ORIENTE VERS L'ORIENTE

 

MARGARITA

 

Un cri strident dans la nuit. En même temps, un grand crissement de frein, et un tangage comme si le bateau allait couler. Cette fois, je me vois bien les pieds en l’air, moi qui n’y avait jusqu’à présent que la tête. Le fait est que s’il y avait eu un ravin au bord de la route, nous y aurions eu droit.

 

Le bus s’est finalement arrêté, perpendiculaire à la route, juste à l’entrée de la ville qui signait la fin de cette expérience autobusistique. Le chauffeur a dû hésiter entre la route entrant dans l’agglomération, et une voie de contournement. Heureusement qu’il était 3h30 du matin, aucun autre véhicule à tamponner, aucun camion-citerne d’essence à accrocher. Plus de peur que de mal pour les passagers, tandis qu’un des phares avant, toujours allumé, pendouille bêtement, tel un oeil énuclée, que l’équipage roulant tente vainement de re-fixer dans son orbite. Au moins, la plaque d’immatriculation est bien visible ! En fait, trois semaines plus tard, en parcourant cette fois à vélo cette portion de route, je frémirai rétrospectivement, en pensant que l’incident aurait pu se produire dans l’une des nombreuses zones en corniche au-dessus de la mer qui jalonnent ce parcours. Certes, il y a souvent des garde-fous, mais ils sont là pour garder les fous, pas les bus.

 

Nous sommes au Vénézuéla, je suis parti de Caracas, et arrive 15 h plus tard à bon port (c’est-à-dire au port de Cumana), pour ce qui devait prendre 10 h maxi. Encore en cours de route a-t-il fallu troquer le superbe « bus-cama » (bus climatisé, avec des sièges inclinables, de l’espace et une bonne suspension) contre un bus local faisant connaître les joies de la moindre bosse sur la route, le bus principal étant tombé en panne de climatisation en cours de route ! Je me demande comment du reste ils ont fait pour avoir le bus de remplacement si vite, l’attente en pleine nuit n’a guère duré plus de 20 mn ! A croire que c’était prévu comme ça sur l’horaire : « correspondance à 1 h du matin avec le corbeau de ravitaillement local »...Détail : la compagnie qui m’a ainsi transporté s’appelle.... « Responsable de Venezuela ». J’ai hâte de rouler avec la compagnie concurrente « Irresponsable de Venezuela »...

 

Mais enfin me voici à Cumana, le port d’accès à l’île de Margarita, et le point d’entrée de la côte extrême-orientale du Vénézuela. En principe, sauf dans les très grandes villes, quand vous débarquez dans une ville à 3h30 du matin, il n’y a pas âme qui vive, c’est le creux, le repli de la nuit, la zone d’ombre de l’existence humaine. Des romans, des films, situent souvent vers minuit, heure symbolique s’il en est, des événements étranges, style des envahisseurs s’emparant des âmes des vivants etc... En fait, c’est vers 3h, où même les insomniaques finissent par sombrer sans même s’en rendre compte, qu’ils devraient situer ce « trou noir ».

 

Cumana doit déjà avoir été prise en mains par les envahisseurs, et je détaille les mains des passants, pour voir si par hasard leur annulaire ne serait pas rigidement droit (replongez-vous dans les oeuvres complètes de David Vincent, il les a vus, il sait). Il faut dire que c’est un port, et qu’un port ne s’endort jamais. Je pédale au jugé en direction de la mer, finis par me retrouver à l’entrée du port de pêche, où l’on m’indique l’emplacement du terminal des ferries, mais où pour la deuxième fois on me déconseille fortement de m’y rendre. Quoi, les envahisseurs dissèquent en ce moment, les morts-vivants sucent le sang de leurs victimes ? Non, je risque fort de tout me faire voler ! Bon, je m’étends non loin, dans l’enceinte du port de pêche, en bonne vue de ces cerbères qui visiblement, ou plutôt auditivement, adorent la musique dansante latine, en attendant le jour, plus très loin s’il ne musarde pas en route.

 

L’île de Margarita, c’est le paradis des surfeurs pour les uns, Porlamar, aux allures de Cancun vénézuélien pour les autres. J’y verrai très peu d’Occidentaux, le coin doit surtout faire les délices des Caraquenos en goguette – et puis, Mars, ce n’est pas vraiment le mois des vacances, ni pour les Européens, ni même pour les Nord-Américains plus proches. Pour moi, c’est surtout une jolie petite île montagneuse, avec quelques villages coloniaux – quoique les vestiges, de ce côté du Vénézuéla, m’ont laissé sur ma faim, comparé aux villages andins de « Los Pueblos del Sur », ou de Merida. C’est pourtant un des premiers lieux où Christophe (qui ne chantait pas encore, ni ne criait Aline) a débarqué, et la première ville continentale fut même bâtie sur une petite île dépendante, avant d’être reprise par la mer lors d’un raz-de-marée.

 

Après plusieurs nuits d’hôtels, d’abord un **** à Madrid, suite à un loupé de correspondance aviatique, puis à Caracas et à Porlamar, des chambres aveugles dotés de ventilos à faire vrombir toute la nuit sous peine de mourir étouffé, j’ai hâte de faire un peu de camping. La zone s’y prête moyennement : des cactus de partout ! Je trouve finalement un...sentier cyclable, traversant ce champ pour rejoindre la côte. C’est donc entouré de ces cactus, de toutes formes, et de sauterelles géantes inoffensives (sauf....à partir de combien de millions ?), que je campe.

 

Mal m’en a pris, comme on pouvait s’en douter : j’ai eu beau faire attention, aussi bien en entrant dans ce champ de mines qu’en en ressortant, mes chambres à air sont truffées de partout ! J’aurai beau faire, il y en a toujours un qui échappe à ma sagacité, et je vais rester 1h30 le long de la route, à gonfler, regonfler, re-regonfler mes chambres à air. Les crevaisons les plus retorses sont les minuscules, que seule une plus fine expertise dans le lavabo d’une chambre d’hôtel me permettra de confondre. N’allez pas raconter que je suis tombé sur un cactus, j’y sentirais une pointe de sarcasme percer.

 

Bon sang qu’il fait chaud ! Bon, je m’en doutais un peu, vu que l’an passé, toujours au Vénézuéla, mais alors dans les Andes, même à 2000 m je trouvais qu’il faisait bien chaud. Alors, ici, au niveau de la mer...La brise marine, parfois forte, ne rafraîchit pas vraiment : le seuil d’effet thermométrique, c’est 25°. En dessous de cette température, un vent rafraîchit, évidemment de plus en plus suivant sa force, et bien sûr, inversement si au-dessus de 25°. Ce qui semble être le cas, on dépasse même sans problème les 30°.

 

Bon, on oblique alors vers la montagne. Par chance, la côte, dans ce coin, est bordée par une chaîne montagneuse, dépassant même allégrement les 2000 m par endroits. Dès la sortie de Cumana, me voici dans une vallée verdoyante, enchâssée entre deux parois. Comme dans les Andes, le moindre recoin est occupé par une ferme. Certes, une vallée, c’est riche, et la vente d’ananas le long de la route me le confirme, mais cela me fait dire que cette forte densité de population (uniquement en fond de vallée, car la nature reprend ses droits, sur les pentes abruptes toutes proches) pourrait avoir une autre cause. Comme dans le Brésil proche, et probablement dans d’autres pays d’Amérique Latine (Honduras...), la propriété (les bonnes terres, cela va de soi) est entre les mains d’une minorité de possédants, qui du reste, en leur temps, ont volé la nation, avec la complicité de gouvernements corrompus). La population n’a d’autre choix que de se rabattre sur les terres qui n’intéressent pas ces propriétaires fonciers, et notamment les vallées de montagne.

 

Chavez, le controversé (pour les possédants !) président Vénézuélien très démocratique (1) a l’intention de changer tout cela, en redistribuant la plupart de ces terres, laissées en jachère parfois jusqu’aux 2/3 de la superficie. La partie s’annonce rude, car la majorité des rouages de l’Etat (fonction publique, justice...) est encore souvent grandement aux ordres des puissants, qui s’estiment injustement et temporairement écartés de la conduite des affaires publiques pour alimenter leurs affaires privées.

 

En attendant, pas facile de trouver un endroit pour manger tranquille, faire une sieste, même s’il est vrai que le Vénézuélien n’est pas collant pour un sou. Les conducteurs eux-mêmes sont d’une très grande sobriété, à part quelques connards habituels qui cherchent à frimer à bord de leur superbe américaine. Du reste, on ne voit que ça, la mini-voiture japonaise ou italienne, ça n’a pas encore pris ici. Pour autant, la majorité de ces bagnoles sont visiblement retapées et re-retapées. Le prix de l’essence est ridicule (...2 centimes d’euros, soit 13 de nos anciens centimes !), mais la bagnole, c’est pas donné, même si je soupçonne un marché d’occasions entre Miami et ici.

 

(1)   Pour un président qu’on décrit allègrement comme un « Napoléon », qui serait peu respectueux des libertés, etc..., c’est le seul, à ma connaissance, qui ait mis en place un système permettant un référendum populaire pour démettre le président, qui s’y soit soumis (alors même que le doute planait sur les conditions d’obtention des signatures ouvrant le référendum)...et qui l’ait gagné haut la main, certes pas selon un pourcentage « soviétique », mais selon un pourcentage qui ferait rougir bien des Bush, Chirac, Blair et consorts. En fait, quand chez nous on parle de démocratie, cela signifie : oui mais, la populace n’a pas son mot à dire, abreuvons-là de jeux télévisés stupides, bourrons-leur le mou de guerre d’Irak zéro mort, et ils voteront comme on veut...

 

ACCES A TRINIDAD

 

« 30000 bolos ! »

La somme fait réfléchir. Il s’agit tout de même de 10 (dix) euros, soit de 1 fois et demi à deux fois le prix d’une chambre d’hôtel (catégorie « les fenêtres c’est du luxe »). Je calcule vite fait, entame un vain marchandage :

« 25000 ? »

« 30000 », poursuit l’inflexible bonhomme, tout en continuant de hacher menu ses tiges de canne, ce qui coupe court à toute discussion (certains moments, on se sent très « tige de canne », pas vous ?), « de toutes façons, à vélo, tu n’y arriveras pas ».

Le bougre a raison, et je le voyais bien arriver, ou plutôt, je l’avais déjà bien vu s’arrêter, ce taxi, négligemment, juste devant moi, en plein milieu de nulle part le long de la route déserte de la Péninsule de Paria. Il est bien placé pour savoir que le trafic a été interrompu, 25 km plus avant, à hauteur de Rio Seco.

 

Pourtant, tout avait commencé comme sur des roulettes : à Carupano, après une courte nuit d’hôtel (réveil à 03h00, « grâce » à l’étouffante chaleur suffocante de la chambre, malgré le ventilo aspirant à qui mieux mieux le stock de degrés Celsius accumulé dans les murs toute la journée, direction le terminal de pasajeros, autrement dit l’autogare. On m’avait promis le premier bus à 04h00, mais je n’y croyais pas trop : venant de Caracas, voire Valencia, 14 à 17 h plus tôt, il est bien rare (voir le récit ci-dessus) que ceux-ci ne prennent quelques heures de retard dans la vue. Mais ô surprise, à 04h15 mon bus arrive, l’embarquement du vélo, des bagages, de moi et des autres passagers ne prend pas plus de 5 mn, et zou !

 

Du coup, je me vois débarquer sans problème à Guïria vers 07h00, au pire 08h00, donc largement le temps de calculer mon coup (et mon coût) pour gagner l’île de Trinidad. Par internet, j’ai appris l’existence d’un bateau hebdomadaire, mais pas un ferry, juste une navette de passagers. Pas plus de 2 bagages par personne, le vélo doit être démonté et emballé...Je crains le supplément de prix négocié en bord de quai, sans marge de négociation. Le Petit Fûté affirme qu’on peut aussi négocier des passages avec des bateaux de pêche, mais c’est du style aléatoire, surtout quand on se retrouve tout seul avec son petit vélo.

 

Avec cette fois la fraîcheur de la climatisation du bus (j’ai oublié ma petite laine dans les bagages, en soute), je peine à trouver le sommeil. Je trouve qu’il n’avance guère, semblant ralentir en permanence. Et puis, à un moment, il est 06h27, nous sommes au terminal de Güiria, tout le monde descend ! Ce n’était qu’un rêve, mais prémonitoire à sa manière. Vers l’heure susdite, l’un des chauffeurs vient me réveiller. Ca doit bien faire au moins 30 mn qu’on est arrêté (c’est bien ce qui me semblait, dans mon état somnolent), car il y a une « disturbacion », et tous les passagers ont quitté le navire.

 

Je comprends rapidement la « disturbaction » : à l’entrée d’un petit village, stratégiquement bien situé du reste, un barrage fait de gros troncs de bois, la population amassé, banderoles en main, et demandant à voir le gouverneur. Le cortège hélas habituel des revendications de ces pauvres villages perdus, surtout dans l’Oriente, avec pourtant des gouverneurs souvent du côté de Chavez – mais il est vrai, certains opportunistes parmi eux, et surtout d’importants blocages de la part des services d’Etat, longtemps acquis à la cause des précédents oligarques ayant dominé trop souvent en Amérique Latine, une fois revenu le temps de la démocratie. La police est déjà là, certains discutant bon enfant avec les manifestants (ils sont parfois de l’autre côté de la barricade, et l’on s’attend à tout moment à en voir un brandir le poing et demander justice en compagnie des paysans), la presse locale aussi, enfin bientôt quelques agents de la « Protection Civile y Administracion de Desastres ».

 

Pour moi, le désastre (relatif ), c’est que l’incident se produit 80 km avant Güiria, que je me vois mal parcourir sous la chaleur écrasante et contre les azilées en 6 h, avec 30 kg de bagages. Comble de malchance, mon bus est le premier véhicule arrêté, il est vrai peut-être le premier de la journée à circuler. Au début, je me monte un cinéma : le gouverneur a dû être réveillé promptement, le temps pour lui de prendre un déjeuner, une cravate et son attaché-case, il sera là pour 08h00 au plus tard, et va régler le problème en deux coups de cuiller à pot. Et pourquoi pas accueilli par la fanfare municipale, avec majorettes, tandis que j’y étais ?

 

Régulièrement, il se produit des conciliabules avec les forces de l’ordre, qui de toutes manières n’ont pas les moyens de débloquer la situation, et donc la route, et des représentants des paysans. Mais ces négociations tournent court à chaque fois. A 09h passées, cette fois, je l’admets, c’est râpé, le blocage va durer au moins toute la journée, espérons seulement que ça ne finira pas par de la viande froide, comme parfois à Caracas. Cela dit, si loin des tensions de la capitale, je vois mal ces flics-là charger, peut-être des membres de leur famille pour certains.

 

Bon, je quitte à mon tour le navire, l’avant-dernier des passagers. J’essaie vaguement le stop à la sortie du village, mais visiblement ça ne marche pas. Même les taxis ne veulent pas s’arrêter ! Tant pis pour la navette hebdomadaire. Je suis parti pour n’arriver que ce soir à Guïria. J’essaierai de voir demain s’il y a un bateau de pêche ? Le long de la route, pratiquement pas de circulation, juste du cabotage de hameau en hameau. Et puis, tout en roulant, je consulte ma carte : la prochaine ville, Irapa (nom de circonstance), est à 38 km, plus que 32 maintenant. En accélérant un peu, je peux y être vers midi et demi, et sans doute qu’on doit pouvoir choper soit un minibus (avec le vélo ?), soit un taxi, et arriver à Guïria vers 01h30, juste à temps. Je calcule mentalement le prix que je suis prêt à consentir au taxi, pour ce trajet de 40 km, je me fixe 20000 bolos.

 

Sur ces entrefaites, un taxi me double, qui s’arrête juste devant moi, sort ses tiges de canne, et fait mine de les couper. Comme s’il ne se doutait pas que ce gringo allait jusqu’à ce trou perdu de Guïria, juste pour le bateau hebdomadaire, et que nous sommes justement mercredi, jour de cess enfants de voyageurs ! Mais son arrivée ne pouvait que tomber à pic, quoique je continuais à me demander si j’allais réellement me rendre à Trinidad : près de 100 € l’aller-retour pour un trajet de moins de 4 h, ce n’est pas donné, et pour peu qu’on me demande un supplément pour le vélo, cela peut revenir aussi cher que l’avion ! Finalement non. J’arrive à tout tasser dans deux sacs, comme pour prendre l’avion, je démonte presque tout ce que je peux (sauf la fourche, je ne sais plus faire), et j’emballe le vélo entre deux ponchos maintenue par de la cordelette, et aucun supplément ne m’est demandé !

 

Départ du rafiot : 15h00. Arrivée prévue : 18h30, soit juste à la tombée de la nuit. Les diverses formalités vont  venir allonger ce timing trop bien fixé. Pour commencer, le bateau avait déjà une heure de retard en partant de Trinidad – peut-être déjà à cause des formalités de sortie ! Retard bien entendu non rattrapé. La douane vénézuélienne, l’immigration vénézuélienne, rien à dire, le tout torché en moins d’une heure. Puis il fallut attendre les agents de l’Immigration du T&T (Trinidad and Tobago), sur le coup des 16h00. A qui il fallut pas moins de deux heures pour adouber la soixantaine d’impétrants candidats au voyage, dont une majorité de locaux de l’une ou l’autre rive, des habitués.

 

Et de m’épingler : sur le formulaire, il fallait indiquer l’adresse précise d’un hôtel. J’en avais bien trouvé 2 basiques, dans le Lonely Planet consulté furtivement à la FNAC, mais je ne me rappelais plus de leur nom. Aussi, l’agence de voyages m’avait aimablement montré une photocopie indiquant des adresses d’hôtels. Tous style 4 ou 5 étoiles, mais bon, en général, on indique un hôtel pour la forme. Pas pour T&T ! L’employée s’étonne, à juste titre, comment ce gueux, vêtu d’un T shirt rose (en promo) délavé, couvert de sueur, mal rasé et en cuissard, pourrait se payer l’hôtel indiqué ? Qu’elle ne s’y fie pas, je pourrais très bien me payer cet hôtel, probablement à 100 euros la nuit (dans la cave), sauf que je ne vois pas l’intérêt de gaspiller son fric dans la frime. Compatissante, elle me laisse changer ma déclaration, et je pioche dans les adresses d’un LP possédé par des Suédois du voyage, pour présenter une adresse plus présentable. Mais ma revendication du Tokyo Hotel fera beaucoup rire, jusqu’au quai d’arrivée à Trinidad.

 

A l’arrivée, cette fois c’est la douane. Vu l’apparent légalisme jusqu’au bout des ongles (tatillon ?) des services d’immigration, je crains pour quelques objets illicites en ma possession : pain, fromage, même un avocat, qui traînent au fond des sacoches, à côté du lait en poudre, du sucre, du café, de quelques biscuits. On en a trucidé pour moins que ça. Le bateau accosta à 21h45, je ne quitterai le port que deux heures plus tard ! En fait, de passer en dernier m’a peut-être servi (et puis, que pourrait bien importer de réellement problématique un Occidental, à part des substances...illicites ?) : les employés eux-mêmes, qui auraient dû finir ces contrôles avant 21h00 sans tous ces retards, doivent avoir hâte d’en finir, et ne jettent un oeil que de pure forme sur mon attirail bien étrange.

 

En fait de nuit d’hôtel, je choisis, 1 km après le terminal, un chemin sur la droite, dans la cambrousse, un vague coin plat et dégagé parmi l’épaisse végétation, et m’étale là, non sans m’être aspergé de citronnelle, avoir allumé un serpentin, et avoir couvert de vêtements toutes les parties de mon corps, nonobstant la chaleur persistante : les moustiques étaient en nombre pour m’accueillir sur Trinidad.

 

 

TRINIDAD Y TOBAGO Y DAVIGNON

 

Je trouvais déjà qu’au Vénézuéla, le trafic était important, du fait du faible coût de l’essence. A Trinidad, c’est encore pire – mais il est vrai que je débarque d’entrée dans les faubourgs de la capitale, le Greater Port Of Spain devant dépasser allégrement les 500 000 habitants, enserrés entre la mer et la montagne. Trafic à gauche, et il est dur, quand on a commencé un voyage en circulant à droite, de repasser sur la gauche, surtout quand d’entrée le trafic est fort. Au bout de 5 km, la route étroite passe à 2 fois 2 voies. Encore 2 km, et on passe à 2 fois 3 voies, toutes occupées par un trafic dense dès potron-minet. A ce rythme, je m’attendais à débarquer dans le centre par une 2 fois 8 voies (il me semble avoir déjà vu ça à Buenos Aires, très pratique pour traverser à pied). Non, on en restera là. En fait, passée la première surprise, je trouve les Trinidadiens (?) bien calmes à la conduite, tout au moins en ville. Alors que les cyclistes sont très rares, ils font preuve d’un très grand respect. Pourvou que ça doure...

 

Allez, puisque j’en suis dans les transports divers, continuons la série ! Dans l’après-midi part un ferry à destination de Tobago, la petite île soeur, et en fait la principale attraction touristique de ce pays bi-ilien. Après l’artisanal de la petite liaison hebdomadaire entre Vénézuéla et Trinidad, cette fois on fait dans l’industriel : 2 à 3 liaisons par sens, par des ferries modèle traversée de la Manche, pouvant accueillir probablement plus de mille personnes et je ne sais combien de véhicules à 4, 6, 8 roues et plus, et rapides de surcroît (enfin, l’un des trois, celui que je me trouverai à emprunter à l’aller comme au retour). On voit là l’héritage grand breton de cette ex-possession des WI (West Indies).

 

Héritage grand breton, mâtiné quand même un peu dans la toponymie d’espagnol (le nom de Trinidad en fait foi), et même...de français ! Blanchisseuse, Matelot, Grande Rivière, la Vache, mais aussi, à San Fernando, les Efforts West et les Efforts East. Comme cosmopolitisme toponymique, c’est pas mal. En fait ces îles, d’abord possédées par la Couronne espagnoles, furent mises en valeur, sur la demande du roi d’Espagne, par les Catholiques Romains de la Foi, de bons petits Français fidèles à leur enrichissement personnel. Pour ajouter plus récemment à ce cosmopolitisme, l’abolition de l’esclavage a contraint les employeurs à rechercher de nouveaux esclaves, salariés ceux-ci, en Inde et en Chine. Il en résulte un melting pot, finalement pas si visible que ça : à Port of Spain, je vois surtout des Antillais.

 

Pour ne rien gâcher, ce ferry, pour rejoindre Tobago, contourne le nord de Trinidad, et sa côte très rocheuse, sans avoir le sentiment de faire du sur-place comme avec de nombreuses liaisons maritimes de par le monde : les 52 $ de Trinidad, dont 2 pour le vélo, sont déjà rentabilisés rien que par cette croisière démocratique. Et 52 $ de Trinidad ne font guère plus que...5,5 €. Finalement, je ne regrette plus de ne pas avoir pu obtenir un passage de nuit pour le retour, censé gagner du temps – et une nuit d’hôtel.

 

Pour l’instant, je cherche un endroit pour camper, car d’après ce que j’ai pu grappiller comme infos, les hôtels sur Tobago sont plutôt chers, en tout cas par rapport à ma conception du cher (10 $ de Wall Street). Il semble difficile de trouver quelque chose à moins de 25 $, qui plus est à 19h00 passées, la nuit tombée. Partons donc débusquer un coin d’herbe tendre, et surtout discret.

 

J’ai lu en plusieurs endroits que Tobago était une île calme, presque déserte. Il est vrai qu’il y a que 50 000 habitants, mais bien sûr, ils sont essentiellement concentrés autour de la ville principale, à l’arrivée du ferry. Sur la côte, ça doit être bâti de partout sur 10 ou 15 km, va pour les collines. Mais c’est que ça grimpe bien, et les faubourgs tentaculaires durent ! Il me faudra monter sur 2 bons km, avant de trouver l’endroit idoine, même pas squatté par des moustiques – pour autant, les insectes, c’est pas ce qui manque, et à plusieurs reprises, je ressens diverses douleurs au niveau des mollets.

 

Il me faudra 3 jours pour le tour de l’île. La première journée étant la plus intéressante, la côte nord-est, sauvage, entrecoupée de nombreuses baies découpées à même la montagne. Pour autant, rude parcours, et je cumule un dénivelé positif de près de 1700 m, l’équivalent d’une journée de montagne (je parle pour un cyclo-voyageur, non pour un cyclo-sportif, l’oeil bêtement rivé sur l’asphalte). Au-delà d’Anse Fourmi (j’aimerais bien qu’on ait des « Anse Fourmi » et autres noms charmants sur nos côtes françaises !), la route est encore en construction, et 8 km d’une piste poussiéreuse m’attendent, avant d’approcher Charlotteville. Sans doute le meilleur endroit de camping de ce séjour (qui n’aura, il est vrai, pas été transcendant de ce côté-là), près de 200 m au-dessus d’une vaste anse aux eaux belliqueuses, en vue de Charlotteville parsemant ses villas sur les flancs montagneux.

 

A Charlotteville, je croyais en avoir fini avec le relief dur. Que nenni. Deux fois de suite, la route se cabre, à 12 % la plupart du temps, pour franchir deux petits cols. Suant à en inonder mes sandales, je peste ex-petto et non pas in- contre ces Angliches, qui ont trouvé le moyen de tracer cette route aussi durement, au lieu de faire un beau parcours en lacet à l’italienne. C’est totalement lessivé que j’aborde Roxborough, sous déjà la chaleur écrasante depuis 8h du matin. A la sortie, j’avise une zone ombragée, le long de la piste vers Argyle Waterfalls. Mon intention initiale était de me rendre jusqu’à ces chutes, mais vu le débit de l’eau, en saison sèche, je me dis que ce ne doit pas trop valoir la peine, et opte plutôt pour trois heures de repos, au moment le plus chaud de la journée, et en profite pour recoudre mes sacoches.

 

La suite est moins dure, moins intéressante aussi. Les anses sont généralement moins spectaculaires, moins nombreuses. Il y a certes des forts. En fait de forts, je suis loin de ceux d’Oman. Dans le meilleur des cas, il subsiste quelques baraquements, mais pas, comme on pourrait s’imaginer, des fortifications carcassonniennes. La plupart du temps, il s’agit juste d’un bout de gazon légèrement surélevé, avec une pancarte retraçant l’historique du lieu. Le Fort King George, 120 m au-dessus de Scarborough, ne fait pas exception, sinon qu’il occupe un site un peu plus spectaculaire, et que quelques canons ont été conservés. Enfin, il y a un musée...fermé le week-end ! Vous avez déjà vu un restau fermé aux heures des repas ?

 

Le troisième jour, ou plutôt le troisième après-midi, sera consacré à la partie ouest de l’île. La plus fréquentée par les touristes occidentaux (je n’en ai pratiquement vu aucun dans l’est), la plus courue à cause de ses plages, notamment pour faire du surf. Par contre, à vélo, intérêt zéro. Même la route entre Plymouth et Scarborough, franchissant le Mills Pass, est de faible intérêt. Retour avant la nuit dans la « capitale » de l’île, en fait si petite que les deux ferries accostés contiennent une population presque égale à celle de la ville.

 

On est bien dans les Antilles, dans les Caraïbes. Si près de la côte vénézuélienne (20 km), on ne fait pas que changer de langue, mais aussi de sous-continent. On me rétorquera que la Colombie et le Vénézuéla, justement, ont une minorité noire non négligeable, notamment le long de la côte caraïbe. Sauf qu’ici, c’est la majorité, sauf que les rastas y sont nombreux, rappelant que la Jamaïque n’est pas loin. Le reggae retentit souvent, un vendeur de fruits a décoré son échoppe d’une corne d’abondance, accompagnée d’un « survival ».

 

Un rasta, pas un poil de graisse sur le corps, comme souvent, plus musclé que maigre, se lave en bord de route. Un peu comme en Inde, et ces sadhus rencontrés le long des chemins, baluchon sur l’épaule. De nombreuses maisons sont encore en bois, sur pilotis, mais de plus en plus d’habitations sont en dur, de plain pied, et sans doute équipés de la climatisation.

 

Pour autant, si la pauvreté ne semble pas régner, l’opulence non plus, malgré le pétrole. A un endroit, il y a de l’animation, un petit bouchon routier : les travailleurs d’un chantier de route bloquent le passage, ayant griffonné à la hâte des pancartes « no money no work ».  Allons donc, ça recommence comme à Rio Seco ! A ce sujet, les routes sont souvent étroites, rapiécées. J’espère au moins que les investissements manquant là se font dans la santé, l’éducation. Et l’eau. Contrairement au Vénézuéla, où l’eau ne m’inspire pas confiance (malade l’an passé à 2500 m d’altitude), ici je prends rapidement confiance. Partout des robinets, d’eau sinon fraîche, au moins apparemment fiable. Aux terminus de ferry, eau réfrigérée (ce qui n’est pas une preuve de son innocuité, il est vrai).

 

Une chose que j’apprécie, par rapport au voisin vénézuélien (et une grande partie de l’Amérique Latine du reste) : ici, quand un chien se met à vouloir courser un cycliste en aboyant, si le proprio n’est pas loin, il l’en dissuade immédiatement. Il y a ici ce côté « je fais attention à gêner le moins possible l’autre », contrairement à la mentalité latino-américaine (que j’aime pourtant bien en général), un peu plus « je me sers d’abord, les autres n’ont qu’à en faire autant ». A côté de l’Amérique Latine, il y a bien une « Afro-Amérique », qui va des Caraïbes jusqu’à...Washington et Harlem.

 

Retour sur Trinidad, et c’est là que je vais comprendre comment on atteint 450 hab/km2 sur cette île. Je ne vais pas le comprendre tout de suite, car de plus le nord, l’est et le sud-est sont relativement désert – ce qui doit faire dans les 800 hab/km2 dans le reste de l’île.

 

La partie nord est la suite logique de Tobago : montagne plongeant dans la mer, quelques villages à peine touchés par le modernisme. C’est même la route la plus spectaculaire de T&T : on monte durement depuis Port of Spain, jusqu’à frôler les 400 m puis traverser la « continental divide » locale. Et là, c’est la mer en à-pic, quelques points de vue à couper le souffle. Même Tobago n’est jamais aussi spectaculaire. Puis on danse d’anse en anse, jusqu’à atteindre Blanchisseuse, dont on comprend vite le nom en voyant l’écume soulevé par une mer qui en veut à cette côte de se dresser devant elle.

 

A partir de Blanchisseuse, les cartes ne sont plus d’accord : la plupart indiquent un blanc le long de la côte, sur les 25 km séparant ce bourg de celui de Matelot (oui oui, on est bien en territoire anglophone), tandis que certaines indiquent une piste. J’aimerais bien me rendre à Matelot, mais autrement que par la route en cul-de-sac de près de 60 km, plus à l’est. Pourtant, à Blanchisseuse, on m’en dissuade vite : cette piste serait coupée par des glissements de terrain, et on n’y passerait plus qu’à moto.

 

Moto ? Où passe une moto, un vélo peut passer ! Dénégation de mes interlocuteurs, qui doutent qu’un vélo puisse faire quoi que ce soit ici. Les seuls vélos qu’ils doivent connaître sont à 3 vitesses (non indexées), alors, aller se frotter avec 30 kg de bagages sur une piste coupée... En fait, il y a bien longtemps qu’une moto a dû se risquer ici, car à partir de Paria Bay, c’est un authentique sentier de montagne, étroit, escarpé, pierreux, racineux et j’en passe, qui a remplacé la piste. Je mets au défi une moto de franchir ces obstacles ! Même à pied, le sentier ne semble pas évident à parcourir…

 

A vélo, j’aurais pu sans doute insister un peu. Mais j’ai trop de bagages, et rien ne me dit qu’il n’y a pas des endroits encore pires à traverser, genre en équilibre sur une patte au-dessus d’une falaise. J’abandonne, et de Blanchisseuse, prends la route classique vers Arima. Pas de regret : cette route s’enfonce dans la montagne, franchissant la crête principale de l’île en son plus haut point, retenez votre souffle, 570 m ! Petite halte nocturne, je déniche une maison abandonnée...occupée par une myriade de chauve-souris ! Bon bon, je campe à côté, et le début de la nuit, j’entendrai mes sympathiques voisines virevolter autour de mon abri de plage, sans doute prête à me planter leurs crocs acérés pour me pomper le sang. Brrr.

 

Sacré bout de veine : depuis Tobago, j’ai remarqué la fatigue accélérée de mes deux pneus. Revenu à Port of Spain, j’ai négligé ce point, me disant bien que ça tiendrait encore 500 km. En fait, cette fois, ils sont bien usés, surtout celui de derrière. Dans la descente, pourtant de qualité correcte, sur Arima, je n’arrête pas de crever (3 fois), le pneu n’étant plus qu’une mince pellicule, et le moindre gravillon venant transpercer sans problème la chambre à air, malgré tous mes efforts pour rouler sur les endroits les plus « softs » possibles de la chaussée.

 

A Arima, je tombe rapidement sur une bike shop, autre coup de bol, car les boutiques cyclos ne doivent pas inonder cette île, totalement accros à la voiture individuelle, avec l’essence bon marché (le litre de super à 0,25 €, tout de même effroyablement plus cher qu’au Vénézuela proche). Je repars donc avec deux pneus neufs.

 

Le reste du tour de l’île sera, comme j’en avais peu douté, d’un intérêt relatif. En fait, j’aurais aussi bien fait d’utiliser ce temps à me rendre en impasse jusqu’à Matelot, au nord-est et au bout de la chaîne montagneuse dominant la mer. Surtout, je commence à entrevoir le tracé des routes, comme de juste fruit du travail économique des Grands Bretons : ça n’arrête pas de monter-descendre, si possible avec des pentes à 8-10 %, alors même que, hors la chaîne au nord, le relief dépasse rarement 50 m, à part quelques collines à 300 m, que les routes évitent généralement.

 

De Manzanilla à Mayaro, une immense plage de 25 km de long, déserte à souhait, et même désertée : à la sortie de Manzanilla, une succession de maisons « à louer », voire tout simplement de ruines, dans un paysage tropical de carte postale, fait de cocotiers en bord d’une plage de sable blanc. Comment un tel endroit, qui a fait l’objet d’un début de bétonnage, a-t-il pu pour ainsi dire revenir à l’état naturel ? C’est dans une de ces ruines, jonchées de papiers gras, preuve de leur fréquentation assidue le week-end, que je campe, face à l’océan – manquerait plus qu’un tsunami vienne perturber mon sommeil réparateur !

 

La suite sera moins plaisante. Au sud de Mayaro, sur la carte, la plage semble se poursuivre. En fait, la route, en « up and down » incessant, laisse peu voir la mer, et connaît une intense circulation, que je ne m’explique pas vu la configuration du réseau sur ma carte. Je comprends bientôt : l’extrémité sud-est est totalement occupé par BP (vous savez, le pétrole), et la route qui permettait de continuer ensuite vers l’ouest a été coupée par les possessions territoriales dudit BP. Je me retrouve ainsi subitement à l’entrée d’une zone pétrolière, là où ma carte n’indiquait rien.

 

A la barrière principale, on me laisse passer. Mais juste un peu plus loin, un policier en civil, qui vient probablement tout juste de finir son service, ne m’autorise pas à continuer plus loin : impossible à vélo ! Chanson déjà entendue quelque part. Nouveau coup de chance : un de ses collègues en tenue, peut-être même le chef, écoute mes explications (pas envie de revenir sur mes pas, surtout sur la route pénible des 15 derniers km), et m’autorise à passer, en me faisant mille recommandations. C’est en fait l’Edward Trace que je vais suivre, et je m’attends à tomber rapidement sur de la piste, voire un secteur à tracer à la machette, si j’en crois les infos données par la carte la plus optimiste !

 

En fait, cette route, privée, est revêtue tout du long. Enfin, revêtue : tout juste bitumée, c’est-à-dire que le bitume a été déposé tel quel sur la piste, ce qui fait qu’avec le trafic, il y a des zones de tôle ondulé, voire d’ornières, bref, pour les bagnoles, c’est épouvantable. Pour les vélos, ce qui est épouvantable, ce sont les pentes, plus d’une fois à 15 %, qui n’arrêtent pas de se succéder. Mais contrairement à mon habitude, je ne râle pas, je suis bien trop content que cette route privée me permette de ne pas rebrousser chemin. Et puis, elle traverse une zone de grande tranquillité (very densely forested, c’est à peu près tout ce que j’ai pu comprendre des avertissements de mon policier, comme s’il s’était agi d’une grosse difficulté, serpents et piranhas se jetant voracement à mon cou). Ce sera l’une des dernières de mon tour de l’île.

 

Car sans transition, à la sortie de cette « route BP », on rejoint le réseau public, et les maisons sur pilotis qui n’arrêteront guère de longer la route, pour toute la partie ouest de l’île. Le plus fort sera la route entre San Fernando, la capitale pétrolière de l’île, et San Francique : 40 km quasi-ininterrompus de maisons !

 

Ce soir, je suis à la recherche d’eau. Depuis le Vénézuéla, je ne crois qu’en l’eau en bouteille. En fait, à Tobago, j’ai commencé à me fier à l’eau du robinet, dans cette île montagneuse et peu densément peuplée. Je sais, ça n’est pas une preuve d’innocuité de l’eau ! Mais ici, à Trinidad, surtout revenu dans une région non montagneuse et peuplée, je me méfie. D’autant plus que je demande à un habitant : non, non, l’eau du robinet n’est pas bonne, et il fait porter par un de ses fils une eau délicieusement fraîche ! Mais c’est peut-être de l’eau qu’il a acheté, et j’ai scrupule à lui en demander plus.

 

J’atteins Moruga, petit port de pêche sur la côte sud, et apparemment l’endroit où Colombus a débarqué. Première épicerie : le couple a beau faire le tour de son capharnaüm, rempli de livraisons non encore déballées, non non, ils n’ont pas d’eau. Epicerie suivante (la dernière) : oui oui, ils ont. A 7 $ la bouteille de 1,5 l (presque 1 €). Bon, on laisse tomber. Je remplis mes bouteilles d’après un robinet public (il y en a partout à T&T), me disant que je la traiterai avec mes vieilles pastilles de chlore.

 

Le lendemain, un local, Mr Grangé, descendant d’un Français (son grand-père, qui possédait une bonne partie du coin), me rassure : en fait, les gens n’aiment pas beaucoup boire l’eau du robinet, car elle est chlorée (je me disais bien aussi qu’elle avait comme un goût), et y préfère l’eau de pluie, ou l’eau achetée. La suite me confirmera que le seul problème de cette eau est qu’elle est souvent tiède, voire chaude.

 

Mr Grangié me déconseille de prendre la route qui, au-delà de Moruga et La Lune, rattrape la Penal Rock Road : bad, dangerous. Il y aurait des producteurs de drogue, etc... C’est que je commence à moitié à prendre peur, mais encore une fois, je n’ai pas envie de revenir sur mes pas, bien que dans ce cas la route n’était pas trop pénible. Je m’engage donc sur la « Moreau Main Road », qui était en fait l’axe desservant La Lune, avant qu’une route côtière soit tracée depuis Moruga.

 

En fait, piste charmante, déserte, non circulante (vu le dépôt de feuilles mortes), le tout dernier coin reposant du circuit, pour une dizaine de km. Des routes bad & dangerous comme ça, j’en aurais bien voulu plus, plutôt que ces routes circulantes de partout ! Et par coup de chance, le soir, je déciderai de m’arrêter dans la seule zone un peu tranquille, sur 500 m, pour camper...non loin cependant d’une zone de brûlis, la canne claquant sous la chaleur me faisant en permanence craindre que l’incendie ne vienne à déborder jusque dans le taillis où je me suis réfugié.

 

Le seul spot touristique du sud-ouest, c’est Pitch Lake : une vaste étendue de bitume remontant naturellement à la surface, évidemment exploitée industriellement. Bon, si on ne le sait pas, ça fait plutôt friche industrielle, avec des flaques parsemant une zone grise, comme boueuse. En fait, le dommage, comme dans tout ce sud-ouest, c’est la route : jamais plate, très circulante, jamais un instant où l’on peut laisser aller ni le corps ni l’esprit : toujours sur le qui-vive de quelques (rares) imbéciles qui rasent le cyclo, toujours se préparer à la côte suivante, à la descente suivante...

 

Finalement, San Fernando est dans un joli site : sous un ciel nuageux (la douche chaude ne va pas tarder), une vaste anse apparaît, fermée par San Fernando Hill, une colline à près de 150 m d’altitude autour de laquelle la ville a été bâtie, et offrant un assez joli mirador sur la ville et la mer, parsemée de bateaux – des tankers ?

 

Après la chaleur éprouvante de ces derniers jours, c’est la pluie ! Elle tombe par ondées, que le soleil vient vite sécher, mais ces épisodes se poursuivront jusqu’à la nuit, au point d’en être presque désagréable : allez faire des mots croisés sous la flotte... J’ai quitté la côte, très industrialisée par ici, pour gagner les « sommets » de l’intérieur, frôlant les 300 m. Je pensais trouver de vastes zones peu densément peuplées, mais en fait les fermes se sont bâties partout, et il faudra m’enfoncer sur une mauvaise route, menant à un petit (f)lac artificiel(le), pour dénicher un endroit où faire reposer un peu les muscles.

 

Ouf, retour sur Port of Spain. Par l’autoroute pour la dernière vingtaine de km. Allons donc, à l’entrée de celle-ci, interdiction des vélos ! Et pas la moindre idée s’il existe une alternative, à part cette route, plus dans l’intérieur, sans doute étroite et circulante comme d’habitude. On est souvent plus en sécurité, sur une bande d’arrêt d’urgence d’autoroute, que sur une route de campagne. Tant pis, je me lance.

 

Plus loin, une voiture de flics me double. Puis s’arrête un peu plus loin. Je me dis vaguement que mon compte est bon, et prends les devants, en allant vers eux leur demander s’il existe une alternative. En fait, ce sont les camions qui les intéressent, qu’ils arrêtent pour les contrôler, et me font signe de continuer à rouler sur l’autoroute ! Imaginez ce genre de tolérance par chez nous (il est vrai qu’il y a presque toujours une alternative)...

 

Ouf, Port of Spain, dimanche, 11 h du matin. J’ai calculé cette arrivée précoce, afin de pouvoir dénicher un hôtel pas cher. Je vais vite déchanter : les adresses « piquées » dans un Petit Futé sont obsolètes, et les premiers prix ne semblent démarrer qu’à 24 US $, qui plus est dans un hôtel-restaurant (donc, pas toujours évident de cuisiner dans sa chambre, donc coût supplémentaire). Je tournicote un instant, car j’aurais bien aimé me refaire une beauté, couvert de sueur, de crasse et d’embruns que je suis. Finalement, tant pis, j’opte pour continuer sur ma lancée en camping sauvage, pour les 3 nuits qui me restent à passer, qui plus est autour de la capitale.

 

En fait, celle-ci étant bâtie pour ainsi dire sur les contreforts de la montagne, trouver des endroits où camper doit être possible. Allez, tiens, ce soir, j’opte pour les environs du Fort St James, dont une photo aérienne montre des environs luxuriants de végétation. Photo flattée : si le point de vue est superbe sur la ville et le bord de mer, par contre, pour camper discret, c’est pas ça. Un rude chemin semble entrer dans le couvert forestier, en direction d’antennes : allons-y. Rude montée, 200 m en pas beaucoup plus d’1 km, mais j’y suis ! J’attends que les gardes, sympathiques, retournent à leur guérite, puis vise un petit chemin, et campe sur une étroite corniche ventée, avec des vues extraordinaires de nuit sur tout Port of Spain, portant même jusqu’à Chaguanas, à mi-chemin vers San Fernando. Avec ce vent, de plus, pas de moustique – mais il me faudra arrimer sérieusement mon installation.

 

Les deux nuits suivantes se passeront de la même manière, dans des coins tranquilles (mais plus faciles d’accès !) autour de la capitale. La dernière nuit se fera ainsi à deux pas de l’embarcadère du bateau de retour vers le Vénézuela, dans une jolie anse propice à la baignade publique.

 

Ça fait drôle de voir des plages...noires de monde ! En fait, on (en tout cas, moi) imagine assez mal les blacks goûter en nombre aux joies du farniente, du sport (à part le basket et le 100 m) et autres billevesées des pâlichons, quand on se les représente plus aisément comme travaillant du matin au soir, ou bien indolents devant leur case (ya bon bamboula et autres clichés occidentaux). Dans ces joies simples de bord de mer (se baquer, ...bronzer ?), comme on se sent plus proche, comparé aux habitants des pays à majorité musulmane, aux plages tristes voyant défiler des voiles encapuchonnant des êtres humains, apparemment horrifiés de dévoiler ne serait-ce qu’une parcelle de leur corps impur à la vue des autres... et de dieu sans doute. Un dieu bien sévère, bien rigoureux. Mais je sais, je n’ai rien compris à l’islam, religion de tolérance et de chaleur. Parfois, j’ai envie de dire que les musulmans sont très majoritairement tolérants et chaleureux, nonobstant la religion ! Aucune grande religion n’est vraiment intrinsèquement tolérante (c’est un peu grâce à ça qu’elles se sont imposées), sauf peut-être le bouddhisme – peut-être justement parce qu’à l’origine, ce n’était pas une religion...

 

 

RETOUR SUR L’ORIENTE

 

Le retour sur le Vénézuela se fera sans problème. Sinon que cette fois, le ballottement du frêle esquif par les vagues se traduiront par un mal de mer jusqu’au soir ! A l’arrivée à Guïria, quelle chaleur ! Je remonte le vélo, mais mon but est de prendre le bus, jusqu’à Carupano. J’ai pu « admirer » la route à l’aller, depuis la fenêtre du taxi, et rien de bien emballant dans les paysages ou les villages qui justifient de faire ces 140 km à vélo. Les circonstances en décideront autrement.

 

Au terminal de bus (enfin, si on peut appeler ainsi ce vague renfoncement dans une « esquina » - croisement de rues), je retrouve quelques uns des voyageurs du bateau, arrivés plus vite grâce à un taxi. Et apparemment bloqués. Une fille peu accorte, daignant à peine soulever les yeux de ses passionnants mots croisés, indique que c’est complet, full, full. Pas moyen d’en savoir plus, s’il s’agit du prochain bus en partance ou du suivant, mais elle ne me contredit pas quand je lui demande si c’est ainsi jusqu’à demain. En fait, je pense qu’elle parlait du bus de sa compagnie, qu’elle se fichait éperdument de savoir s’il y avait de la place ou non dans les suivants. Mais personne d’autre à qui demander.

 

Bon, on change de plan. Carupano, j’irai à vélo. Pas envie d’attendre ici, qu’un bus veuille bien m’embarquer, et puis dans ce trou du cul du monde, on irait bien me faire le chantage de me demander cher pour le vélo, rareté des places oblige. Je cherche à acheter de l’eau, mais ici, pas moyen de trouver ! J’en conclue naturellement que l’eau du robinet est bonne. En tout cas, après plus d’un jour de consommation, je ne m’en porte pas plus mal, et ai décidé de continuer.

 

J’ai un atout : le vent, favorable. Le lendemain, un atout supplémentaire sera de la partie : ciel majoritairement couvert (et même une bonne rincée en fin de parcours), qui rendra le trajet beaucoup plus facile que prévu. Finalement, malgré pas mal de relief dans l’après-midi, j’arrive à Carupano en fin de journée, en passant par la côte montagneuse des 20 derniers km depuis Rio Caribe. J’aurais même pu continuer sans problème une dizaine ou une quinzaine de km pour trouver un coin tranquille pour camper, mais cette fois, j’ai vraiment besoin de me laver pour de bon, et surtout de laver mon linge. Depuis le tout début de matinée, je n’ai plus trouvé de ruisseau où j’aurai pu opérer. Je redoutais en fait de me retrouver dans une de ces chambres où le ventilo ne fait que brasser un air plus chaud que dehors. En fait, pour le même prix, j’obtiens une chambre avec climatisation, même que ça commence à cailler !

 

Après cette longue journée, c’est bon, je me sens parti. Le lendemain, je récidive en mieux, avec 130 km et 1000 m de dénivelé, il est vrai poussé une bonne partie de la journée par un vent maritime qui ne s’essouffle pas. Quelle santé (le vent) ! Mais la météo me trahit. Après un tout début de journée couvert, voilà qu’il se met soudainement à tomber des cordes, au moment où la route passe le plus haut, à plus de 350 m, et qu’elle va redescendre brutalement. En panique, j’habille le vélo, sachant trop comment ces douches brutales finissent : tout sèche rapidement en surface, on re-crève de chaleur, mais l’eau entrée dans les sacoches reste aussi longtemps qu’on ne met pas tout à sécher bien en évidence. En fait, je serai assez veinard, ayant eu assez rapidement les bons réflexes, et les choses se goupillant bien malgré la panique.

 

J’ai bien fait de faire la route Carupano-Cumana, qui plus est en début de journée via le secteur « montagneux ». L’après-midi, la route longe en permanence le bord de mer, qui devient plus accidenté en approchant Cumana. Mais c’est le lendemain, sur le tronçon Cumana-Puerto La Cruz, que je vais me régaler. La route met 25 km à musarder dans une vallée de l’intérieur, avant de déboucher brutalement, à 370 m d’altitude, en aplomb au-dessus de la côte, très déchiquetée à cet endroit.

 

A partir de là, les panoramas s’enchaînent sur ce parc national maritime, fait de multiples îlots et d’une côte parfois dentelée à l’extrême, un peu gâchés toutefois par une brume d’été assez épaisse (enfin, une brume de fin de saison sèche), ainsi aussi que par un trafic important, en ce samedi après-midi, fait de weekendeurs et de semi-remorques et autres camions venant souffler leur moteur mal réglé dans le museau d’un cyclo.

 

Puerto la Cruz se signale, dans ce magnifique paysage côtier, par une immense carrière et quelques cimenteries de bon goût (imaginez des carrières et des cimenteries au Lavandou). Avec Barcelona, la ville historique, et la Lecheria, zone devenue résidentielle, on a une conurbation de plus de 500 000 habitants, qui disperse ses quartiers un peu partout, en bord de mer comme sur les collines avoisinantes, le long d’une multitude d’autoroutes et de routes à deux fois deux voies qui ne désemplissent pas. Ca se voit que Puerto la Cruz est la capitale du pétrole, en tout cas son port principal.

 

Après la visite de Barcelona (rien de bien transcendant), je traîne la soirée dans une banlieue résidentielle. En ce samedi soir, plutôt que d’essayer de débusquer un hôtel pas cher (probablement tous pris d’assaut le week-end), je préfère prendre de suite un bus pour Caracas. Mais vu le temps de parcours (5 h), malgré la pléthore de concurrence, il n’y a guère le choix horaire : c’est soit le matin, soit tard la nuit, c’est-à-dire à minuit dans le meilleur des cas.

 

Voyage secoué : on me « réserve » une place du fond, celle juste au-dessus des roues. Un étranger, ça ne proteste pas – par contre, on ne me demande aucun supplément pour le vélo, alors que d’habitude il faut négocier plus ou moins péniblement. Exactitude horaire aussi : le bus avait un départ prévu à minuit, une arrivée prévue à Caracas à 5h. Bien que venant de Carupano, il repartira bien à minuit pile, et il arrivera à 5h pile. Je n’avais pas affaire à « Responsable de Venezuela » comme à l’aller, et son superbe bus-cama, mais au modeste bus (climatisé quand même) de Aerobus.

 

CARACAS

 

Retour à la case départ. Chance : nous sommes dimanche, et le dimanche matin, la grande avenue qui longe la capitale un peu en hauteur, le long du parc national Avila, est interdite aux bagnoles, donc autorisée aux cyclos. Les joggueurs, marcheurs et cycleurs s’en donnent à coeur joie. Il y a même une course, financée pardon sponsorisée par Gatorade (kling ! vous penserez à moi pour vos bonnes oeuvres), boisson reconstituante du sportif « qui apporte ce que l’eau ne peut apporter » (des colorants ? des anabolisants ? un peu d’amphé ? des OGM ? des armes de destruction massive ? Zut, je crois bien qu’ils vont m’oublier dans leurs bonnes oeuvres).

 

Je croyais malin d’arriver de très bonne heure dans la capitale, et me mettre dès 9h30 du matin à la recherche d’une chambre. Je dois vite déchanter, ici. Pourtant, j’aurais dû deviner : la plupart des hôtels à petit budget (moins de 15 €) se font souvent bien plus grâce à la location « à l’heure », et ne prennent pas de clients à la nuit avant…la tombée de celle-ci. Du reste, à la réception de l’un de ces hôtels, je me fais souffler la seule chambre disponible à cette heure par un couple homo.

 

En fait, avant 13h, heure du « checking out time », il semble très difficile d’obtenir une chambre. J’en avais fait déjà l’expérience l’an passé, avec un hôtel conseillé par le Lonely (et ils ne se font pas faute de s’en vanter, slogan peint à l’extérieur), et où l’accueil, à 9h du matin, avait été plus que réservée de la part de la proprio-cerbère, qui me demandait, sans plus de politesse, de revenir à 13 h passées. Même pas moyen de laisser en attendant les bagages ou le vélo. Sûre d’avoir de la clientèle grâce à la pub du Lonely.

 

Ce matin, je fais le tour de tous les hôtels du coin. De guère lasse, j’essaie même de nouveau l’hôtel estampillé LP. La gouvernante est toujours aussi peu aimable. Elle doit pas aimer les cyclos (qui, sans doute, permettent peu d’arrangements avec les chauffeurs de taxi, les agences de voyage, etc..., et donc pas de ristourne juteuse à attendre. Déjà qu’elle fait dans le jus dans son baisodrôme de soi-disant backpacker hotel). Finalement, c’est en retournant une deuxième fois à l’hôtel Alse, qui m’avait déjà hébergé en catastrophe il y a bientôt 4 semaines, que j’obtiens sans difficulté une chambre dès 10h30, alors même que j’étais prêt à des arrangements (laisser mes sacoches dans un coin, payer d’avance pour une chambre se libérant pour 13h). Ca confirme que, parfois, il faut éviter les adresses des guides.

 

Bref, grâce à la compréhension de cet hôtelier, dès 11 h j’ai pu m’élancer sur un petit circuit dans le parc national. Car quelques pistes existent, autorisées à la circulation, heureusement très modeste le dimanche. Un parc national à l’immédiate proximité d’une grande ville sud-américaine réserve des surprises. Notamment le fait qu’une des entrées par piste est presque noyée dans un océan de barrios, autrement dit de bidonvilles ! Bon, noyée, j’exagère, mais ces amassements de vagues maisons de brique, jamais terminées, bâtis parfois sur des pentes abruptes, semblent comme ruisseler de tous les flancs de montagne avoisinants. Les femmes lavent leur linge sous un filet d’eau qui coule depuis un mur bétonné, à même la chaussée, les hommes devisent, les gosses font s’envoler leur cerf volant. Bref, c’est la vie au grand air, d’autant plus que le confort de la maison se réduit au minimum.

 

Je suis à moitié tranquille : le départ de la piste du parc, très pentu, se fait du centre même d’un de ces barrios, où en ce dimanche midi tout le monde est dehors. Pour autant, et bien que les touristes doivent être extrêmement rares à s’aventurer ici, a fortiori à vélo, personne ne semble faire vraiment attention à moi. Quelques mioches qui pouffent, quelques adultes qui me lancent une interjection amusée, rien ni de désagréable, ni de...désagréablement exubérant. Les barrios, ce sont avant tout des gens venus de leur campagne, essayant de trouver un peu de boulot, mais majoritairement honnêtes et travailleurs. Je longe du reste une église, un simple hangar amélioré, où se dit à cet instant la messe.

 

Et à peine quitté le barrio, alors que débute le parc national, je suis surpris de ne trouver personne en train d’errer, comme on voit si souvent ailleurs, surtout dès que c’est touristique. Mais il est vrai que cet accès doit voir très très peu de touristes, les quelques jeeps croisées étant celles de fermiers ayant des propriétés en altitude. Bref, belle promenade tranquille, sur une piste très pentue au départ – mais la redescente, sur une route cimentée, sera encore bien plus pentue ! En approchant les crêtes, non loin de ruines d’anciens petits fortins, je vois enfin des promeneurs, montés par le « bon » côté de la ville, la face plus présentable.

 

Bien sûr, l’histoire est là : Bolivar est passé par ces montagnes, et en l’honneur de cette époque, une partie de la descente est pavée – et pour l’instant bien entretenue. Ça change de l’impression d’abandon et de crasse incrustée dans les avenues caraquéniennes. Ici, les héros de la révolution bolivarienne sont encore très présents, figurent très souvent sur les fresques murales un peu partout dans toutes les villes du pays, et Caracas ne fait pas exception. C’est peut-être l’entretien de cette image qui a permis à Chavez d’arriver au pouvoir – et surtout, à ce jour, de s’y maintenir, contre la volonté d’une classe arrogante d’enrichis et celle des Etats Unis, et grâce au soutien d’une large partie de la population. Aujourd’hui, on se demanderait même presque qui est contre Chavez.

 

En fait, Chavez en lui-même est une arme de destruction massive, puisqu’il risque de faire la preuve qu’on peut se soucier réellement des misères des pauvres, tout en donnant des leçons de démocratie, dont sa soumission à une possible révocation a jeté plus d’une pierre dans le jardin de ceux qui le critiquent. Mais il a du boulot sur la planche, et ses adversaires sont des partisans...des coups bas : en 2004, un groupe de paramilitaires Colombiens (en fait, soutenus et armés en sous-main par les USA, ça ne vous rappelle pas Ben Laden ?), infiltrés, préparaient un mauvais coup, où ils devaient s’habiller en militaires Vénézuéliens, fomenter des troubles, peut-être même assassiner Chavez. Dans tous les scénarii, cela aurait permis aux Etats-Unis, via quelques chiens de garde locaux, d’intervenir pour « rétablir l’ordre ».

 

Un peu comme dans l’île de la Grenade, puis au Panama, puis en Afghanistan, enfin en Irak. Cuba et le Vietnam ne leur a pas suffi. Qui va se charger de donner une bonne claque une bonne fois pour toutes à ces dirigeants US, qu’ils nous fichent la paix en ce bas-monde, au lieu d’exporter la guerre et leurs méthodes de cowboys yankees mafieux ? Oups, j’ai transgressé la règle qui veut que le touriste ne parle pas de politique pour ne pas ennuyer son internautoire. Neutre, il faut être neutre, tout comme l’ultralibéralisme est neutre, tout comme la mondialisation, tout comme l’Europe et sa Constitution libéralement et mondialistiquement neutre. Soyons des citoyens neutres et lobotomisés, le portable collé à l’oreille et l’accès à 998 chaînes télé de jeux insipides en guise de liberté.

 

Le lendemain, émoustillé par mon parcours sur les hauteurs de Caracas, dans l’ouest du Parc Avila, je me dirige d’une roue décidée vers la cerise sur le gâteau : l’entrée centrale, et la route du Pico Avila. Pas évidente à dénicher, au fond des faubourgs du nord de la ville. Aussi opté-je (si si, opté-je, vous y voyez une objection ?) pour la rocade qui longe le parc, espérant trouver un accès bis. Gagné : au km 13,3, une petite piste rejoint une route en contrebas, s’engageant dans la montagne.

 

Pour autant, je ne suis pas très sûr (il existe plusieurs branches de route entrant dans le parc), aussi j’avise les types de la Guardia Nacional, qui sont affalés devant leur casemate, juste en contrebas, et qui semblent ne pas plus faire attention à moi qu’aux papillons qui virevoltent. Voilà-t-y pas que mes cerbères me disent que c’est interdit à vélo. Quoi ? Je vois passer d’énormes 4x4, des camionnettes prenant toute la largeur de cette étroite route, et un vélo n’a pas le droit de passer ? Mais c’est n’importe quoi !

 

Un peu déçu, dans les fumées nauséabondes des 4x4 partis sur les sommets du parc polluer un peu plus (mais l’essentiel n’est-il pas qu’une minorité de privilégiés, dotés de gros véhicules très consommateurs de pétrole, puisse ne pas se mêler avec la populace dégoulinante de sueur empruntant le téléphérique ?), je redescend la ruelle vers le centre-ville. Et puis non, me dis-je, c’est trop bête. Après tout, une fois passé ce contrôle, ce serait bien le diable de tomber sur un guardaparque tatillon ! La veille, un dimanche, je n’en ai pas vu la queue d’un, alors, un jour de semaine...

 

Ni une ni deux, je rattrape la rocade, mais cette fois choisis un sentier planqué, passant devant...une base d’entraînement de chien policier, et remonte, non sans mal, sur la rue, invisible depuis le point de contrôle. Ca ne fait pas 30 secondes que je roule, qu’un guardaparque à moto se trouve à descendre au même moment. Mais ma parole, ils se sont concertés ! Il me reconduit à la Garde Nationale, évidemment pas contente de s’être faite blouser par un macaque de mon espèce.

 

Ils commencent à m’échauffer les oreilles (on dirait que j’ai commis un crime pire que vouloir renverser le Président par un putsch), aussi le ton monte de mon côté. Leur petite comédie a marché, car en perdant mon calme, je me suis mis d’autant plus dans mon tort. Surtout, je les sens peu clairs. Car soit ils me passent un savon et basta, du style qu’on t’y reprenne plus, soit ils me font embarquer ou me collent une contredanse, mais là, non, ils me font visiblement sentir toute l’autorité qu’ils ont.

 

Les aurais-je vexé, en les prenant de haut ? La vérité est ailleurs. Les choses traînant, je supplie des conducteurs passant d’appeler la police pour qu’ils viennent ici. Je doute que la police ne vienne, mais au moins mes lascars peuvent craindre que ma présence soit connue, cela limite leur marge de « pouvoir d’emm... ». Ils semblent être sûrs de leur impunité : la Guardia Nacional est au-dessus de tout, sans doute les chiens de guardia des puissants, du bon temps d’avant Chavez. Du moment où ils aboyaient quand on leur disait d’aboyer (manifestation, etc...), on devait fermer les yeux sur leurs débordements.

 

Ils veulent à tout prix fouiller ma banane. Je m’y refuse catégoriquement, et affirme vouloir être dans ce cas fouillé à leur quartier général, car si c’est pour fouiller de la drogue, leur premier réflexe aurait été de vouloir vérifier le sac à dos et le plastique sur le vélo, et non une banane. Finalement, j’obtempère, en retirant l’argent, et en suivant bien la manoeuvre. Ça y est, on y arrive. Après m’avoir répété au moins cinq fois que je ne devais pas faire ça etc, et après que je me sois excusé autant de fois, on commence à me demander un « cadeau ». Tiens donc. Ben non, dis-je, car comme eux-mêmes viennent de me sermonner que je viens de violer la loi, je ne tiens pas à la violer de nouveau, en leur donnant de l’argent, pour qu’après ils m’accusent d’avoir cherché à les corrompre !

 

Les voilà pris à leur propre piège. On ne peut invoquer la loi quand ça arrange. Surtout, je profite de mon « statut » d’Etranger, même dépenaillé en sandales, car ils ne sont jamais sûrs si des fois l’Ambassade etc (qui ne pourrait strictement rien faire, entre nous soit dit, d’autant plus perdu dans un coin de montagne avec deux connards armés). En tout cas, avoir embêté un touriste Etranger, comme disait Coluche, ils pourraient avoir un blâme, rigoureuse sanction (surtout que la place d’entrée au Parc National doit être une sinécure). Un Vénézuélien, ça aurait fait longtemps qu’il aurait casqué, avant de prendre quelques gnons pour l’exemple. D’ailleurs, le moins fin des deux me fait comprendre la chose par gestes.

 

Pour montrer un geste, et à contrecœur, je leur donne ma carte téléphonique ! Une valeur de 4000 bolivars restant (soit en tout guère plus d’un euro). Ainsi, leur expliqué-je, je ne les corromps pas avec de l’argent, je leur fais un cadeau. Ben oui, mais ils voudraient bien de l’argent. Ah non, de l’argent, ce n’est plus un cadeau, c’est de la corruption. Le plus con me dit : c’est pour manger. Vous avez faim ? J’ai des bananes (archi-mures, en train de s’écraser dans le sac à dos) ! Ils continuent, mais je sens bien qu’ils lâchent prise. La seule chose qu’ils pourraient faire, c’est de menacer de m’embarquer (ils m’ont déjà parlé de prison), mais c’est moi-même qui ait demandé que la police vienne ! Et je leur avais aussi demandé à ce qu’ils appellent leur chef. Et qu’ils s’avisent de me cogner, et je pense qu’ils craignent quand même un peu de retourner à la circulation.

 

Bref, ils ont affaire à un clodo tordu, qui visiblement ne voudra rien lâcher, qui ne semble même pas avoir peur, du haut de son inconscience, qu’on peut lui faire rater son avion du lendemain. Le con de la bande finit par me lâcher plusieurs fois « tu es fou, tu es fou », espérant me provoquer. Ben oui, je suis fou, mais vous n’aurez pas un sou. De guerre lasse, ils me lâchent. Dernière tentative : faire cadeau de ma montre (une montre altimètre, et pis quoi encore), ou de mon casque de vélo ! Peut-être pour qu’il puisse monter à vélo la route de l’Avila ?

 

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