mais c’est qu’y voudrait bien qu’y y ait un visa omanais. Simple : il me suffit de rouler jusqu’à un point frontalier officiel, d’y payer le visa, de revenir ici. Bon, bref, je laisse tomber l’alléchante piste du nord, probable suite à la puissance deux du parcours réalisé depuis Dibba.     

           

Bon, je suis bon pour laisser tomber, et prendre la piste vers RAK. Le vent est cette fois franchement de face, dans des gorges impressionnantes. La piste est moins bonne, mais surtout je n’avance pas, peut-être même que je recule, à force de déraper sur les graviers. Ouf, enfin je vois le poste-frontière des Emirats, en fait un petit camp militaire, et surtout le goudron ! Je vais pour m’élancer sur l’asphalte… mais la sentinelle me barre la route, criant « closed ! ». Interloqué, je répète « closed ? ». Un poste en plein milieu du désert, officiellement je n’ai pas quitté les Emirats, et bien que je vienne d’un territoire omani, je ne suis pas entré en Oman. Alors, quoiquigna de closed ?

 

Je demande à voir le supérieur. La sentinelle me barre la route avec son arme en travers ! Ils ont trop regardé CNN lors de l’invasion d’Irak, ou quoi ? Pas de doute, cette jeune recrue prend au sérieux la défense de l’intégrité du territoire contre les hordes barbares venues d’Oman. Si ça se trouve, ce ne sont pas des Arabes, autant dire qu’on a affaire à des sauvages éventreurs de biens et pilleurs de femmes…Le supérieur, affalé non loin, confirme le non. Je supplie, je demande qu’ils appellent, mais le supérieur invisible confirme, sans appel. Ah ben ça, si je m’étais attendu…Résumons : je ne peux pas continuer vers le nord, puisque je n’ai pas le visa omanais, je ne peux pas continuer vers l’ouest, puisque je viens d’un territoire omanais. Euh, là je me paume. Il ne me reste plus qu’à revenir sur Dibba ! Bon, je n’ai nulle envie de revenir sur mes pas, la perspective de remonter la descente brutale du matin ne m’enchantant pas malgré les paysages spectaculaires.

 

 

DANS LE NO MAN’S LAND

           

Pour la journée, je déniche un coin discret dans l’oued, invisible de la piste (pas besoin que les militaires des deux côtés soient mis incidemment au courant qu’un curieux type à vélo traîne dans ce no man’s land de 12 km), attendant le soir. Une bonne partie de la journée, j’en pinçais pour resquiller au niveau du camp militaire omani. Tant qu’à être dans l’illégalité, autant faire le parcours le plus intéressant.

 

Et puis, arrivé le soir, j’échafaude un autre plan. Car le premier me semble finalement bien risqué. Bon, passer de nuit le checkpost omani ne me semble pas bien difficile. J’ai pu observer les lieux, il suffit, un peu plus bas, de longer le wadi (oued). Plus loin, je risque de tomber sur des jeeps de militaires, mais il n’est même pas sûr qu’ils me contrôlent. Mais le problème se posera pour ressortir. Car de nouveau, là, je risque de n’avoir pour unique choix que de revenir sur mes pas, sur une difficile piste de haute montagne de près de 190 km ! Ou alors, quitter le Musandam par la route côtière… Mais alors, il faut passer par le poste-frontière de Tibbat. Et là, il s’agit d’une vraie frontière, certainement bien éclairé, où les policiers risquent de ne pas dormir à 03h00 du matin. On peut aussi penser, comme j’aurai la confirmation le lendemain, que le poste est situé à un endroit stratégique, entre la mer et la montagne, donc peu de chances de pouvoir passer discrètement – sauf à me transformer en dauphin ou en bouquetin.

           

Un peu à contrecoeur, je me rabats sur ma première idée : repasser, clandestinement bien sûr, côté émirati. Ce n’est pas mon option préférée, mais c’est la moins risquée. Un seul passage illégal, et juste après, je suis en rêgle, au lieu de pédaler deux ou trois jours en irrégularité. J’attends donc tranquillement la journée derrière la butte qui me dissimule de la piste. Autant éviter, surtout en fin de journée, qu’un chauffeur me signale innocemment aux soldats « eh les gars, y’a un drôle de type sur un vélo, juste derrière moi ; vous pourvez pas le louper, il arrive, vous allez vous marrer… ».

 

Alors que la circulation avait été modéré tout du long de la journée, brusquement, dans les dernières heures, le trafic s’amplifie : bien au moins quatre ou cinq véhicules chaque heure ! L’embouteilllage guette. Les locaux rentrent avant le soir. Le trafic le confirme : le dernier véhicule passe en trombe, apparemment pour atteindre le goudron avant la nuit. Peut-être même ce poste-frontière est-il fermé à la nuit tombée, barrière abaissée, et que les soldats eux-mêmes s’en rentrent à un casernement en ville ?

           

Déception : deux kilomètres avant, je ne peux louper la lueur qui troue l’obscurité. De plus, toute la zone de l’oued, par laquelle je comptais passer, semble bien illuminée. Mais une autre lumière apparaît  : une dernière jeep arrive derrière moi, et il me faut précipitamment grimper sur la pente, parmi la caillasse, afin qu’on ne risque pas de rapporter innocemment ma présence. De mon perchoir, je jauge la situation : le passage, environ 100 m avant le poste, où je compte bifurquer est dans le pénombre, c’est à ce point que je rassemblerai mes dernières forces.           

           

           

FOLLE NUIT D’ARABIE

 

Dans l’immédiat, il faut attendre : si la nuit est bien tombée (18h30), les militaires ne sont sûrement pas près de dormir. Peut-être que d’ici 22h ? Hélas, un dernier véhicule isolé vient traverser la frontière dans l’autre sens, les militaires venant mollement lever la barrière. S’ils commençaient sans doute à s’assoupir, c’est raté. Mauvais timing, car la pleine lune ne va pas tarder à se lever ! Décidément, rien ne me sera épargné… Une autre inquiétude : d’où je suis, à plus de 500 m, j’ai entendu clairement les pneus crisser, voire croasser, sur les graviers de la piste. Dans le silence du désert, rien de plus normal, surtout que le vent violent, qui a soufflé encore fort toute la journée, vient de s’arrêter. Maintenant, autant attendre le milieu voire le fin de nuit, je me couche parmi les pierres.

 

Vers 01h30, je me décide, j’y vais. A pas feutrés. Tiens, et si j’enlevais mes baskets ? Car sur les graviers, elles font encore plus de bruits que les pneus ! A la distance où je suis, les militaires ne peuvent pas m’entendre. Mais quand je serai à moins de deux cents mètres ? Ca marche ! en chaussettes, je suis d’une discrétion sonore presque totale. Pour être encore plus discret, j’alterne des moments où je pousse très lentement le vélo, et d’autres où je le soulève. En fait, l’opération est risquée : le vélo est si lourd que je m’épuise rapidement, et je risque à tout moment de heurter le pédalier, et de faire tourner accidentellement la roue arrière, déclenchant le si fameux cliquetis de la roue libre. On fait mieux pour passer discret !

           

Ca ne rate pas, à un moment, le cliquetis se déclenche. Bien que je sois encore loin de l’objectif, j’entends soudain des voix au niveau du poste. Bien qu’ils ne parlent pas haut, je les entends presque distinctement, syllabe par syllabe. Apparemment, il semble qu’il s’agisse d’un coup de fil…mais soudain, j’entends une déflagration dans l’air, un coup d’arme à feu ! Bon, ça ne semble pas être dans ma direction, peut-être un code (un coup de feu toutes les heures ? Mais alors, pourquoi n’y en a-t-il pas eu jusqu’à présent ?), ou bien… un coup de semonce, suite à un bruit impromptu ?

           

Ça y est, cette fois, c’en est fait. Damned, gasp et tout ça, une jeep ne va pas tarder à venir me cueillir, on va me menotter, m’encagouler, m’encapuchonner, m’enbastiller, me torturer, me déporter vers Guantanamo – ou pire, me faire faire campagne pour Chirac pour faire barrage à Le Pen. Bref, des horreurs abyssales me guettent. Non. Rien. Calme, silence, quiétude et volupté. Nuit de pleine lune caline. Douce nuit d’Arabie.                   

 

Je reste là, immobile, durant probablement vingt longues minutes. En fait, pour peu qu’ils scrutent les environs, ils devraient même quasiment voir ma silhouette, éclairée par la pleine lune ! Bon, peut-être pas, car ils doivent être un peu éblouis par leurs propres éclairages. Mais je ne me sens que moyennement rassuré. Je reprends mon chemin, poussant mon équipage à une allure incroyablement lente : guère plus d’un mètre par minute !

 

Cette fois, j’atteins la zone d’ombre, il est déjà 02h30 ! Zut, alors qu’il n’y avait plus aucun bruit depuis 3/4 d’heure, un nouveau coup de feu éclate ! Là, c’est pas normal. Surtout que cette fois, ça ne peut venir de moi, j’étais silencieux comme aigle de serpent, et invisible comme renard cotique, ugh. Un nouveau coup de semonce ? Eh, qui dit qu’ici, il n’y a pas que deux coups de semonces, après on tire dans le tas ? D’un coup, je mesure la relative témérité de mon entreprise. Je l’ai entamée, sur le modèle de mes franchissements de checkposts chinois au Tibet, sauf qu’il s’agissait de policiers à peine armés d’un lance-pierre. Ici, j’ai affaire à des militaires, qui se prennent apparemment au sérieux qui plus est. D’ici que je me paye une balle en plein cadre…

           

Mais nous contrôlons la situation. Je suis dans la zone d’ombre, je n’ai plus qu’à attendre calmement. Le wadi est là, sur ma gauche. De plus, désormais à moins de 150 m du poste, je me rends compte qu’en fait le camp est assez bruyant : un générateur électrique ronronne, couvrant sans problèmes mes bien modestes frottements de pneus au sol. Et si je m’essayais à quelques vocalises ? C’est donc l’esprit un peu rasséréné que j’envisage la partie la plus délicate, la traversée du wadi.          

           

           

LA TRAVERSEE DU DESERT

           

La chance est désormais avec moi : la guérite de la sentinelle, probablement affalé à l’intérieur, est aveugle de mon côté ; les fenestreaux donnent de l’autre côté, et aucunement du mien ou du côté que je compte traverser ; d’autre part, le lit du wadi est nettement plus sablonneux que pierreux, contrairement à mes craintes initiales, ce qui fait que, ajouté au ronronnement du générateur, les chances qu’on m’entendent sont négligeables. Il est déjà 03h00 du mat’, en 90 minutes j’ai couvert guère plus de 500 m ! Halte aux cadences infernales sur le vélo. La chance continue : l’autre crainte était qu’avant le terrain de foot, que j’avais aperçu de loin, il n’y ait un grillage infranchissable, barrant le wadi. Même pas ! Tout juste un remblai de terre à franchir, qui n’opposera pas une résistance trop farouche à ma progression assez peu blitzkrieg.

 

Je progresse en terrain miné. Enfin, au second degré, j’espère ! Manquerait plus que ces cons aient disposé des mines personnelles, sans en avertir le grand public. A tout hasard, j’essaie de poser mes pieds sur des zones planes mais irrégulières, des fois que sous un terrain trop net, ou bien au contraire sous une pierre… Le terrain miné principal, c’est surtout la lumière, blafarde mais suffisante, qui fait que s’il prend l’envie à la sentinelle d’assouvir, ben une envie, je n’y coupe pas. Et là, si je raconte, marchant en chaussettes en hors-piste classé noir, que je me suis perdu en pleine nuit, on peinera à me croire !

 

J’atteins le terrain de foot, balayé par la lumière, je suis comme celui qui habite sous l’appartement de ivrogne qui oublie, un soir, de quitter sa deuxième botte : j’attends avec anxiété le troisième coup de semonce, ou le coup dans le mille. Cette fois, je suis à bonne distance de tir, il ne devrait pas être trop dur de faire carton plein. Heureusement, je porte mon casque de vélo, dont la résistance aux impacts de balle est bien connu. En fait, mieux vaut le porter, plutôt qu’il ne batte la breloque le long du cadre…

           

Le terrain de foot est atteint, le but l’est presque. En fait, il reste encore un dernier terrain plat, la rangée salvatrice d’arbres est à portée de roue. De ce côté, s’il prend l’envie à la sentinelle, et encore plus à son chef, de jeter un œil, je n’y coupe pas, toutes les ouvertures donnent sur ce côté. Mais non, rien. La guérite est à 100 mètres de là, j’atteins le goudron. J’enfourche le vélo, dépasse bientôt les derniers barbelés du petit camp militaire, et commence à reprendre ma respiration, stoppée dès 01h30. Il est 03h30, l’apnée a été un peu longue.

           

En fait, je vais encore rouler une douzaine de km, afin d’atteindre un carrefour : imaginons que demain, un soldat en patrouille à quelques km du camp me voit, après m’avoir vu la veille rebrousser chemin côté omani, il pourrait lui venir quelques soupçons déplacés. Certes, j’ai prévu un mensonge gros comme mes sacoches, mais j’aime mieux éviter d’avoir à fournir des explications vaseuses. Mon choix d’arrêt pour dormir un peu ne sera pas le meilleur : non loin d’un grillage, probablement une grande entreprise. Le « lendemain », je me réveille après deux heures de sommeil, une voiture de patrouille vient dans ma direction. Des militaires, des policiers ? De loin, je jette un « French ! ». Cela suffira à éloigner la jeep, probablement le service de sécurité de l’entreprise qui trouvait bizarre la présence d’un clodo. Mais puisqu’il s’agit d’un Français, rien de bizarre…           

 

Si vous connaissez un autre endroit (à part le Tibet) où, pour passer d’un endroit à un autre du même pays, il faut faire tout ce cirque, prévenez-moi ! Un expat’ rencontré plus tard me confirmera que deux mois plus tôt, il était encore possible de passer ici sans problème. La mesure est récente, et, espérons, transitoire.

 

 

LE NORD DE L’OUEST

 

Je ne perds pas l’espoir de me rendre à Khasab, que les complications frontalières m’ont empêché de rallier au plus vite. Au lieu de la piste, ce sera la route ! Et même l’autoroute, que je suppose tranquille, au nord de Ras Al Khaimah, la dernière grande ville de la côte ouest. Surprise, pas bonne : d’abord, beaucoup de semi-remorques, et puis une bande d’arrêt d’urgence assez peu roulable, voire inexistance, recouverte de sable et de gravillons. Il me faut partager la route avec des engins énormes qui ne se départissent pas un instant de la voie qui leur est assignée. La majorité conduit raisonnablement, mais il y a toujours le 1% de crétins qui se soucient peu de la présence d’un imbécile à vélo. Et à raison de 200 camions à l’heure, ça donne une certaine dose de risque quand on roule sur 40 km…

           

Qu’elle est loin, ma piste désertique de ces deux derniers jours… En fait, au bout d’une petite vingtaine de km, les camions préfèrent stopper au niveau d’un complexe industriel et portuaire, autour d’une énorme cimenterie alimentée par les saignées pratiquées sur les pentes avoisinantes (vous avez aimé, les « saignées » ? C’est un récit aux prétentions littéraires et poétiques marquées et revendiquées, bordel de merde). La tranquillité est de retour, relative quand même. La montagne se rapproche de nouveau de la côte (pourquoi aussi m’avait-elle abandonnée aux poids-lourds ?), le coin redevient sympa à rouler. Un petit fort restauré domine de loin la côte, du haut de sa colline, elle-même écrasée par l’arrière-plan montagneux

 

Je dépasse bientôt Sham, le dernier bourg avant la frontière. Mer bleu impecc, ciel bleu impecc, montagne ocre impecc, tout est impecc. On se croierait sur une corniche grecque ou turque. Au poste-frontière, mauvaise surprise : pour ce bout de territoire omanais enclavé, où je pense ne passer qu’une journée grand maxi, j’escomptais ne débourser que 1 livre omani, soit un peu plus de 2 €. En fait, il en faut 6, comme pour visiter Oman même (sauf qu’en repassant aux EAU, le visa n’est plus valable), et de plus 4 € supplémentaires pour quitter le territoire EAU. Si, en entrant en territoire omani à Dibba, on m’avait demandé ces sommes, j’aurais tiqué mais j’aurais payé : la piste montagneuse de Dibba à Khasab valait ce péage. Mais là, 18 € pour une escapade d’une journée, ça fait un peu trop.

 

J’abandonne donc. En fait, j’aurais préféré passer plus de temps dans cette enclave, mais le temps commence à m’être compté. Ça vaut aussi bien comme ça, je m’offre ainsi un laps de temps supplémentaire pour visiter la côte ouest des EAU. Ce ne sera pas de trop. Je traîne alors un peu sur une route adjacente, menant au fond d’un cirque montagneux, et desservant une petite oasis. Faute de grive omani, on se contente de merle emirati…

 

Un 4x4 arrive à ma hauteur. Ses deux occupants m’abordent en anglais, puis m’invitent à manger. Repas simple, « évidemment » entre hommes,  servie par une petite Philippinaise. C’est marrant, mais les seuls visages féminins qu’on peut voir sont ceux des immigrées ! Sauf qu’ici on ne les oblige pas à porter le voile, et que l’existence d’un temple hindou à deux pas de la principale mosquée de Dubai ne semble poser aucun problème. Si ces Arabes ne veulent pas se conformer à la vision que nous avons d’eux, en plus… Dommage quand même que les « vraies » locales soient encore plus couvertes qu’en Iran. Les traditions ont la vie dure, surtout quand elles touchent les femmes.        

           

Ali et Mohammed (original), l’un 27 ans, l’autre 30 ; l’un est policier, l’autre… disons agriculteur. Je ne verrai jamais leur femme respective, ni leurs filles. Le fils de l’un d’entre eux, même pas l’ainé, viendra chipoter avec nous, sera de la promenade en voiture autour du village, je ne verrai l’aîné qu’un court instant avant de partir. Certes, la célèbre hospitalité musulmane. Dont les femmes sont quasi-absentes, ces sous-êtres. Je sais bien qu’il est difficile de juger de rapports sociaux en dehors de leur contexte et seulement à partir de nos critères, mais ça fait toujours drôle, on ne s’habitue jamais. Entre la femme-objet et la femme être de seconde zone, n’existe-t-il pas un espace entre le néo-libéralisme sauvage de l’Occident prêt à flatter nos penchants… disons les plus « nature », et le purisme tradtionnaliste de sociétés (masculines) attachées à leurs valeurs, pas toujours bien « réactualisées » ?

 

N’oublions pas que ces pays, il y a cinquante ans, n’étaient jamais quasiment que des zones tribales, pauvres, vivant de la pêche aux poissons et aux perles, en accord avec le désert. Le maintien, parfois en surface seulement, de traditions, où l’aspect religieux occupe une place importante, est sans doute aussi un moyen de s’adapter en douceur à un développement économique ahurissant, le passage d’une société fermée au brassage le plus cosmopolite qu’il soit dans un pays arabe.  Cette situation aurait tourné la tête à bien des sociétés : apparemment, ici, le choc a plutôt été bien amorti. Après tout, ne pas oublier qu’en France, encore après la deuxième guerre mondiale, la religion avait une grande emprise. Et pourtant, le développement économique ne date pas des Trente Glorieuses ! Tout comme l’océan a une certaine inertie thermique qui fait que, pour prendre un sujet à la mode, le réchauffement de la Terre mettra un certain temps pour y avoir des effets sensibles (mais alors, durables), on peut supposer que les traditions et la religion ont une identique inertie au changement. Sur lequel repose peut-être une certaine forme d’équilibre et de stabilité.

 

Bon, après ce quart d’heure de fine étude psycho-sociologique dont l’intérêt ne vous aura sûrement pas échappé, reprenons. Ali et Mohammed me font visiter l’ancien village, celui d’avant le développement économique exponentiel. Il est étonnant que dans une zone aussi désertique, il ait pu y avoir une activité agricole. Nous sommes, il est vrai, au pied d’une abrupte montagne, permettant d’accumuler de l’eau non loin de la surface. Mais au jour d’aujourd’hui, ici comme ailleurs, l’essentiel se fait grâce à l’irrigation de bonne eau de mer dessalée ! Mohammed est donc agriculteur, propriétaire de quelques lopins de terre produisant notamment du blé… et permettant probablement de recevoir du blé gouvernemental. Au fond, n’est-ce pas la solution de nos sociétés frappés de plein fouet par un chômage continue (qui fait bien l’affaire des employeurs, la bonne vieille réserve industrielle), versement d’une rente moyennant un rôle social ? Dans ce cas, je milite pour que le voyage à vélo fasse partie d’un rôle social humain !

 

 

RAS AL KHAIMAH   

 

En route vers RAK, par la même autoroute dangereuse de l’aller. En chemin, ce sont cette fois deux Indiens qui m’arrêtent pour discuter : Martin et Heppe, assez curieusement… chrétiens ! Mais à leur insistance à opérer ma conversion, selon une technique qu’il me semble reconnaître, je les jurerais (Martin surtout) témoins de Jehovah. Les malheureux ne se rendent pas compte qu’ils ont affaire au Malin personnifié : ce ne peut être que le Diable qui inspire un être humain à voyager à vélo ! Arrière, Satan ! Ne me tente pas, avec ta pseudo-liberté à bord de ton engin diabolique !

 

Je trouve à camper non loin, dans une zone occupée par des arbres éparses typiques de régions semi-désertiques. C’est le lendemain que je comprendrai pourquoi la zone côtière est relativement cultivée : je trouve de la rosée sur ma tente, et pas qu’un peu ! Il est vrai qu’on est en plein hiver…

 

RAK, c’est-à-dire Ras Al Khaimah. Première grande ville depuis Al Aïn – même Fujairah, bien qu’étendue, n’était jamais qu’une petite ville. Le centre ancien est noyé dans une métropole moderne, comme toujours ici. Le fort a été classiquement restauré, occupé classiquement par un musée… fermé classiquement aujourd’hui, et ouvert classiquement demain uniquement pour les femmes et les enfants ! Et pourquoi pas après-demain seulement pour les chauves bedonnants (catégorie vers laquelle je m’approche, mais encore insuffisamment) ?

           

C’est à la sortie de la ville que je découvre de hautes dunes dominant l’autoroute, coin parfait pour m’allonger pour la nuit. De la rosée, là encore, il faudra en fait que je m’y habitue désormais pour le reste de mon séjour le long de la côte ouest. Sur les cartes, on croit déduire que dès la sortie de RAK, on se replonge dans le désert pour plus de 50 km, avant l’agglomération de Dubai-Sharjah-Ajman. En fait, les villages sont nombreux, et dans la nuit, les lumières sont partout – surtout qu’ils ne sont pas spécialement économes de ce côté-là. Pourtant, la montagne est désormais loin, je vois mal que ces villages aient pu avoir une vocation agricole un jour. Des chèvres peut-être, venant brouter les dunes ?

           

UMM AL QAIWAN, AJMAN, SHARJAH, DUBAI : 4 EMIRATS POUR LE PRIX D’UN !

 

En marge de l’autoroute, un autre émirat : celui de UAQ, Umm Al Qaiwan. Ces noms biscornus me sont en fait familiers, depuis une période professionnelle où, à la Poste, j’étais en charge du tri du courrier à destination de l’Afrique et de l’Asie. Il fallait se rentrer dans la tête ces noms, tout comme chaque composante du territoire de Hong Kong. Je ne pensais pas, à l’époque, que j’irai un jourvisiter les uns comme les autres. UAQ est l’émirat le moins peuplé, et aussi le plus tranquille. Petite ville un peu à l’écart des grands axes – quoique un faubourg se soit développé au carrefour à 12 km, il s’agit pour l’essentiel d’un port de pêche assoupi, probablement à l’image de ce que devaient être les autres émirats avant le pétrole et le commerce. Le vieux centre est à peine restauré, à peine goudronné, les maisons basses y dominent. En fait, rien de particulier, mais très paisible, le plus typique des sept émirats.

 

A l’entrée de la ville cependant, la classique mosquée moderne, gigantesque. Chaque émirat  a la sienne, un peu comme chaque grande ville américaine a sa copie du capitole. La nuit, ces mosquées brillent de tous leurs feux – verts bien entendu, la couleur symbole de l’islam. Surtout, on y trouve de l’eau, et c’est dans les environs que je vais m’allonger, au milieu de gravats de chantier où l’on a peu de chance de venir me réveiller lors d’un rodéo nocturne de jeunes en mal de dépense d’énergie juvénile (pourtant, appuyer sur leur nez pour en faire sortir le lait pourrait constituer pour eux une saine activité).

           

Ajman n’est pas très loin, mais déjà bien différente de UAQ. Il s’agit d’une ville d’une certaine importance, industrielle et moderne, déjà nettement moins typique malgré son beau fort. Et pourtant, la vraie différence, je vais la sentir en passant la frontière invisible séparant Ajman de Sharjah. Ajman est une ville relativement prospère, mais aux aspects un peu indolents. Sharjah apparaît immédiatement comme une ville riche, grouillante d’activité. Dès l’entrée en ville, ce sont les pelouses qui m’étonnent. Pas un seul brin d’herbe jauni ! Des mosquées modernes de partout, plutôt réussies, une architecture audacieuse dans les quartiers ouest.

           

L’ancien fort, reconstruit à l’identique à son ancien emplacement, est totalement écrasé au milieu de constructions démentielles. Tout proche, le quartier ancien joliment rénové, occupé désormais par une ribambelle de musées. Mais le plus intéressant est sans doute le port des boutres, en plein centre, sur plus d’un kilomètre de long, ainsi que le port de pêche artisanal : un nombre incroyable de bateaux de bois « à l’ancienne » attendent des chargements hétéroclites de marchandises ne faisant que transiter sur le territoire des EAU, à destination souvent de l’Iran, ou bien parfois de pays plus lointains (Pakistan, Inde). L’ambiance y est exceptionnelle, loin de la réserve propre sur soi et blanche du reste des Emirats. Les vrais enclaves sont ces zones portuaires, zone de « droit-non droit » et appels à ces voyages mythiques sur l’océan du temps de la flibuste et des grandes découvertes. 

 

Ce port débouche soudain sur Manhattan : tout au moins, sur un downtown hérissé de gratte-ciels un peu partout, sur un mode résolument futuriste. Les formes audacieuses s’y côtoient, chaque société ayant voulu ce qu’il y avait de plus avant-garde dans le domaine. C’est dans ce nouveau Nouveau Monde que se construit l’architecture de demain. Après demain, ce sera peut-être au Pérou, au Bangla Desh ou tout point qui détiendra l’or vert, qui sera peut-être devenu aussi indispensable que l’or noir actuellement… or l’or bleu, de tout temps.

 

Dubai est à portée de main. En fait, tout comme Ajman et Sharjah se touchent, Sharjah et Dubai ne vont pas tarder à se fondre en une seule et même agglomération, chacune tenant cependant farouchement à certains aspects de sa souveraineté. Sur les plages de Sharjah, émirat relativement rigoriste (le seul qui interdise totalement l’alcool), il n’est pas permis de batifoler presque nu sur les plages ; le plus surprenant, c’est la route côtière, dont les aménagements ne sont pas tout à fait terminés : à la frontière des deux émirats, non pas un checkpost militaire infranchissable, tout de même pas, mais les deux « corniches », l’une venant de Sharjah, l’autre de Dubaï, ne correspondent pas, les deux boulevards étant quasi-parallèles sur plus d’un kilomètre ! Il faut remonter obligatoirement à un carrefour-échangeur pour passer d’un émirat à l’autre, comme si les deux émirats s’éaient chamaillés pour des histoires de protocole. Curieux.

           

 

C’EST L’HEURE DES VISITES !

 

Les horaires d’ouverture des musées des Emirats sont chose complexe pour un esprit occidental étroit et bassement matérialiste et cartésien. Ça dépend de l’Emirat, ça dépend du ramadan. Et puis, il y a le ou les jours de fermeture, soit le lundi, soit le vendredi… soit tout autre jour, voire deux ou trois jours de suite ; et puis, il y a le jour, ou le matin, ou l’après-midi réservé aux femmes et aux enfants ; enfin, les horaires adaptées sans doute aux conditions climatiques observables une majorité de l’année, pas aussi marquées l’hiver : parfois ouvert uniquement le matin, parfois au contraire uniquement en fin de journée, presque à la nuit tombée. A partir de là, allez planifier vos visites ! Surtout que si vous loupez le coche, il vous faudra attendre dans le meilleur des cas le lendemain, voire le surlendemain, et que la même ville offre rarement un intérêt suffisant pour vous y attarder tout ce temps.

 

C’est ainsi que j’ai loupé la majorité des musées, par exemple à Ras Al Khaimah, à Umm Al Qaiwan et Ajman, et même une grande partie de ceux de Sharjah. Dans cette dernière ville, j’ai pu tout de même visiter, outre le fort au centre ville (mais de faible intérêt), le musée archéologique, très bien fait, très intéressant… et gratuit ! Du reste, le prix n’est jamais le problème pour les musées, leur prix d’entrée est souvent symbolique. A la pointe des techniques muséographiques. Idem pour le fort de Dubai, musée complet, conçu de manière très vivante. Les Emirats n’ont pas grand’ chose à montrer, mais l’argent leur permet de le faire bien au point d’intéresser le touriste-chaland , tandis que plein de pays autour (je pense à la Syrie) auraient tant de choses à mettre en valeur.

 

Mais ces musées permettent de se rendre compte que les EAU, ce n’est pas que le pétrole (dont les installations se concentrent pour l’essentiel dans l’ouest de l’Emirat d’Abu Dhabi). Dubai, rejoint de nouveau par sa voisine Sharjah, n’a pas attendu l’or noir pour se développer : en dignes successeurs des flibustiers de la Côte des Pirates qui « soulageaient » les bâtiments croisant dans les parages, et surtout en « dignes » précurseurs du néo-libéralisme sauvage préconisée par Reagan et Bush et emboîtée par une Europe servile, Dubaï se lança dans une économie « andorrane » en cassant les prix : pas de taxes, frais de transport réduits grâce aux transports maritimes, et frais de personnel réduits grâce à une gestion de la main d’œuvre qui a dû donner des idées à Thatcher (des salaires minimaux ? Et quoi encore ? Pourquoi pas considérer la main d’œuvre comme des êtres humains, tandis que vous y êtes ?). A partir de là, l’Emirat est devenu la reine de l’Import-Export, base d’un trafic tout à fait licite… mais parfois illégaux pour ses voisins (l’Iran notamment). Le système est bien lancé, et à vrai dire les EAU n’ont désormais pratiquement pas besoin du pétrole pour se maintenir. Le commerce, ça, ça rapporte durablement.

           

Faites un tour dans l’un des grands complexes commerciaux de Dubai. Tiens, celui de City Center côté Dubai. Notre Carrefour national y est implanté, immense, un monde fou le vendredi soir. Des acheteurs venus des pays voisins, d’Europe Occidentale, d’Europe Orientale, ressortant avec d’énormes cartons, des caddies débordant de produits. En gros, les biens ont un coût inférieur d’un tiers à chez nous, voire la moitié pour les vêtements par exemple. Sur des produits pouvant valoir un millier d’euros, un aller-retour par avion pet ainsi se justifier. Dire que je ne suis venu ici que pour faire du vélo ! Le con qu’a rien compris, quoi.   

 

 

SORTIE DE DUBAI 

 

L’agglomération de Dubai, autour d’un million d’habitants, s’étend jusqu’à Djebel ali, 35 km plus loin le long de la côte vers l’ouest. En fait, c’est le coin où je vois le plus d’Occidentaux, notamment sur les plages. Pas de complexe ici, tout le monde est en maillot de bain, les femmes, horreur satanique, en deux pièces, le nombril arrogant… tandis que quelques locaux ou Arabes expat’ (Syriens…) font trempette, le pantalon tout juste remonté au-dessus des mollets. Pudibonderie suprenante dans un pays si riche. Craignent-ils encore qu’Allah les observe ? Ce n’est peut-être pas l’envie qui manque à certains de jeter aux cactus les rigidités sociales, mais le développement économique est trop récent, et le maintien de l’essentiel des traditions est en fait un moyen d’absorber ces changements trop rapides.   

           

Dans une agglomération « normale » (donc, non nord-américaine. J’ai dit normale, pas une société débile avancée), plus on s’éloigne du centre-ville, plus on s’approche des cités ouvrières et autres peuplements pittoresques (qu’ils sont drôles ces pauvres). Ici, au contraire, ça devient encore plus cossu ! Pelouses vertes, taillées au mm et abondamment arrosées, probables palais cachés derrière ces murs de végétation. Et puis, la tour délirante de Burj el Arab, en forme d’immense voile levée par le vent, sur une sorte de presqu’île probablement artificielle. Et à côté, un ensemble hôtelier ou résidentiel en construction : Medinat Dubai, du reste à mon sens plutôt réussi (quoiqu’un peu tôt pour juger, une armée d’immigrés y travaillant d’arrache-pied). Plein de buildings bâtis façon ancien, avec les fameuses wind towers iraniennes importées aux EAU, système de climatisation naturelle. Vu la hauteur des bâtiments, donc le nombre de pièces à climatiser, ces wind towers doivent être plus là pour décorer, et l’essentiel de la climatisation doit relever des techniques habituelles « modernes » (et vive le CO2 !), mais qu’importe, reconnaissons que ce n’est pas mal fait.    

 

A un moment, une voiture immensément longue, digne du loup de Tex Avery, me dépasse, et va pour opérer un demi-tour et passer sur la chaussée en sens inverse. Le chauffeur, obligé de manœuvrer, avec une marche arrière, le tout sur une avenue assez circulante ! On ne soupçonne jamais les soucis des autres, si vous croyez que c’est drôle davoir une bagnole si longue, vous… Mais non, égoïstes, vous ne pensez qu’à votre relatif inconfort de votre train de banlieue à l’heure de pointe, serré comme une sardine.

 

Djebel Ali, fin de l’agglomération. Une fin qui n’en finit pas. Djebel est avant tout une immense zone portuaire, une immense zone industrielle, une immense zone de stockage. Je me suis surpris à chercher du regard un hypothétique hypermarché Carrefour, ou tout autre signe patent d’humanisation. En tout cas, pas cons, les émirs : en produisant notamment de l’aluminium, fortement dépensière en énergie, ils récupèrent la chaleur pour dessaler l’eau de mer. Si en plus du pétrole, ils ont des idées, maintenant… Y’ pourraient pas se contenter de correspondre à l’image qu’on se fait d’eux, de gaspilleurs inconscients et de joueurs de casinos ? Saletés d’Arabes. Il faut dire que 6 % de l’eau des Emirats est « produite » de façon naturelle (puits, sources), le reste provenant du dessalement. Et les gens du coin n’aiment pas se priver d’eau, de fontaines, de parcours de golf, etc... D’où l’importance de trouver quand même des solutions économiquement viables, même au paradis du pétrole.

           

 

FIN DU VOYAGE       

           

Djebel Ali est passé enfin, le jour également. Je distingue, dans le grillage entourant l’autoroute, une porte ouverte sur une piste ensablée en plein désert. Ce sera parfait, pour dormir un peu à l’écart, au-delà d’une petite butte masquant partiellement le bruit de cette autoroute démentielle : 2 fois 4 voies, et elles sont toutes en utilisation ! Pourtant, sur un trajet aussi long (150 km) et désert, un TGV me semblerait plus adapté et plus économique. Mais qui se soucie d’économiser, ici ? Bon point, côté Dubai, où je suis encore : non seulement les poids-lourds sont autorisés sur les deux premières bandes de droite, ce qui fait qu’ils peuvent se doubler sans avoir à utiliser la bande d’arrêt d’urgence, mais surtout, celle-ci est couverte, à intervalles réguliers, de bandes épaisses, dans le sens perpendiculaires, rendant aléatoire son utilisation comme voie annexe, et surtout pour doubler rapidement sur la droite. Du coup, à vélo, je m’y sens totalement en sécurité.

 

La nuit sera courte : demain est la dernière journée, comme toujours je suis un peu anxieux, style « et si le cadre cassait, comme ça d’un coup ? ». Bref, le genre de choses qui ne m’est jamais arrivé en plus de 350 000 km de voyage, mais que je redoute un peu, comme on craint le grand méchant loup. En fait, je crains une mauvaise surprise du vent, toujours possible. Il y a trop de jours qu’il m’est favorable, ça cache quelque chose. Il me réserve sûrement une vacherie. A 04h00, me revoilà plongé sur l’autoroute, illuminée, ce qui fait qu’y rouler en pleine nuit ne pose aucun problème.

 

Au bout d’une quinzaine de km, j’atteins l’émirat d’Abu Dhabi. Hélas, non seulement ceux-ci n’ont pas cru bon de poursuivre le système de barres sur la bande d’arrêt d’urgence, mais les poids-lourds ne sont autorisés que sur la première voie de circulation (toujours sur quatre). Résultat, afin de permettre aux rapides de les dépasses quand même, les camions lents utilisent de temps en temps la bande d’arrêt d’urgence comme « voie lente » ! Mais bon, ils me voient bien, et finalement tout ce petit monde conduit plus prudemment qu’il n’y paraît. Pourtant, ce n’est pas la peur du gendarme qui les retient, on en voit rarement. Celle d’Allah peut-être, son sifflet entre les dents ? Avantage pour lui, pas besoin des radars que j’ai pu voir le long des voies, en fait aisément repérables grâce à l’abri pour voitures de police non loin. La méthode discrète à la Dupont-d.

           

Tiens, je l’aurais parié : alors que je ne suis plus très loin de mon but, le vent se lève… dans le mauvais sens. Non, quand même pas du sud, mais de l’ouest, assez fort. Et comme je me dirige plein sud-ouest… Heureusement, sur une telle autoroute circulante, sans cesse frôlé par d’énormes semi-remorques, je ne sens pas trop. Ce n’est que sur la bretelle peu fréquentée vers l’aéroport que je le sentirai bien. Qu’est-ce que je vous disais ? Là encore, je pensais traverser un désert totalement inhabité : en fait, entre 20 et 35 km avant l’entrée d’Abu Dhabi, il existe une sorte d’énorme chapelet de villages, qui se suivent à la queue-leu-leu le long d’une route parallèle, au point de ne faire qu’un. Maisons modestes mais modernes, avec tous les deux kilomètres une mosquée, sur un modèle copier-coller. Dieu est unique. Mais bon sang, de quoi vivent-ils ici ? Dans les zones pétrolifères, OK. Dubai et sa région, on comprend avec le commerce. Au nord, je veux bien qu’il subsiste une petite agriculture-prétexte. Mais ici ? Ils élèvent le sable et le revendent au prix de l’or ? Si encore ils l’élevaient en dunes ! Maintenant, il n’est pas exclu que les habitants travaillent essentiellement à Abu Dhabi, dans une banlieue « pauvre » et éloigné de l’agglomération.

           

Voici bientôt l’aéroport, unique objet sinon de mon ressentiment, mais de ma pédalée fantastique depuis le quasi-milieu de la nuit. Dernières vérifications sur la confirmation du vol, la réservation du vélo (KLM), et journée-repos, à l’ombre, à essayer de liquider le trop-plein de poids emmagasiné depuis le début. C’est que le vélo s’est bien engraissé ! Mais cela ne suffira pas. Moi et mes stupides idées d’acheter des kg de T shirts et de chaussettes, parce qu’elles sont deux fois moins chères que chez Tati ! En plus, je tombe sur un employé tatillon, qui pèse tout, jusqu’au vélo, trouve 27 kg, et, magnanimement, me demande de payer 5 kg de supplément.

 

« Ca fait combien ? ». Pianotage rapide de clavier « environ 350 dirhams », soit autour de 80 €. Boufre ! Bon, on va voir ce qu’on peut encore racler, en attendant une responsable de la compagnie. Je crois malin de transvaser ce que je peux dans le sac de cabine. Mais cela n’a pas échappé à mes guichetiers du péage de soute, qui demandent à peser celui-ci : 25 kg ! En fait, je ne pensais même pas qu’il était si lourd, preuve qu’en fin de voyage, on a beau être fatigué, d’un autre côté on a l’entraînement. La KLM, qui n’est pas la pire des compagnies (voyez Air France et ses 5 kg), autorise 10 kg. Bon, je ne voulais pas le faire, mais je recours, presque involontairement, au grand jeu, calmement mais un poil xénophobe : « à l’aller, j’avais le même poids. Je n’ai connu aucun problème, ni à Lyon, ni à Amsterdam. Pourquoi ici c’est différent ? ». Bon, j’ai pas dit, « faites pas chier, sales bicots », mais c’est ce qu’on pouvait légitimement en déduire.

 

Le type est coincé entre sa conscience d’employé dévoué, faisant simplement au mieux le job pour lequel il est payé, et celle de ne pas embêter ce moitié clodo qui a l’air de tiquer pour un modeste supplément de 80 €, quand ici cela correspond au prix d’une nuitée dans un hôtel « classique ». Ils ne sont pas encore trop habitués aux routards radins aux cheveux gras. Je ne suis pas certain que l’argument que j’ai développé ait fait mouche, mais plutôt la conviction avec laquelle je l’assénais. Si ce malheureux garçon en est réduit à de telles extrémités, c’est qu’il doit vraiment manquer de sous. Allez, on va baisser le poids du sac de cabine (22 kg !), augmenter celui du sac de soute, et fermer les yeux. Je suis incorrigible, moi qui me disait que je ne discuterai pas si l’on me demandait un supplément pour excès de poids…

           

C’est ainsi que se termine cette balade arabe. Je pensais les EAU totalement insipide, mais découvrir un tel modernisme, certes tape-à-l’œil et peu économe en énergie, mais finalement bien géré compte tenu de la rapidité du passage à l’opulence, est une expérience. Et puis, surtout, la côte est et les montagnes de l’intérieur sont les signes avant-coureur du Sultanat d’Oman, que je compte bien parcourir prochainement. Surtout si, au Carrefour de Mascate, les slips sont à moins de 2 € pièce.

 

 

JEU CONCOURS : devinez combien j’ai eu de crevaisons ? Jeu gratuit. Envoyez simplement 500 timbres à 0.50 € (pour frais de gestion – réponses aux gagnants par e-mail), et si vous avez juste, vous aurez gagné mon estime. Par les temps qui courent, c’est important. Bonne renommée vaut mieux que etc…

Au fait, j’en sais fichtre rien, combien de fois j’ai crevé. Tiens oui, j’aurais dû noter ça. On ne pense jamais aux choses essentielles, en voyage, le nez bêtement en l’air et la bouche à béer sottement. Envoyez toujours les timbres, on verra après. Comment ça, je suis un as de l’art Nakh ? De lard cochon, oui, plutôt (humour gras).

 

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