UM MANI PADNI UM, MEFIEZ VOUS DES DRAPEAUX A PRIERES !

 

Après avoir parcouru plus de 1300 km depuis l’est Tibet (formellement interdit aux étrangers. Formellement est le mot, puisque pour les cyclistes, il s’agit d’une véritable passoire), et un repos bien mérité à Lhasa, il ne me restait plus que le millier de kilomètres jusqu’à Kathmandu, via 4 ou 5 cols à plus de 4000 m, et 5 de mieux à plus de 5000. Le premier à franchir se trouve être le plus haut franchissable au Tibet Central, le Zhugu La à 5259 m.

En fait, à la sortie de Lhasa, une mauvaise surprise m’attendait : la route était en réfection. Au départ, je pensais avoir droit à 5 ou 10 km de travaux : en fait, sur les 72 km me concernant, l’ancienne route, étroite et dont le revêtement commençait à donner des signes de fatigue, a été purement et simplement remplacée par une piste large. Oh certes, le goudron, neuf et tout lisse, a commencé à faire une apparition sur deux secteurs de 1.5 km chacun, mais au prix de passages abominables.

C’est donc un peu abattu que je trouve refuge chez les cantonniers de Yangpachain, non loin du carrefour où devait commencer la piste. Et en fait, celle-ci sera en bien meilleur état : une bonne piste, comme j’en ai rarement trouvé au Tibet. Généralement, ça oscille entre la tôle ondulée, le sable et la caillasse. Montée très progressive : de Yangpachain, 4150 m, au col, 5259 m, il y a 56 km. Les vingt premiers kilomètres, c’est même quasi-plat, puis commence tout doucement à s’incliner en remontant la vallée sur près d’une trentaine de km.

 Passés 4400 m, on ne voit plus de maison en dur, ce ne sont que des tentes de nomades jusqu’à 4800 m (j’en ai vu jusqu’à 4900 m, au pied du Mamzhong La). Cela dit, de l’habitat  en dur permanent, j’en ai vu dans la montée du col suivant, jusqu’à 4750 m ! En Bolivie, j’avais bien vu un petit village minier à 4700 m. Mais ici, il ne s’agit pas de mines, mais d’élevage : des yaks surtout, des moutons aussi. Voilà des animaux qui ont du coffre !

 Brusquement, juste après un dernier pont, la piste se cabre à 5 %. J’en entends qui ricanent : « 5 % ? Peuh, je passe ça en 42x24, et encore, un lendemain de grippe ! ». Oui mais. Tout d’abord, nous ne sommes pas sur de l’asphalte frais, mais sur de la piste, même si pour cette fois il s’agit d’une bonne piste. Ensuite, ici l’on ne part pas le matin aux aurores, et retour les pieds sous la table pour midi : ce qui signifie qu’il faut transzporter sa maison avec soi. Et il n’y a pas un Codex ou un Leader Price tous les 4 ou 5 km, mais au mieux une vague échoppe tous les 40 km à l’éventail très basique (de la bière, quelques biscuits, parfois, suprême luxe, des soupes de nouilles) – dans le cas qui nous concerne, la distance entre les deux échoppes est de 84 km. Donc, les sacoches devront être garnis en conséquence de victuailles. Et puis, à 4500 / 5000 m, il fait forcément froid la nuit, et ça peut être pareil le jour. Donc, il faut des vêtements et le couchage en conséquence.  

Voilà votre vélo chargé d’un minimum de 25 kg de bagages (j’en avais bien 35, venant de faire le plein à Lhasa, y compris un pneu de secours, après celui qui avait lâché d’un coup dans la descente du dernier 5000). Enfin et surtout, 4000 ou 5000, ce n’est pas un gentil col à 2000 m : 4000, à force, on est accoutûmé ; 4500, on se surprend à souffler comme un phoque devant la moindre difficulté ; 5000, quoi qu’on fasse, on se retrouve les jambes en coton, et 3 % vous en paraîssent 6, 5 % se montent comme 10 %. Vous commencez à comprendre pourquoi je dis que la piste « se cabre ». Il ne me reste alors à monter que 8.8 km et 400 m – en fait, l’équivalent de 800 m pour les jambes et le souffle. Avec les pauses-souffle obligatoires, ça se fait en près de deux heures…

Ce col fait quasiment l’exception avec la majorité du Tibet : cette montée finale se fait un peu en lacet : 5 épingles à cheveux, un rêve ! Un soutien psychologique à ne pas négliger, habitués que nous sommes à tricoter les routes de l’arrière-pays niçois ou autres parcours zig-zagant. Ici, généralement, ça grimpe droit. Oh certes, on suit les contours de la vallée, s’insinuant entre les parois de montagne. Et puis, vous voyez le col. Vous vous dites : chouette, encore 2 km et j’y suis ! Vous ne tardez pas à vous rendre compte que vos 2 km en faisaient 5 ou plus, leurrés que vous étiez par la pureté de l’air et le gigantisme du paysage, qui faussent l’appréciation des distances.

Ces virages étaient d’autant les bienvenus que le vent soufflait bien sûr de face, venant du col. Autre loi qu’il faut oublier ici : le matin, le vent ne descend pas des cimes, pas plus qu’il ne remonte les vallées le reste de la journée. En fait, le vent souffle comme bon lui semble, à l’heure qu’il veut, avec la force qu’il veut, et avec la provenance qu’il juge opportune. Seule loi : il souffle tous les jours.

Je vois enfin les drapeaux à prières (et vous, vous voyez enfin se débusquer le titre du récit, il était temps) voleter au dit vent, c’est le col ! Crrr… j’ai juste le temps de stopper net avant la cata : un drapeau à prières qui s’est détaché d’un des fils d’étendage a trouvé moyen d’aller s’entortiller autour de la roue libre, et d’aller coincer le dérailleur arrière dans les rayons, au point de rupture.

C’était décidément le voyage aux dérailleurs : à Hong Kong, après deux jours, je cassais le dérailleur arrière, moi qui n’ai pas eu une seule casse dans ce domaine en 25 ans de cyclo-camping, cyclo-grimping ou cyclo-muleting…Précautionneusement, je démonte la roue, et examine l’étendue des dégâts. La patte du cadre est tordue, diverses pièces du dérailleur itou ;  à vrai dire, il n’y a pas grand’ chose qui ne soit pas tordu. J’entreprends de détordre ce que je peux, alors qu’une giboulée commence à envahir la zone du col. Je pare au plus pressé. Quelque chose reste coincé, tant pis je descends sans pédaler, cinglé par le vent violent et la neige. 2.5 km après le col, les yeux mi-clos fouettés par la grêle, je distingue des ruines à 5100 m d’altitude, et songe m’y arrêter pour la nuit, et améliorer un peu la tenue du dérailleur.

Et puis, c’est le miracle : virage approprié, le vent violent me devient enfin favorable ! Du coup, ce sont 30 km que je descends, à toute vitesse sur la tôle ondulée, au risque de faire une embardée. Le dérailleur, qui semble avoir la tête solide, s’est remis peu à peu à fonctionner. Sûrement les quelques degrés de température supplémentaires. Je trouverai finalement refuge pour la nuit sous un pont à sec, à l’exact position où la piste commence à remonter au col suivant, et contre le vent.

Après coup, je me suis dit que le drapeau à prière devait être celui de l’âme d’un Tibétain qui voulait que je reste avec lui…au col, à 5259 m, en pleine bourrasque de vent, non merci !

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