PARCOURS TITUBANT AU TIBET

 

Depuis peu, on trouve de très bons tarifs depuis l'Europe vers Shanghaï : parfois l'aller-retour à moins de 600 € ! L'occasion de prendre une revanche sur l'an passé, où j'avais un peu saboté mon voyage au Tibet, en roulant avec un vélo trop pourave, et en me trompant de route à Ratsaka, et quittant ainsi prématurément la Région Autonome. De Shanghaï, un vol intérieur me déposait à Kunming, capitale du Yunnan, où j'ai mes marques, me permettant de m'y retrouver dans un bus urbain me faisant traverser la ville de long en large en pleine nuit, jusqu'à une auberge de jeunesse où j'ai presque mes habitudes.

 

Le vol Alitalia était certes peu coûteux, mais, comme désormais la majorité des compagnies européennes, l'embarquement d'un vélo m'aurait coûté, dans chaque sens, plus cher que l'achat d'un vélo Décathlon de base ! Aussi, je décidais d'acheter un VTT sur place. Il se trouve que l'AJ où je passe une nuit est située non loin du "Bike Mart". J'y fais l'achat d'un mountain bike Giant à 70 €, certes basique, mais qui tiendra sans problème les 6 semaines majoritairement de piste qui m'attendent.

 

De Kunming, je prends un bus pour Zhongdian. Ne plus dire Zhongdian, au fait, mais Shanggalila, la prononciation la plus approchante pour un Chinois de Shangrila, le nouveau nom de baptême de cette ville, choisi pour attirer plus de touristes : à la station de bus de l’Ouest, d’où partent les bus pour cette ville, j’avais beau demander avec application « Zhongdian » d’après la prononciation que j’en connaissais des années précédentes, peine perdue. Par contre, Shangrila, Sésame ouvre-toi ! Bien qu’éructé dans un probable horrible accent laowai, les guichetières me comprenaient de suite.

 

J’imaginais le bus de nuit comme les bus pour Lijiang, ces immenses bus climatisés avec de larges soutes, ou au pire, tous les bagages en galerie, donc pas de problème pour le vélo. En tournant autour du bus, je commence à m’inquiéter. Je ne vois que de petites soutes, et avec l’heure qui avance, personne qui vient charger les colis sur le toit. Prudemment, j’entreprends le démontage du vélo. Bien m’en prend. Non seulement on ne charge rien en galerie, mais en plus, le chauffeur n’ouvre pas les petites soutes. Tous les bagages doivent tenir dans le coffre arrière, minuscule ! J’arrive, avec la coopération des autres voyageurs, à tasser ici les roues, là le cadre, ailleurs les sacoches. Ca tient très juste, la question est de savoir si rien ne cassera, durant les 700 km de route que durera le voyage ! Eh bien non, ce vélo est décidément costaud, tout arrivera en bon état.

 

La région, et surtout la ville de Shangrila, changent vite. Un site chinois donne 120 000 habitants à cette ville tibétaine, chiffre qui doit correspondre en fait à la population totale du comté, car je ne lui en donne guère plus de 50-60 000, ça n'en fait pas moins une "grande" ville tibétaine, au même titre que Bayi, Nakchu, Shigatse, Chamdo ou Jyekundo. Toujours plus de bâtiments impressionnants sont construits, mais selon l’architecture tibétaine, au moins en apparence. Ça reste certes du bétonnage, mais avec ce que nous avons réalisé sur nos plages et dans nos montagnes, nous sommes plutôt mal placés pour donner des leçons.

 

Etant à ma troisième visite de cette ville depuis 2001, je ne traîne pas ici : juste le temps de remplir un max mes sacoches, Shangrila étant la dernière ville d’une certaine importance avant bien longtemps. Je connais les 60 premiers km de l'itinéraire, mais en 6 ans, il y a eu quelques changements. Le deuxième col à la sortie nord-ouest de Shangrila était désert en 2001 : seuls quelques Tibétains s’activaient à bâtir la première maison. En 2007, il y a un petit hameau. En 2010, un village, en 2020 une ville ? Dans la descente, on trouve désormais une station de ski, et à 30 km, le minuscule hameau à la jonction des pistes (l’une vers Dechen et le Tibet, l’autre vers le Mékong et Lijiang) est devenu quasiment un village, à la jonction de bonnes routes désormais goudronnées.

 

L’autre différence est qu’en 2001, on était en avril, mois encore un peu frais mais beau et sec, alors qu’en 2007, on est début septembre, mois certes chaud, mais surtout pluvieux. Ce dont je me rends compte dans la première descente, depuis 3600 m (avec un palier) jusqu’à 2050 m. Plus loin, une fois quitté la route directe vers le Tibet, j’en vois les conséquences : la route de Derong est coupée par un éboulement. Une pelleteuse y travaille depuis sans doute une heure, et à vélo, je peux déjà passer, priant que le pan de montagne qui a commencé à s’ébouler ne choisisse pas ce moment pour reprendre son activité…

 

Le temps n’est guère propice au camping, de plus dans ces gorges, les endroits possibles se font rares. En fin d’après-midi, je trouve ce que j’espérais : un abri sous roche, pour me protéger de cette pluie, légèrement à l’écart de la route. Mais l’abri sous roche ne protège que tant qu’on y reste… La nuit, il a plu, et le lendemain, il pleut encore ! Cette pluie m’accompagnera jusqu’à Derong, petite ville coincée au fond des gorges de cet affluent du Mékong.

 

Derong n’est encore qu’à 2400 m d’altitude. La route monte pour l’instant doucement, mais la pluie est susceptible de reprendre : je sais qu’il y a un village plus haut, vers 3200 m, je ne désespère pas y trouver un abri, voire un petit hôtel. C’est cela qui me pousse, alors qu’en fin d’après-midi, la route monte plus durement, et que, sous un ciel mouillé, le vent, froid, s’inverse, et vient de face. J’ai un peu présumé de mes forces, et le soir s’approche. Je songe à m’arrêter avant, mais le souhait de ne pas camper sous la pluie me fait continuer. Déception : il ne semble pas y avoir d’hébergement, dans ce gros village tibétain, pas plus d’abri discret. Il ne me reste plus qu’à chercher un endroit où camper à la sortie du village…alors que la pluie reprendra dans la nuit.

 

Ciel gris ce matin, après le pluviotage de cette nuit. J'ai un peu mal à la gorge, serait-ce à force de m'être intoxiqué toute la nuit avec l'essence de mon réchaud (dont la bouteille fuit un peu), que me suis résolu que tardivement à pousser hors de la tente ? La montée commence à 3200 m, elle se terminera à 4115 m. Les cartes semblent indiquer une faible distance d'ici au col, pourtant les 7 premiers km ne me font gagner que 100 m. Le goudron cède bientôt la place à la piste, ce qui n'est guère gênant, car c'est vraiment de la bonne piste, comme les Chinois savent souvent faire - et surtout entretenir.

 

Mais c'est là que les choses se gâtent : la pente s'accentue, atteignant rapidement une valeur moyenne de 7%. Peccadille ? Sans doute avec une petite sacoche-guidon de 5 kg, sur une bonne route revêtue à 1000-1500 m d'altitude. Mais avec pas loin de 40 kg de bagages, sur une piste, bonne mais détrempée, et surtout avec le souffle court dû au  manque d'habitude à rouler à 4000 m, c'est une autre paire de manches ! Après 4 km cramponné sur les pédales au point que mes pieds vont finir par passer au travers, je jette l'éponge, et continue majoritairement en poussant le vélo. Même ainsi, je suis parfois contraint de m'arrêter souffler tous les 100 m, voire parfois moins !

 

Des cols tibétains que j'ai fait, c'est de loin le plus rude, 815 m montés en 12 km. Il y a certes ce col à la sortie est de Litang, mais qui ne dure que 6 ou 7 km. Il y a surtout ce col au nord de Xiangcheng, comparable, mais monté avec moitié moins de bagage, presque une promenade de santé. Bref, je ne suis pas fâché d'apercevoir enfin les habituelles ribambelles de drapeaux à prières, annonçant le sommet de la piste.

 

La descente commence moins bien. Certes, la pente est nettement moins prononcée, mais la chaussée, moins entretenue, est boueuse, et les sacoches se couvrent bientôt d'une couche terre, appliquant le bon vieux système "fomec" militaire pour passer inaperçu. Un vélo-caméléon, il fallait y penser Léon. La piste remonte doucement à un autre col, juste au-dessus de la barrière symbolique des 4000 m, puis la chaussée s'améliore. Un passage en hauteur, suspendu à près de 4000 m, et enfin c'est le plongeon dans la vallée.

 

Je n'ai parcouru que 40 km, mais j'ai une intuition : et si je m'arrêtais camper en contrebas de la descente en lacet, avant de croiser des fermes et hameaux à la queue-leu-leu ? Juste en contrebas, atteignant le torrent à 3600 m, je trouve l'endroit frisquet, sûrement à l'ombre toute la journée hors midi. Plus loin, pas de chance, le coin imprenable auquel je pensais plus haut... est pris, par des nomades. Ouf, plus loin, alors que le premier hameau est à encore un bon kilomètre, je déniche un coin surplombant la piste, certes guère plat.

 

Bonne idée de songer à se reposer : peu à peu, je sens le mal de gorge revenir, mais cette fois avec la fièvre. Mauvaise pioche pour l'endroit choisi : il se trouve en fait à proximité d'un sentier de montagne, et à partir de 17 h, les paysans  n'arrête pas de descendre... et de s'arrêter très longuement observer le moindre de mes gestes, comme tous les Tibétains savent le faire (n'allez pas uriner : ils seraient capables de vous suivre pour voir comment vous, vous faites, et c'est à peine caricatural - le revers de la médaille d'un peuple simple et touchant). Bref, je me dis que si ça continue comme ça jusqu'à la nuit, c'est mal parti pour le repos, d'ici qu'ils initient une fête villageoise autour de ma tente avec feu de camp sous les étoiles, y'a pas loin. Je... décampe.

 

Bientôt commence une vallée pentue, étroite et relativement peuplé, les quelques champs en bord de piste sont clôturés de ronces et toujours à vue des fenêtres. A un rare endroit dépeuplé, je retente le coup dans une vallée adjacente. Mais je m'en doutais, rebelote, ce sont cette fois les animaux accompagnés de leurs proprios qui redescendent. J'ai trop la fièvre pour supporter qu'on vienne m'observer toutes les cinq mn - encore moins, lorsqu'un berger vient tâter mes pneus, et tient carrément mes deux pneus de secours longuement entre les mains, au point que je l'imagine les embarquer !

 

Le Tibétain est certes foncièrement honnête, mais une certaine déperdition de repère, due autant à la colonisation chinoise qu'à la... colonisation touristique occidentale (dont votre serviteur, mais c'est encore rien, comparé aux sommes déboursées par certains au pied de l'Everest) font qu'on ne peut jurer de rien. Je me souviens de ce Tibétain miséreux, justement non loin du camp de base de l'Everest, qui venait me chiper mes chaussettes lavées, carrément sous nos yeux. Vous me direz : quel Tibétain tirerait profit à voler un vélo ou des pneus ? Sauf qu'un autre cyclo s'est fait embarquer le sien près de Litang, dans une région à 99% tibétaine... et à 0% vélo (il n'y a qu'à Chengdu, à 700 km de là, qu'on voit des vélos). Bref, dans l'état où je suis, pas envie de veiller toute la nuit, des fois qu'une idée malsaine traverserait un de ces esprits éblouis.

 

La troisième sera la bonne : entre deux successions de fermes, enfin un sentier bordé par des champs, et l'un d'eux est relativement accessible, en montant un monticule de pierre. Cerise sur le gâteau, ce champ semble peu visible du sentier. C'est la nuit, que le mal de gorge et la fièvre vont gagner en intensité. Le lendemain, je sais qu'il me faudra me reposer. Si, du sentier, on ne voit que difficilement ma tente, par contre, on peut la voir des fermes, à 200 m de là. J'ai donc la visite d'un moine, moins indiscret que la moyenne. Par signes, je lui fais comprendre que je suis malade. Il s'éloigne, et revient plus tard, avec des fruits cueillis dans les environs. Et trouve le moyen d'échange, puisque je n'ai pas d'image du Dalaï Lama : ce sera deux piles, comme celles de mon appareil photo !

 

Journée heureusement non pluvieuse, mais hélas ne sera pas suffisante : je me réveille certes en meilleur état, mais loin d'être rétabli. Et puis, cette fois, mon repaire est découvert. Mon moine en aura parlé, ou bien une des femmes, plus grande que les autres, aura vu le sommet de ma tente, cette fois, c'est l'attroupement pour assister au Lever du Roi ! Toujours pareil : vu l'état de fatigue, et devinant qu'avec le bouche à oreille, c'est toute la vallée que je vais voir défiler devant le "seuil" de ma maison, avec des mains s'enhardissant à toucher jusqu'à mes soupes chinoises (qui ne leur sont pourtant pas inconnues), je me dis qu'il vaut mieux que j'aille me faire pendre ailleurs. De toutes façons, je suis encore à 3100 m, et la fin de la descente, au Mékong, est à 2300-2400 m, je dois pouvoir trouver d'ici là, sans avoir trop à pédaler.

 

J'atteins enfin un village, au confluence d'une rivière, et où le goudron reprend - ce qui ne me manquait guère, vu que la piste était bonne. Le temps d'acheter un remède local supposé contre la fièvre et la toux mimée auprès de la commerçante (j'espère qu'elle n'en aura pas déduit, les situations mimées n'étant pas toujours aussi universelles qu'on s'imagine, que j'étais enceint ou atteint de paralysie). Avec la diminution dramatique de ma réserve d'Efferalgan, j'en attends surtout un effet placebo (surtout que je peine à en deviner la posologie - disons le passe-partout "une le matin, une le midi, une le soir", je ne prends guère de gros risques).

 

4 km plus loin, dans une vallée de nouveau peu peuplée, je trouve enfin l'endroit idoine : un replat au-dessus de la route, totalement invisible d'en bas, tout juste approché par quelques timides vaches. Après-midi de repos complémentaire, sans heures de visite programmées. Le lendemain, c'est presque ça, mais pas encore. La fièvre a presque disparu, le mal de gorge idem, mais je me sens au mieux convalescent, vidé de toutes forces. Je me fixe un objectif raisonnable : finir la descente - je suis encore à 2800 m.

 

En atteignant le Yangtsé, je retrouve les gorges impressionnantes d'un des grands fleuves tibétains. Il est curieux que ce long ruban tumultueux soit souvent désert, ignoré des grands axes de communication, mais en fait le plus souvent, il ne s'agit que d'une succession de défilés entre deux parois arides, peu propices à l'agriculture, et partant à la présence humaine. Enfin, ce fleuve, comme, à cet endroit, le Mékong et la Salween, est orienté nord-sud, alors que le vecteur principal des déplacements est est-ouest (plaines chinoises - Tibet), et ces fleuves, entaillant profondément le haut plateau tibétain, ne représentent au mieux que des contraintes, de longues redescentes entre des cols perchés à plus de 4000 m, parfois à près de 5000.

 

C'est peu après avoir abordé de nouveau le Yangtsé (quitté peu avant Derong, 4 jours auparavant) que je déniche un endroit encore meilleur que la veille pour camper... à ceci près que je découvre trop tard jusqu'à quel point ces gorges sont arides. Je ressens vite des douleurs aux pieds, et constate que mes sandales sont truffées de ce que les Argentins, ou en tout cas les Mendocinos, dénomment la "yareta" (il doit en fait s'agir d'un nom générique, et non du nom précis de l'espèce coupable - ceux de San Juan parlaient de "rosetas", terme évocateur) : une sorte de "lierre horizontal", qui a l'apparence anodine d'une quelconque herbe, mais dont les rameaux sont garnis de petites étoiles aux pointes acérées.

 

Evidemment, les pneus en sont également truffés ! Mais comme j'ai dû aborder récemment la zone infestée, et que je n'ai fait que pousser le vélo, ces étoiles de la mort n'ont pas eu le loisir d'atteindre les chambres - si, une d'entre elles pour le pneu avant, ainsi que je le constaterai le lendemain, mais très modestement, ne nécessitant que deux regonflages à la journée... pour l'instant.

 

En principe, au Tibet (politique ou historique, plus vaste), ce que je préfère, ce sont les montagnes, non les vallées, surtout à tout juste 2500 m. Mais le Yangtsé, c'est quelque chose. 5 mois plus tôt, j'avais longé le Mékong sur 150 km plus en aval sans me lasser, ici c'est pareil, alternant les zones de repos avec des passages spectaculaires. Ce fleuve est si puissant, que par endroits le cours se divise sur une centaine de mètres en deux : d'un côté le flot tumultueux descendant, de l'autre... une partie du flot remontant ! A un moment, le torrentueux flot descendant est même bordé par deux flots remontants, dans une sorte de bassin de décantation entre deux défilés.

 

Vers 16h, j'ai parcouru 60 km, la jonction avec la 318 ne doit plus être qu'à 7 km, avec son lot de bouis-bouis, de réparateurs camions et de klaxons divers. Je vise un petit replat côté Yangtsé, et bizarrement au-dessus de la route. Et j'oublie qu'il s'agit toujours de gorges arides, donc champ miné de "rosetas" ! J'évite quand même le pire. Aride, le Yangtsé ? Ces derniers jours, à part un assez modeste orage la nuit passée, j'avais fini par oublier qu'on était encore dans la saison des pluies, certes finissante. Le ciel (couvert) se charge de me le rappeler, et du soir au lendemain, ça n'arrête pas de dévaler.

 

De dévaler ? Quand ça tombe comme ça, dans l'Himalaya comme dans les Andes, ça ce termine en éboulements, coulées de boue, glissements de terrain. Certes, côté éboulements, je ne crains guère, il faudrait d'abord que la route soit sous 5 m de roche avant d'oser s'attaquer à mon fier toit de nylon. Mais côté glissement ? Et si mon replat, miné par les pluies, ne finissait par s'incliner vers le Yangtsé, 50 m en contrebas ? Certes, je suis à une dizaine de mètres, ça devrait laisser de la marge - mais personne n'a eu l'idée d'édicter à Dame Nature qu'un glissement ne devrait pas concerner plus de 10 m de profondeur, sinon c'est pas d'jeu. Et c'est bien regrettable, car un tel... garde-folle m'aiderait à trouver plus vite le sommeil. Bon, déjà, malgré une journée "pleine" à vélo, température et mal de gorge se sont enfin évanouis. Si je termine ma nuit dans les flots tumultueux du Yangtsé, au moins ce sera grosso modo en bonne santé, histoire de ne pas refiler de virus aux poissons.

 

Ouf, le lendemain, les eaux du Yangtsé n'ont pas monté de 51 m (vous voyez bien que l'effet de serre, c'est des c...ries, comme dit mon ami Bush), ni mon replat redescendu d'une altitude équivalente, continuant de ce fait à respecter les courbes de niveau chèrement acquises par les topographes locaux. Cependant, après la journée de la confiance retrouvée, cinq mauvaises surprises en une matinée !

 

La première n'est pour ainsi dire qu'anecdotique, sinon piquante : pneu avant plat au réveil. En cause cette fichue "yareta" dès qu'on quitte la route pour camper, le long de ces gorges du Mékong "aride", comme l'a prouvé le déluge de cette nuit. Au fond, c'est aussi bien : plutôt que devoir regonfler toutes les deux heures, chercher un si minuscule trou sans eau relevant de l'exploit, je trouve enfin le courage de changer carrément la chambre... et me fais la promesse qu'à chaque sortie de route dans le secteur, je porterai le vélo !

 

La deuxième mauvaise surprise vient 7 km plus loin, lorsque ma route rejoint la 318, juste au pont entrant dans le Tibet "autonome" en franchissant le Mékong. Ce n'est pas par cette route que j'escompte atteindre Chamdo, mais par curiosité, je songe passer le pont. En principe, aucun problème : depuis au moins l'an dernier, les entrées au Tibet par l'est ne font plus l'objet de checkpoints, ainsi qu'indiqué par un cyclo-voyageur sur la page de news de Martin Adersballe, observé par moi-même en 2006 par le pont de Derge, et confirmé par un citoyen US vivant dans les parages.

 

Je vais pour franchir le pont, sous l'oeil indifférent de (cantonniers ?) s'extirpant, à 10 h, d'une vaste tente kaki face à une modeste barrière levée, quand un Chinois à moto, uniforme bleu, me stoppe, et appelle je ne sais qui avec son portable. Manque de chance ? Un flic zélé, qui apparemment n'avait pas la compétence pour me laisser passer ou me rejeter ? A l'ancien pont, à 500 m, je vois deux types bien cantonnés à l'entrée. Il se pourrait bien que les Chinois aient décidé de réactiver certains points de contrôle, peut-être après avoir constaté une remontée en flèche de entrées illégales ?

 

Bon, je m'en fiche, le but de cette journée est Batang, sur le côté "légal" du Mékong. Le déluge de cette nuit a causé quelques ravages, et je dois contourner des éboulements. A un endroit, un véhicule utilitaire s'est même embourbé dans une coulée de boue, et il faut faire un petit détour, guère moins boueux, pour franchir la difficulté. Mais il m'apparaît enfin qu'aucun véhicule ne me croise.

 

Et pour cause ! A quelques km de là, troisième mauvaise surprise, rangée de véhicules à l'arrêt. Ouf, la rangée descendante de véhicules est juste 100 m plus loin, ce qui à la fois circonscrit l'ampleur de la difficulté, et indique qu'en principe c'est la seule. Il s'agit d'une coulée de boue bien plus importante, même pas franchissable à moto. Les gens semblent être là depuis l'aube, voire le courant de la nuit, à en juger le nombre de déchets accumulés à côté des véhicules. Les parties de cartes vont bon train. Mélange curieux, selon pratiquement une proportion d'un véhicule sur deux, de touristes Chinois, et de Tibétains. Ce petit monde s'ignore poliment, mais tous me saluent, un "hhalou" "chinois" suivant un "tashi délé" tibétain.

 

Je tâte un passage dans la marge de la coulée de boue, dérape avec mes sandales devenues visqueuses, puis finis pieds nus : ça va passer, sans risque de me retrouver enlisé. Je passe une partie de mes sacoches, mais n'aurai besoin de faire qu'un seul voyage : voilà un Tibétain qui passe mon vélo, puis d'autres, chacun une sacoche ! Plus loin, je trouverai une flaque où débarbouiller mes jambes "embouées".

 

Quatrième mauvaise surprise, que j'appréhendais depuis la France, et qui me scie le moral : suite au ratage mémorable l'an passé à Riwoche (trompé de route dans la nuit, sorti du Tibet 500 km après y être entré !), je venais d'épuiser en une fois deux possibilités d'entrée au Tibet : la route de Ganzi à Chamdo (Qamdo), et la route de Yushu (Jyekundo) à Riwoche. Une carte venait cependant me réconforter, celle de la collection allemande "Reise Know How", réputée pour son excellence (quelque chose comme le Michelin du reste du monde). Leur carte du Tibet, qui semble d'une rare précision quant aux distances, altitudes etc., indique notamment une nouvelle route directe, du sud de Batang à Qamdo (Chamdo), en passant par des montagnes élevées (le plus haut col étant à 4999 m) et peu peuplés. En fait, au départ, sacrée montée en peu de km, depuis le Mékong à 2600 m, jusqu'à un premier col, vers 4500 m, pour une distance de tout juste 15 km à vol d'oiseau !

 

La déception est là. La carte de Reise Know How est tellement excellente, qu'elle a un minimum de 10 ans d'avance - car je doute que la multitude de pistes indiquées aussi dans le secteur entre Yunnan et Tibet existe autrement que sur le papier. Ici, le pont est bien là, et l'on voit les premiers virages d'une piste escaladant en face les flancs du Mékong... jusqu'à une pelleteuse qui en marque la fin. Des environ 300 km de ruban jaune qu'indique ma carte futuriste, seul le premier est terminé !

 

Mais n'en restons pas là côté mauvaises surprises, on arrive à la cinquième. Peut-être aussi le contrecoup de cet itinéraire inexistant qui m'oblige à revoir ma "stratégie", mais j'arrive à Batang avec un fort sentiment de fatigue. Pourtant, en deux jours depuis que je me suis remis de ma bronchite, je n'ai couvert que 100 km, d'un itinéraire pas trop dur (avec même un dénivelé total négatif). La bronchite n'était donc bien que le signe d'une méforme durable, comme je n'en avais pas connu dans mes voyages tibétains ou "pré tibétains" (2001, 2005 2 fois, 2006 2 fois), sauf en 2002 (et encore, la méforme n'était venue qu'après 40 jours de route). Le cap de la cinquantaine frappe brutalement... Du coup, je n'apprécie nullement Batang, pourtant sans doute la moins sale et la plus ordonnée des nombreuses petites villes tibétaines - mais peut-être du fait de son architecture chinoise encore plus marquée qu'ailleurs.

 

J'ai parlé de cinq surprises, mais il faudrait presque en ajouter une sixième. Dans les "bonnes feuilles" des guides sur le Tibet en ma possession, j'ai oublié la page sur Batang. J'escomptais sur mon flair pour trouver un petit hôtel tibétain, mais outre que ceux-ci sont rarement indiqués même en chinois, tout le centre de cette petite ville me semble justement… chinois. Et puis zut, j'ai passé une nuit dans un bus, et huit en camping plusieurs fois sous la pluie,  j'ai le droit de me payer du luxe ! Je vise la seule inscription "hotel", apparemment même pas un de ces hôtels officiels qui ne proposent rien à moins de 25€. La réceptionniste me dit "bashi" (80¥, 8€), je tique un peu, mais ne me lance même pas. Quant à l'innocente honnêteté d'une jeune Chinoise (si tenté que chercher à faire payer plus cher un long-nez soit vraiment malhonnête, à lui de négocier), ma crédulité me surprendra toujours.

 

En fait, suite aux mauvaises surprises liées aux accès du Tibet, je n'ai pas envie de négocier. L'hôtel est flambant neuf, propre, avec des équipements (douche chaude, bouilloire) correspondant à 15€ dans une ville moyenne du Sichuan, je prends. Pour me rendre compte que l'eau du robinet doit venir presque de la rivière torrentielle voisine, tellement elle est peu claire, qu'à cet étage, les chambres n'ont pas de clé, enfin que la bouilloire est inutilisable, faute de surtension ! Mais tout cela est-il vraiment une surprise ?

 

Batang dispose "classiquement" d'un gomba, un monastère tibétain. Mais j'en ai tellement vu de magnifiques (et pas seulement autour de Lhasa), que celui-ci me paraît d'une incroyable modestie, par rapport à la taille de la ville (4000 hab ?). Il ne reste qu'une petite aile ancienne, le reste étant en cours de travaux, soit nouvelles ailes, soit remplaçant d'anciennes, mais un style nettement plus HLM...

 

Bon, option 1 : quitter Batang par le nord, dénicher une piste quittant la route de Litang en direction de Pelyul, sur laquelle aucune carte n'est d'accord, et refaire entre le pont de Derge et Chamdo le même parcours que l'an passé. On bien, de Batang, revenir sur mes pas jusqu'au plus proche pont sur le Yangtsé, là où j'ai été refoulé la veille, monter à Markham... et sur près de 300 km, refaire la piste parcouru 6 ans avant jusqu'à Bamda ! En espérant que le goudron aura progressé d'ici là... Adopté.

 

Comme il n'a pas tellement plu cette nuit (plus facile à "apprécier" quand on campe, que pelotonné au fond d'un lit), je supposais que l'écoulement de boue de la veille avait été résorbé. Erreur monumentale, cette fois, c'est à trois endroits que la boue bloque la route ! Une pelleteuse est à l'oeuvre, telle une unique fourmi occupée à déblayer tous les grains de sable d'une plage. Les véhicules, motos comprises, ne passent pas, les piétons si, certains se servant de la pelleteuse comme nacelle de transfert entre deux navettes, je devrais pouvoir passer. Mauvais choix du "gué", au gré de mes navettes vélo/sacoches, je m'enfonce presque jusqu'aux genoux dans la boue, et y perd une sandale. La boue étant mêlée de graviers, je m'en sors bien et ne me blesse pas trop les pieds. J'ai gagné deux bonnes heures sur les bagnoles, la belle affaire !

 

En approchant du pont je me demande quelle tactique je vais adopter. L'idée est de camper non loin, et passer nuitamment, mais voyons toujours, il n'est que 14h...  Alors que je me dirige droit sur le nouveau pont, surprise, je constate qu'à l'ancien pont, il n'y a aujourd'hui aucun cerbère ! Ni une ni deux, je bifurque, bien penché sur mon vélo pour ne pas être vu du nouveau pont (un cycliste de 1,55m de haut étant moins visible qu'un cycliste de 1,65m, demandez à n'importe quel chat qui se recroqueville dans les fourrés). En fait, sauf si lui-même se recroqueville ou joue les Harry Potter, personne non plus ne fait le guet (le gué ?) sur le nouveau pont, hier était une journée "padchanss". Me voici sans encombre sur l'autre rive du Yangtsé, et surtout dans la Région du Tibet. Et d'entrée, l'asphalte lisse et généreux du Sichuan laisse place à la bonne vieille piste râpeuse tibétaine. Par endroits même, la chaussée est envahie par la rivière, gonflée des pluies en cette fin de mousson, mais ce modèle de vélo est amphibie.

 

La pluie reprend. Lors d'une pause, je pose le vélo contre un parapet dominant la rivière, défait les tendeurs,... le sac arrière contenant le couchage et le réchaud essence chute, manque de tomber dans la rivière torrentielle ! C'est là que je me rends compte combien un voyage au Tibet ne permet pas la moindre erreur. Il n'y a qu'à Chengdu, à trois jours (au mieux) de bus de là, que j'aurais pu reconstituer mon matériel perdu, et encore, cette fois l'événement se serait produit à un jour de distance en vélo de Batang. Plus avant, ça se complique, car un Etranger ne peut utiliser les bus dans cette partie du Tibet (sauf si... expulsé), et le stop est difficile, avec des camions rares, pleins à craquer, et aux chauffeurs chapitrés sur l'interdiction de prendre des Etrangers - ce dont certains se fichent éperdument du reste, mais à leurs risques, les contrôles poids lourds étant nombreux.

 

Au soir sous une pluie incessante, par hasard je déniche dans ces gorges un endroit presque de rêve pour camper : remontant un torrent, je déniche un enclos pour biquettes inutilisée en septembre, sol plat, invisible de la chaussée. La journée se termine sur une bonne note. Il pleut encore le lendemain, cette queue de mousson n'en finit pas. Jusqu'à présent, la montée était plutôt douce, mais dès 2550 m au pont sur le Yangtsé, il faudra bien aboutir bientôt à plus de 4100 m. Cela se fait assez brutalement, heureusement la pluie a cessé. Quelques courts tronçons de goudron me font espérer, mais non, la redescente sur Gartok (Markham) envole l'espoir d'une voie royale.

 

Gartok est vraiment au pied du col, et mes souvenirs, déformés par le temps (et pas mal de nouvelles constructions de ce côté-ci de la ville) ne me permettent pas de reconnaître immédiatement la configuration. Si, ça me revient maintenant. La barrière du checkpoint est désormais grande ouverte. Le secteur regorge de plein de nouveaux hôtels aux enseignes bilingues chinois/anglais, mais c'est, si j'ose dire, un piège à touristes, sur le mode souricière : normalement, seuls peuvent s'y rendre les groupes d'Etrangers dûment accompagnés par un guide local accrédité, Chinois ou Tibétain, qui décide de l'hôtel, forcément sait lire l'enseigne chinoise, et n'a nul besoin de la traduction ! Alors, snobisme, ou bien les proprios se préparent-ils à une prochaine ouverture au tourisme individuel dans ces régions à accès encore restreint, tandis que l'étau se desserre peu à peu, sur le mode officieux permettant à tout instant tout retour en arrière si les autorités craignent des dérapages ?

 

Avec le JO de 2008, puis en 2009 le cinquantenaire de l'annexion du Tibet, les Chinois ont tout lieu de craindre quelques troubles - quoique quelques routards s'attardant sympathiser avec des moines Tibétains feront infiniment moins de dégâts pour l'image de la Chine, que les inévitables T-shirt "Free Tibet" qui orneront les gradins des stades (ceux qui échapperont à la censure audiovisuels, sans parler des camweb- ou -scopes diffusant sur internet), retransmis avec délectation par les chaînes du monde entier.

 

Bref, selon moi, l'accès au Tibet demeurera inchangé jusqu'en 2010, et au delà on entrera plutôt dans une période de "ni-ni", ni autorisé ni interdit, laissant à chaque agent une large marge d'interprétation, des consignes contradictoires, tel secteur suivant avec pointillisme les règles écrites, d'autres sachant les interpréter selon le sens du vent et de l'histoire. En gros, la même situation qu'aujourd'hui, mais en plus laxiste. Je verrais bien le système de "TTB", actuellement applicable à la région de Lhasa, d'obtention assez aisée pour les individuels, même s'il est théoriquement réservé aux groupes (toute la duplicité chinoise) progressivement introduit à d'autres régions que les autorités estimeront maîtriser suffisamment pour y laisser gambader des Etrangers. Gageons qu'un tel permis pourrait concerner la route Yunnan-Tibet, zone déjà à moitié sinisée, avec très peu de monastères (lieux toujours possibles de résistance), forte présence militaire intimidante. Voire la piste Xingiang-Tibet (Kashgar via Kailash), déjà officieusement ouverte - il n'y aura jamais beaucoup d'individuels sur cette longue et difficile piste partant du trou du Q du monde.

 

Il y a six ans, en avril, j'avais dormi sous un pont à la sortie de Gartok. Avec la saison des pluies, oublions cette option, je trouve à camper sur les hauteurs non loin. Jusqu'à Bamda donc, même parcours... et mêmes étapes ! Il est archi-exceptionnel que je refasse la même route, mais ça présente des avantages, on connaît les lieux. Je suis juste un peu surpris de pouvoir refaire les mêmes étapes journalières pourtant assez costaudes, sans me presser ni plus de fatigue, en m'accordant même le luxe de visiter des monastères en route.

 

Etais-je pressé à ce point il y a six ans, inquiet d'être pris par le PSB ? Une fois passés les rudes cols avant Wamda (Zuogong), dont le dernier à plus de 5000, je n'avais même pas remarqué, dans cette vallée assez peuplée, la présence de 4 monastères (il y en a peut-être d'autres !). Bon, c'est vrai qu'alors il ne faisait pas beau, il avait même fini par neiger, noyant mes gombas sous un manteau blanc. C'est dans des ruines jouxtant l'un d'eux que je décide de camper. Idée pas particulièrement judicieuse : les chiens errants "rattachés" au monastère se réveillent avec la nuit qui tombent. Je crains qu'ils ne viennent glapir ou mugir (ou croonder telle une fourmi, on sait jamais) sur mon territoire, consciencieusement balisé par l'eau de vaisselle. Au contraire, au matin, j'en trouverai deux postés à l'entrée de mon fortin, comme en surveillant l'entrée - plus sûrement les deux "propriétaires légitimes", qui ont accepté, par solidarité entre clodos, de me céder leur domaine pour cette nuit.

 

Depuis que j'ai quitté Gartok, le beau temps est enfin revenu. Par contre, mes espoirs fols que la piste Gartok-Wamda soit désormais revêtue sont vains. C'est tout juste si je n'y décèle pas mes traces de pneu d'il y a six ans ! Ce parcours est toutefois toujours aussi superbe, jusqu'à ce qu'on atteigne le carrefour de Bamda, 4000 m, début d'une haute vallée presque plate et relativement monotone. Depuis Wamda, c'est de la route asphaltée jusqu'à Chamdo. A Bamda, en 2001, j'avais obliqué vers le Gama La et Rawok, cette fois je continue tout droit et dors sous un pont, 20 km plus loin.

 

C'est sur cette route que se situe l'aéroport de Chamdo, à 125 km de la ville (!), certainement un aérodrome militaire reconverti. Dans une vallée déserte à plus de 4300 m d'altitude, voir une piste de 5 km de long a quelque chose de féerique, comme d'une base secrète du Spectre des James Bond. Non loin, juste au pied du Lona La (col à 4511 m permettant d'atteindre Chamdo 1250 m plus bas), carrefour : piste à gauche vers le comté de Lhorong à 185 km. En fait, aujourd'hui, cette piste permet de rejoindre Lhasa par un itinéraire alternatif, historiquement l'ancienne "route" Chine-Tibet. Mon idée première était de faire la route nord, pour laver l'affront et la honte sur mon front de m'être trompé de route l'an passé, après voir échappé au PSB et que l'armée m'ait relâché. Mais au fond, pourquoi ne pas tourner vers Lhorong ? Trop bête, maintenant que je suis à 4350 m, de perdre ce gain d'altitude durement gagné, en plongeant sur Chamdo.

 

Changement de cap comme je les aime. L'idée me trottait certes dans la tête depuis la veille, mais la décision proprement dite fut rapide. J'avais eu la riche idée de remplir mes sacoches aux modestes étals tibétains de Bamda pour éviter d'avoir à traîner dans la ville désormais un peu trop chinoise de Chamdo, là même où je m'étais fait bêtement pincer par le PSB. J'ai donc de quoi tenir sans problème jusqu'à Dzitoru (Lhorong), à 3 ou 4 jours de là.

 

Sur cette piste, le premier col est certes à près de 4770 m (un panneau l'indiquera mensongèrement à 5220), mais il faut 60 km pour "gravir" à peine plus de 400 m ! Légèrement abrutissant d'ennui, malgré la présence d'un monastère à moitié en travaux. Le village proche est typique des hauts plateaux tibétains, avec des baraques uniquement en bois (comment ? pas un seul arbre à 50 km à la ronde ! si, après le col, en fait), et ici, même les hommes ont la tenue traditionnelle.

 

En fait, dans les 400 m à monter, une moitié se fait dans les 3-4 derniers km, que je trouve durs. Je n'avais encore rien vu... Sans transition mon cher PPDA, le plateau monotone d'herbe brûlée laisse place à une vallée forestière dévalant brutalement. Comment de tels contrastes peuvent voir été façonnés par la Nature ? Alors que je pensais n'avoir à parcourir, jusqu'à Lhasa ou Nakchu, qu'une succession de hauts plateaux à nomades, au profil altimétrique doux, me revoilà dans le Tibet humide. Et pentu. Le col suivant m'en fournit la preuve. Alors que la rivière file directement vers le Nak Chu, la piste prend les chemins de traverse, de rude manière. Souvent, j'en suis réduit à pousser le vélo, sur des raidillons de 10-12% à plus de 4000 m ! Je ne pensais pas que quelque part sur Terre, il pouvait y avoir des pistes principales avec de tels pourcentages à cette altitude. Les Chinois l'ont fait, maintenant que les véhicules sont assez puissants pour les avaler sans broncher. Bon, les vues dans la montée d'une lointaine barrière de pics hérissés consolent un peu des efforts arrachés à mes muscles.

 

Je pensais que cette montée était l'exception, chante, beau merle... Les cartes n'indiquent nullement qu'après le petit village de Ma-ri, la piste fait encore un détour par un autre col à 4400 m ! Et montée à peine moins pentue. Récompense : ce nouveau tracé passe au pied d'un monastère situé sur un éperon rocheux, où les moines me gaveront de thé salé au beurre de yak et de délicieuse tsamba. Un peu plus loin, endroit de rêve pour camper,dominant une vallée piquetée de hameaux, dévalant d'un cirque montagneux. Cirque que je peux admirer dans le dernier virage avant le col le lendemain, spectacle inoubliable (au moins aussi inoubliables que tous ceux que j'ai oubliés depuis). L'autre versant n'est pas moins spectaculaire, la piste descendant en corniche, moult virages et 20 km les 1250 m de dénivelé brutal jusqu'à la rivière, immédiatement en contrebas.

 

En tout cas, cette fois, j'ai compris  le profil de cette piste n'a rien à voir avec celui, régulier et assez doux, de la route Yunnan-Tibet, Lhasa-Kathmandu ou de la majorité des routes tibétaines du Yunnan, du Sichuan, du Gansu ou du Qinghai, où les pentes  plus de 5% de moyenne sont rares. Et vu les efforts physiques demandés, je ne peux plus tabler sur une moyenne journalière de 60 km, mais au mieux 40-45.

 

Ce que confirme la montée suivante, quittant la rivière torrentueuse pour un affluent creusé dans un des défilés les plus impressionnants que je connaisse. Quand cet affluent monte à 3%, la piste monte à 3%, quand il dévale à 10%, la piste est tracée à 10%, sans s'encombrer de gagner de l'altitude par un parcours en lacet même là où c'était techniquement possible et économiquement admissible. Piste tracée vite fait avec des moyens réduits, de toutes manières ces vallées à 99% tibétaines, loin de tout site stratégique et sans doute peu doté sur le plan minier, ne justifie pas d'investissements outrancier de la part des Chinois.

 

La piste s'extirpe enfin des gorges pour desservir un village, "évidemment" dominé par son monastère assez monumental, faisant face à de superbes aiguilles culminant au loin à 6000 m. Tout le village semble me voir, dans mon ascension vélocipédique au monastère. Cette popularité me déplait. Ici,elle est sans conséquence. Je vois mal un paysan Tibétain, qui de toutes manières ignore que sa "région" est interdite aux Etrangers individuels, aller courir en ville rapporter ma présence au PSB dont du reste il ne connaît pas l'existence ni surtout le rôle. Mais si je traîne trop près d'un monastère en ville, comme Dzitoru ? Certes, les Chinois (dont 95% se fichent qu'un Etranger bafoue la loi) traînent rarement autour des monastères (sauf les touristes, rares ici, Chinois comme Oxydantaux), et en ville, Chinois et Tibétains semblent vivre côte à côte en s'ignorant, mais bon, on ne sait jamais. En bientôt 50 ans de "protection", quelques passerelles ont bien dû se créer, ne serait-ce qu'entre fonctionnaires Chinois et Tibétains (il y en a, la majorité des policiers par exemple, plus aptes à régler en douceur les conflits locaux).

 

Donc, non seulement je passerai les petites villes de bonne heure, mais je n'y traînerai pas trop dans leur monastères. Par chance, dans cette région, contrairement à l'habitude, les plus intéressants sont hors des villes, celle-ci n'étant pas les centres tibétains traditionnels et ayant connu leur développement essentiellement depuis l'ère chinoise.

 

Un dernier col , le quatrième, avant Dzitoru, presque facile maintenant que je suis remonté à 4000 m après les gorges. Mais je paye des efforts des précédents jours, et les tout derniers km pentus sont presque un calvaire. Les choses tombent bien (avec un soupçon de planification...), 30 km me séparent de Dzitoru, qu'il vaut donc mieux traverser tôt demain matin, plutôt que le soir au vu et su de tous, avec un nombreux public applaudissant à l'arrivée de l'étape. Pour vivre heureux, vivons caché... Caché dans un canyon à l'écart de la piste, cramant presque sous le soleil de fin septembre.

 

On fait comme on a dit. Dzitoru atteinte au tout petit jour, rapide crochet au monastère local, massif et imposant mais dans un site quelconque, quelques achats plutôt dans des échoppes tibétaines (au choix plus limité), t je quitte la ville pour 8h, bien avant l'ouverture de la majorité des boutiques, ainsi que des services administratifs. Le village suivant, Shopado, 101% tibétain avec chaque ferme (plutôt que maison) ornée de son foin à sécher comme toutes les fermes tibétaines en cette saison, dispose lui aussi de son monastère. J'y arrive juste à la fin de la séance de "claquage de mains", bien moins chiquée qu'à Sera (Lhasa), ce qui fait que je suis vite entouré d'une foule de moines (il y en a 150) !

 

Surprendrais-je, si je disais que c'est parti pour monter un nouveau col ? Les expériences récentes me font craindre le pire, gagné ! Après une montée douce depuis Shopado, la piste s'engage le long d'un torrent, et en 2 km je grimpe 180 m. Le trafic routier est anecdotique depuis  Shopado, il devrait être nul après le dernier village. Erreur ! Je n'ai jamais croisé autant de motos (200 ? 300 ?), qui plus est dans une montée inhabitée, le plus souvent arc-bouté à pousser le bicle. Je comprends qu'une fête tibétaine doit avoir lieu de l'autre côté du col, pas trop loin quand même vu que certains en reviennent à pied. La plupart du temps, c'est une faille entière qui est embarquée sur une moto, mais ma crainte, c'est que certains, surtout les jeunes, ne consomment pas que du thé salé au beurre de yak. Tout se passera bien... pour cette fois. Exténué, je déniche, juste avant le col (et la fête) un coin parfait, à l'écart tant de la piste et des motos, que des piétonniers coupant court depuis le col, les derniers descendants risquant d'être les plus excités (en tout cas, ils seront les plus bruyants).

 

Confirmation le lendemain : 3 km après le col (guère plus d'un à pied), un monastère dominant la vallée. La fête semble cependant avoir été assez sage, les moines ayant bien maîtrisé leur célébration à une représentation de Buddha  L'unique moine parlant anglais rencontré de tout le voyage me confirme que la fête a rassemblé 3000 personnes (admettons). La piste dévale tout en contrebas, et je distingue la remontée en fac, horrible. Fort heureusement, mes cartes sont fausses, il y a belle lurette que la piste évite ce col en prenant un parcours plus long par les vallées, En route, je croise de petites fêtes improvisées, cette fois sans monastères, je présume que la fin septembre et la fenaison sont propices à ces réunions collectives avant le long et rigoureux hiver.

 

C'est au pied du col suivant, alors que je venais d'abandonner une vallée idéale pour camper, que le vent tourne. En catastrophe, je campe le long d'un torrent à la sortie d'un populeux village, des chiens errants venant tourner toute la nuit autour de mon campement. Ce col est redoutable : un peu moins pentu que les autres, il "titre" à 4800 m, et à cette altitude, 6% de moyenne (mais pente irrégulière, parfois à 4%, parfois à 8%), ça vous sabre un bonhomme ! Par opposition, une fois passés les premiers virages, la descente sur l'autre versant est extrêmement progressive, encore heureux que le vent soit favorable : sans lui, complètement claqué, je m'arrêterai de rouler dès 14h. Et puis, inexplicablement et tout en pédalant, je récupère, et atteins Lhatse et son inévitable mais un peu miteux monastère.

 

C'est bien entendu un nouveau col dont la montée débute dès la sortie du village, et c'est dans les tout premiers virages que je décide de dormir, essayant de me protéger entre de pins rabougris d'un vent qui, en camping, n'est jamais favorable. Si je n'avais pas accumulé autant de fatigue, cette montée serait presque cyclable. J'ai surtout enfin compris un truc : vélo chargé, plutôt que de s'acharner à pédaler sur une pente à 6%, puis s'effondrer et finir par pousser vidé de toute son énergie, mieux vaut pousser d'entrée : on va moins vite (4 km/h au lieu de...5), la fierté en prend un coup, mais on économise ses forces pour la suite, surtout si la pente se raidit. A appliquer pour les prochaines montés.

 

Ouf, dernier col avant Do Martang. Descente de premier choix : col suspendu au-dessus d'une vallée glaciaire, avec des sommets enneigés tout au bout, culminant à 6500 m. Vent violent venant des cimes, heureusement favorable. Pelbar, renommé Old Pelbar par les cartes, a son petit monastère. Je songe à m'approvisionner ici plutôt qu'à Do Martang (rebaptisée Pelbar/Baibar par les Chinois), mais n'y trouve pas tout et surtout je risque d'être bientôt à court d'essence pour mon réchaud, et seules les villes sont équipées de stations. Le vent me pousse jusqu'à Tsoka, dernier village 4 km avant la ville. Un monastère domine le bourg, un peu tard pour le photographier, et même le visiter : la piste, dure, qui y aboutit fait un long détour pour desservir des hameaux de part et d'autre d'un torrent, avant de redescendre. Quant à laisser le vélo en bord de piste, près du sentier direct...

 

Je trouve à camper non loin, échafaudant une balade pour le lendemain. Une nouvelle piste relie Do Martang à Nyemo, Lhari, et au-delà à Lhasa. Mon projet est plutôt de me rendre à Nakchu via Driru, puis de Nakchu à Lhasa par la route 109, et crochet au Nam Tso (lac). Mais sur cette nouvelle piste, le col n'est pas loin, côté par le guide à 5037 m (par la carte  5380 m mais je n'en crois rien), sans doute faisable en une petite journée aller-retour, complétée par la visite du monastère. Sacoches planquées dans le rochers dominant mon camping.

 

Un peu optimiste. Tout d'abord, je croyais que cette nouvelle piste, directe pour Lhasa, était devenue l'axe privilégié de sortie de la ville, longtemps reliée uniquement à l'est et à Chamdo, à 370 km. Il faut croire que Lhasa n'est pas le centre du monde tibétain pour tous, car sur une journée pleine, je dénombrerai un maximum de 10 véhicules, uniquement des camions tibétains chargés ras les ridelles.

 

Au début, ça s'annonce bien : la piste monte régulièrement, plutôt raide si j'avais mes sacoches. En 20 km, on devrait être au col. Bien au-dessus, et dominant la vallée principale de près de 500 m sur un éperon rocheux, un énième monastère, que j'irai voir au retour. Et puis, après une série de hameaux expliquant le nombre de motos sur cette piste jusqu'alors déserte, redescente au fond des gorges ! Avec en prime des ornières assez profondes pour empêcher même une jeep de passer. Finalement, après m'en être extirpé, et après une longue série de virages où je croise bizarrement encore pas mal de motos, cette fois venant forcément de l'autre côté de la montagne, j'aboutis à un col... mais à 4850 m ce n'est qu'une étape intermédiaire : en face, au terme d'une nouvelle bordée de virages, je vois la brèche tout en haut, très proche des cimes. Il devrait rester moins de 200 m à grimper, ça m'a l'air d'en faire plus, sûrement une illusion d'optique - effet inconnu du mal des montagnes ? Bref, en moins d'une heure, ce sera bon.

 

A mi-hauteur, un convoi de camions tibétains, empêtrés dans une énième réparation, je les rattraperai, et au gré d'autres incidents, atteindrai le col alors qu'ils seront occupés à disperser au vent les fameuses vignettes imprimées qu'on y retrouve souvent. Ils ont bien besoin de cette aide spirituelle, car la piste est mauvaise, étroite, pentue, et finalement le col à 5300 m ! Footprints, ça sert à rien d'être précis (5037 m, encore un peu ils m'auraient mis les mm !) si c'est pour être si inexact ! En fait, il m'aura fallu 1h30 depuis le col intermédiaire pour parcourir ce désert minéral d'une sauvage beauté. Et 30 km depuis mon "camping", il est déjà 15h passées. Autour dire que je n'aurai pas le temps de visiter le monastère près de Tsoka. En fait,je ne retrouverai mes sacoches qu'à la nuit tombante... Mais bon, un des plus hauts cols que j'ai franchi de ma vie, le deuxième après le Khardung La en Inde, prétendument à 5602 m (altitude probable d'un sommet proche), en fait plutôt environ 5400 m grand maxi.

 

Programme du lendemain : on laisse tomber la visite du monastère, à regret, et on traverse Do Martang tôt le matin. En fait, trop tôt pour qu'aucun station essence soit ouverte (et aucune n'existe à la sortie), et juste assez tôt pour regarnir mes sacoches de quelques victuailles. En plein centre, carrefour, une route monte à gauche, et si je m'en réfère à ma carte chinoise, ce devrait être ma route. Mais mes cartes occidentales penchent plutôt pour tout droit. Aux commerçants auprès de qui j'ai fait mes emplettes, je demande "Nakchu", ils me confirment la route tout droit. Si maintenant je ne peux même plus me fier à ma carte chinoise, qui jusqu'à présent était la plus fiable !

 

BUS

 

Fin du voyage. En tout cas au Tibet. La sortie de Pelbar me semblait douteuse : une mauvaise piste ne suivant pas vraiment le tracé de mes cartes chinoises, pourtant plus rigoureuses que les cartes occidentales. Et puis, un trafic faible, faible, le dixième véhicule me dépassant à midi. Parlons-en de ce dixième véhicule : je suis à 20 km de Pelbar, passé au petit jour pour ne pas éveiller l'attention, et j'arrive dans la montée du premier col. Il s'agit d'une ordinaire jeep de la police, comme j'en ai croisé tant depuis mon entrée au Tibet, comme du reste lors de mes deux précédentes incursions sur ce territoire proscrit aux individuels d'outre-muraille.

 

Oui. Sauf que là, je dois être tombé sur deux flics particulièrement zélés, au moins l'un d'entre eux. Contrôle, vérification de l'absence du précieux ATP (Alien Tibet Permit), obligatoire pour circuler en-dehors de la région de Lhasa - et qu'en l'Etat . Ils m'invitent donc à redescendre un km avant, à ce qui ressemblait à une école, et doit en fait être un checkpoint - grand ouvert, mais les véhicules s'arrêtent d'office. Dont deux jeeps transportant des Rhonalpins (et un Avignonnais), leurs guides arrangeant tout - l'argent surtout.

 

Avant de se faire prendre, on échafaude toujours des mensonges, mais au moment crucial, on n'y pense plus ! J'aurais été moins pris au dépourvu, j'aurais raconté que je venais de Lhasa, via Lhari : c'était plausible, depuis que Pelbar est relié avec le reste du Tibet par quatre pistes, au lieu de une seule il y a quelques années auparavant. Mais je me fais bêtement avoir à confirmer que je viens de Changdu, autrement dit Qamdo. Bah, ça ne devait pas changer grand chose : Pelbar n'a longtemps été relié au reste du monde que par la piste de  l'est, donc ce comté, "pièsbiquement" parlant (le PSB redouté de tous les Etrangers illégaux au Tibet), doit dépendre de Qamdo.

 

Pour être gentils, ils le sont : remplissent mes gourdes, m'offrent le thé tibétain (salé, il suffit de penser qu'on boit un bouillon), mais la sanction tombe, sans surprise : retour à Qamdo, avec étape à Pelbar, tout le matos dans la jeep, vélo sanglé au-dessus. Soyons philosophe : l'an passé, je n'avais guère dépassé les 500 km au Tibet, il est vrai pour une stupide question d'erreur à un carrefour (et un vélo mal adapté), cette année, j'en aurai fait 932. On progresse. Dur toutefois d'égaler les 2300 km de 2001.

 

C'est là que j'ai pu voir à quel point la piste que j'avais parcouru était horrible. Parfois, à vélo, on ne se rend compte de rien. Et les croisements avec des camions arrivant en face, roues garées au bord du vide ! A l'arrivée, ils m'invitent même à manger : mais outre que je venais d'ingurgiter ma soupe de nouilles quand ils m'ont pris, je n'ai guère le coeur à ça, et à les voir suer, je me dis que ça doit être bien épicé. Et puis, partager un repas qui est sans doute pour eux une manière de fêter ma capture, ça va bien comme ça.

 

Au quartier général, leur chef n'a guère l'air enchanté de leur prise. J'ai l'impression qu'il aurait autant préféré qu'ils fassent comme les autres, semblant de ne pas me voir. Front soucieux, il quitte le bureau, avec à leur adresse (enfin, si on peut dire) apparemment quelque chose du style "débrouillez-vous avec votre merde". Ce que je disais : il a fallu que je tombe sur un zélé et son acolyte. Et effectivement, ils semblent être bien emmerdés, discutant longuement entre eux pour savoir ce qu'ils doivent faire de moi.

 

Car il est vrai que le Tibet, hors Lhasa et environs, est interdit, sauf groupes guidés dûment autorisés. Mais en gros, si on se fait tout petit, les officiels détournent les yeux sur notre passage. Ils optent dans l'immédiat pour me loger dans un modeste hôtel tibétain (pas de grand hôtel ici !), usant de leur pouvoir pour me loger gratos. A Qamdo, ce sera peut-être une autre musique, surtout s'ils ont en archive mon passage dans leurs locaux l'an passé - et si "Jackie Chan" officie toujours : il sera heureux de rappeler à mon bon souvenir le bus  pour Jomda que je n'ai jamais pris...

Donc, une fois mon passeport et mon vélo mis temporairement hors de portée, en fin d’après-midi, mon agent du PSB revient me voir, me parle d’une « jipu » demain matin à 9h, qu’il me faut payer 200 yuan (20 €), il me rendra alors mon passeport et basta. Il fait tellement de gestes pour me faire comprendre la chose, voulant même m’inviter chez lui à manger et à dormir, qu’un moment, j’envisage un peu naïvement la possibilité qu’il me propose une sorte de transaction à l’amiable : je lui file 200 yuans de la main à la main, et il me laisse continuer comme si de rien n’était.

Et puis, je me ravise. Au moins à ce niveau et avec un Etranger, de surcroît un membre du PSB, ce type de formule « personnalisée » est peu envisageable. Un policier du PSB ne s’achète pas – en tout cas, pas avec une si faible somme qui ne saurait faire taire sa conscience. Mais j’y ai cru. Je trouve néanmoins la somme de 200 yuans comme bien faible, même si la « jipu » a d’autres passagers, mutualisant le coût pour chacun.

Le lendemain, je comprends : la « jipu » est en fait un bus, certes de petite taille (une vingtaine de places), mais ce n’est jamais que le bus tri-hebdomadaire régulier, reliant Do Martang à Chamdo. Question : avec un départ à 9h du matin, avec 475 km à couvrir dont 365 de mauvaise piste étroite passant par 7 hauts cols, comment opèrent-ils ? Changement de conducteur à Dzitoru, et bus non-stop arrivant dans la nuit à Chamdo, ou bien étape d’une nuit à Dzitoru ? J’ai rapidement un début de réponse : en fait, le bus ne quittera pour de bon la bourgade qu’à 10h, après avoir fait plusieurs navettes dans l’unique rue de la ville, à prendre 2 caisses ici, à récupérer 3 voyageurs là, en train de faire leur dernières emplettes, à repasser à la police faire tamponner un dernier papier…

 

Le ton est donné : il faudra 2 heures pour rallier Old Pelbar, à seulement 30 km de là ! Par la suite, la moyenne kilométrique s’étoffera, mais pas au point de renverser la tendance : il faudra bien la journée pour couvrir les 185 km séparant Do Martang de Dzitoru. Et si, à vélo, ce sont surtout les pentes que j’avais remarquées et assez peu l’état de la chaussée, en bus, c’est patent, cette piste est dégu…, étroite, casse-gu… et casse-c...

 

Je suis pourtant à une place de choix : derrière le conducteur, à côté d’un militaire, que j’ai imaginé un instant être là pour m’escorter, mais les militaires n’ont rien à voir avec le PSB. Mon Chinois du PSB, justement, voulait à tout prix me payer de la bouffe (pour faire taire ses remords ?), et a fini par m’offrir 5 bouteilles d’eau minérale ou thé glacé. Avec toutes ces attentions, j’en étais à gober le tout, jusqu’à m’imaginer qu’aucune instruction n’avait été donnée, ni au chauffeur, ni au PSB de Chamdo, pour « m’accueillir » à l’arrivée, majorettes en option.

 

A Dzitoru, confirmation : le bus stoppe pour la nuit, et tout le monde se loge à la pension de l’autogare, qui en dortoir enfumé, raclements de gorges et crachats, qui, ayant les moyens, en chambre individuelle avec télé « Samsing » (sic). C’est là que je me dis que le bus n’arrivera pas en pleine nuit à Chamdo, et qu’il serait fort surprenant qu’un comité d’accueil ne soit alors pas présent, avec une arrivée en courant ou fin d’après-midi. Surtout que le départ est prévu à 7h du matin. Je passe mon temps à espérer que le bus traîne en route, crève un pneu – hélas, ceux-ci sont quasi neufs !

 

D’après mes souvenirs, la piste à l’est de Dzitoru était meilleure qu’à l’ouest. A vélo, peut-être, en bus, c’est quasi kif-kif. A mon grand bonheur, le bus va moins vite que je ne craignais. Bref, au lieu d’arriver, d’après mon estimation, vers 17h à Chamdo, on devrait atteindre le terminus vers 17h30, 18h au pire. Cela dit, encore trop tôt par rapport au PSB. Et puis, miracle ! A la pause midi (apparemment une heure de pause syndicale, tant pour le chauffeur que pour les passagers aux os lessivés), le chauffeur veut faire changer une pièce au mécano local, déjà occupé à réparer la crevaison d’un camion. L’affaire s’avèrera tellement compliquée qu’elle nous fera perdre deux heures supplémentaires ! Je bénis le ciel : au-delà de 19h, je vois assez mal le PSB m’attendre spécialement.

 

En fait, c’est à 21h, nuit tombée depuis belle lurette, qu’on arrivera. Mais arrive le moment que je craignais : 3 km avant, dernier plein à la station service. Je vois mon chauffeur sortir son portable, repérer un numéro sur une feuille froissée (donc, il n’appelait ni papa-maman, ni chérie). Je ne comprends certes pas le chinois, mais capte deux mots : « baibar » (Pelbar, le nom sinisé de Do Martang, où l’on m’a capturé), et « laowai » (Etranger). Une fois fait, il jette à la poubelle le papier sur lequel il avait le numéro à composer. Aucun doute, il a appelé le PSB, mes derniers espoirs s’envolent.

 

A l’approche de l’autogare, forte présence policière. En fait, il ne s’agit que de flics de la circulation, mais la simple vue d’un képi me fait sursauter – alors même que les agents du PSB semblent se balader généralement en civil. A l’arrivée, je scrute dans la pénombre autour de moi, tandis que tout le monde se répartit sacs et ballots. Personne ne semble venir vers moi. Je vois bien que le conducteur souhaite me faire poireauter : de la petite soute où il y a mes sacoches, il retire le sac d’un autre voyageur, et referme prestement, en disant à sa collègue, accompagnatrice, « laowai ». Bref, ces sacoches ne sortiront pas.

 

La chance me sourit : pour retirer tous les bagages en galerie, ils est d’abord obligé de défaire les entraves autour de mon vélo. Les voyageurs qui sont montés sur le toit, gênés par celui-ci (et peut-être un tantinet complices, car ils ont encore mieux compris que moi la communication téléphonique précédente), me le refilent immédiatement. Il ne me faut pas longtemps pour, d’autorité, récupérer mes sacoches dans la petite soute (heureusement qu’ils n’y mettent pas de cadenas !). L’accompagnatrice, incité par le chauffeur à tout faire pour me retenir, trépigne, me demande de rester en attendant « jingcha » (la police) : je fais celui qui ne comprend pas (vu mon très faible vocabulaire chinois, je n’ai pas de peine à feindre !).

 

Sous l’œil du chauffeur désormais résigné, coincé sur la galerie avec les passagers se répartissant les sacs, je pars. Aucun voyageur ne me retient, pas même le militaire – j’irais les soupçonner même d’être satisfaits : deux jours de galère côte à côte en bus, ça crée presque des liens.

 

Je n’irais pas à dire que je connais Chamdo comme ma poche. Du reste, je ne situais pas l’autogare ici. Mais lors des manœuvres d’approche du bus, moi, l’éternel déboussolé dès qu’on me fait faire un quart de tour sur moi les yeux bandés, je me repère vite, la nécessité étant motivante. Et sorti de l’autogare, je sais immédiatement et sans regarder à droite, à gauche ou derrière, comment sortir par le chemin le plus court en direction de Ratsaka (Riwoche) – sans passer devant les bureaux du PSB comme l’an passé !

 

La nuit m’enveloppe immédiatement sur cette route non éclairée, mais aux abords encore bien peuplés. Mon éclairage arrière est introuvable, au fond d’une sacoche, je retrouve rapidement ma lampe torche aux piles presque torchées. De fréquents pinceaux de phare me font craindre le pire : ce ne sont, en majorité, que des taxis ramenant des « banlieusards » chez eux.

 

L’arrivée tardive à Chamdo a dû me servir, J’ai tout lieu de penser que le PSB a pour l’essentiel des horaires de bureaux (on ne course pas les Etrangers « en irrégularité » en pleine nuit, en général). En dehors de ces horaires, un appel doit renvoyer au standard général de la police, qui doit sans doute alerter un agent du PSB de garde. Sauf qu’alerté à 20h50 pour se rendre à l’autogare à 21h, c’est peut-être un peu juste pour quelqu’un bien installé à table devant la télé avec sa famille, habitant dans le quartier chinois excentré. D’où sans doute la consigne faite au chauffeur, au bout du fil, de me faire rester. C’est ça, j’allais gentiment attendre pour :

1- une leçon de morale, assortie d’une autocritique à écrire

2- une amende, sans garantie que cette fois on m’applique le minimum (20 €), surtout si par hasard ils ont en archive mon arrestation de l’an passé dans la même ville, voire mes démêlés avec l’Armée Populaire ! Et bien sûr, déjà délit de fuite

3- bien sûr, expulsion du territoire tibétain

 

L’an passé, en prévision d’une répétition d’arrestation (bien vu), j’avais repéré, à la sortie de Chamdo vers Ratsaka, quelques endroits possibles pour camper discret. Hélas, dans la nuit, à rouler le plus vite possible, je loupe toutes les « sorties » ! Sans m’en rendre compte, je parcours 11 km, lorsque la route se met à monter, devient piste. Tiens, je me dis, des travaux. Je me rends vite compte de ma méprise : dans un virage de la route, j’ai pris tout droit sur une piste locale, qui rapidement surplombe la chaussée principale. Au fond, pas plus mal, je déniche un coin (presque) plat, un vrai champ de caillasses et d’épines, où je suis contraint de m’installer à tâtons, pour éviter d’attirer l’attention dans ce coin apparemment peuplé – au moins de chiens, qui aboient à la moindre herbe qui frémit sous le petit vent de début de nuit.

 

Quel est mon plan ? J’ai eu deux jours pour me dire que, dans l’hypothèse où j’échapperais aux griffes du PSB, j’avais alors tout juste le temps pour revenir à l’itinéraire prévu à l’origine, à savoir Chamdo-Nakchu, celui que j’avais loupé l’an passé. Mais sans filet, avec très peu de jours de marge, en espérant ne pas me faire reprendre en cours de route par la police. Le lendemain, je continue donc la route vers Eluo, parcourue l’an passée de nuit, suite à la fuite devant le PSB et l’armée. Cette fois, « décomplexé », je franchis ce bourg au petit matin. Chance, la station service est ouverte, ma réserve d’essence pour faire la popote commençait à devenir très juste, et impossible de se ravitailler avant plusieurs jours (sauf à m’attarder imprudemment à Ratsaka).

 

Dans la foulée, je me dis que je ferais aussi bien de remplir les sacoches. Je ne sais pourquoi, je me méfie de Ratsaka, la ville suivante, j’aimerais autant ne pas y commettre la même erreur qu’à Do Martang. J’oublie juste un détail : si, à Eluo, il n’y a pas de PSB, par contre les rares commerçants ouverts sont Chinois, et si, dans une ville, ils peuvent penser qu’on fait partie d’un groupe de touristes autorisés, là, dans un petit village, seul avec le vélo, j’attire forcément la curiosité. Au moment où je repars, la femme me demande vers où je me dirige. « Liuwuche » (Riwoche, prononcé par un Chinois), je réponds. J’aurais pu répondre « Chamdo », mais de toutes manières elle pouvait suivre des yeux ma direction réelle dans ce village à rue unique, pourquoi mentir ?

 

Mais la subtilité est que, quelques km plus loin, il existe un itinéraire alternatif, à peu près totalement ignoré des Etrangers, donc si même par le plus grand des malheurs ces commerçants communiquaient à quiconque ma direction, il y a peu de risque qu’on pense que je m’engage sur cette piste secondaire, non signalée, que personne n’utilise en transit entre Chamdo et Ratsaka (Riwoche), mais uniquement pour relier les hameaux entre eux. Il faudrait vraiment qu’ils m’imaginent plus intelligent que je ne suis.

 

La circulation est très faible, en dehors des quelques motos de Tibétains, confirmation que cet axe n’est nullement de transit. Deux jolis petits monastères en cours de route, à l’accueil génial. Au premier d’entre eux, j’ai quand même une surprise : alors que je me suis légèrement planqué pour manger à la sortie, passe une jeep, venant depuis Chamdo et montant au monastère par une branche en cul-de-sac. Elle redescend pas plus de 10 mn après, et cette fois continue vers le nord ! Dans ma parano, j’imagine déjà une jeep du PSB à ma recherche, et ratissant hameaux et monastères au bord de la piste ! Surtout que, me reposant par prudence quelques heures dans les environs, je crois la revoir quelques heures après, à un moment qui pouvait correspondre au temps de faire l’aller-retour jusqu’au dernier village de la vallée !

 

En fait, il ne s’agissait pas de la même jeep, celle du monastère, je la reverrai le lendemain, vide de ses occupants, abandonnée dans la traversée d’une rivière à un gué, moteur noyé si j’ose dire. Bien qu’il soit très surprenant qu’un Tibétain se soit laissé surprendre dans un gué ! Il devait quand même s’agir de Chinois, peut-être des touristes ? Mais la parano PSB perdure, et je décide de ne rouler que le matin jusque vers 10h30-11h, et de ne reprendre qu’en fin d’après-midi, afin, le cas échéant, de limiter les risques de croiser une hypothétique (mais toujours possible) patrouille du PSB. Il y aura même un bus local me dépassant, j’imagine déjà le chauffeur téléphonant au PSB, surtout qu’à un moment, je vois le bus arrêté longuement le long de la piste (du coup, je pars dans les ronces d’un ravin me planquer !). Je rigole de ma frayeur le soir, en arrivant à l’autre monastère : le bus est garé là pour la nuit, et tout laisse à penser que le chauffeur est Tibétain, donc les risques qu’il ait appelé le PSB sont minimes.

 

A un pont, le lendemain, j’arrive enfin au carrefour attendu : à gauche, piste non indiquée pour Ratsaka, mais les habitants des environs me confirment ma route. Belle vallée forestière, déserte, montant à un col à près de 4700 m. Un peu trop déserte, car j’aurai des problèmes sérieux avec deux Tibétains saouls à moto qui m’auront fait la frayeur de ma vie. Je m’en sortirai dans des conditions rocambolesques, au point que je ne les narrerai pas, on croirait que j’affabule. Serrer la main de gens me remerciant et me saluant yamo yamo en me quittant, alors qu’ils étaient peut-être partis pour me tuer quelques minutes plus tôt, et récupérer mon vélo et le matériel intact (et en cadeau une bouteille d’alcool vide à côté), personne ne voudrait y croire. A classer comme épiphénomène anecdotique sans intérêt.

 

Par contre, pour être sûr qu’ils ne regrettent pas leur mansuétude, je me force à passer le col avant la nuit. J’en ai rarement bavé autant ! Après les fatigues de deux jours de bus, d’une courte nuit, une piste plutôt difficile depuis Chamdo, je n’en peux plus, je passe mon temps à pousser mon vélo sur une montée de col bien pentue. Et aucun endroit pour s’arrêter de l’autre côté ! C’est à la nuit bien tombée que je campe en catastrophe le long de la piste.

 

Cette fois, la frayeur est du côté des Tibétains : décidé à commencer à rouler dès avant le jour, je plie ma tente en fin de nuit. Au même moment, plusieurs paysans passent avec leurs ânes. Ils sont totalement apeurés par cette lumière subite dans la nuit ! Mais réagissent avec sang froid : je me voyais déjà lapidé par des gens paniqués devant l’apparition d’un diable dans la nuit. Ouf. Partir de bonne heure fut un bon choix : je traverse très tôt des hameaux, où une grande fête semble commencer, avec des Tibétains affluant de partout. Vu les quelques motards que j’ai croisés la veille (dont mes deux ivrognes), cela confirme ce que je pensais, une fête étalée sur plusieurs jours. En général, on y boit surtout du thé salé, voire du coca, rarement de l’alcool, mais ça arrive. Pas la peine de trop traîner, on ne sait jamais, une mauvaise surprise, ça suffit.

 

Quelques km avant Ratsaka, je déniche, en bord de rivière, un coin tranquille où me reposer pour la journée de la fatigue accumulée, et des diverses émotions depuis Chamdo. C’est un peu plus loin que je camperai, suffisamment près de la ville pour pouvoir traverser celle-ci avant le jour, sans avoir à galérer des heures à rouler dans le noir, même si j’ai rejoint le goudron – de manière tout à fait provisoire.

 

 

 

 

 

RIWOCHE

 

Levé avant le soleil (à qui il faudra payer un réveil, car depuis le début de mon voyage, il fait de plus en plus la grasse matinée), je me dirige vers la ville, bien décidé cette fois à ne pas louper la branche vers Nakchu. Je la suppose à l'entrée sud. J'arrive à l'entrée nord, poste de police assoupi et barrière levé... et disingue, dans le noir, une lrge piste partant sur la droite ! Ca ne peut être que ça, je m'y engouffre ililco presto, avant qu'un policier insomniaque et curieux n'ait l'idée saugrenue de me poser de questions.

 

Trafic au départ nul, mais cette piste est de trop bonne qualité (ça ne durera pas juqu'à Nakchu, loin s'en faut !) pour qu'il s'agisse d'autre chose. Le repos de la veille m'a été profitable, car 20 km plus loin, à l'unique village de la vallée, je suis déjà à plus de 4000 m s'en m'en être rendu compte. Plus haut, au début d'une série de virages, barrière pour camions : les policiers m'invitent à boire le thé, m'offrent deux pommes après mon refus de me goinfrer de succulente mais bourrative tsamba, j'ai dejà l'estomac plein.

 

Le col est à 4681 m, au terme d'un large virage à flanc de montagne, d'où l'on domine fort bien la vallée et la piste, quelques km en contrebas

 

 

 

 

J'aborde l'entrée des gorges de Kyilkhar, avec une possibilité de camping. Il n'est même pa 17h, je suis confronté à un choix : soit je stoppe ici, et en deux jours faciles, je me rapproche de Dengchen, soit, aidé par le vent et la descente, je réalise les 150 km séparant Ratsaka t Dengchen en 2 jours. Faisable, à condition de ne pas avoir besoin d'une journée de repos pour récupérer ! Mais cette journée de "gagné" sur le timing pourrait être bien utile ensuite d'ici Nakchu. Vendu.

 

Ces gorges n'en finissent pas. Elles deviennent de plus en plus superbes, mais avec le jour baissant et mon appareil photo de secours, je ne peux rien en restituer en matière pellochique. Près d'un bâtiment de cantonniers incrusté au fond de gorges, je néglige une dernière possibilité de camping sympa (sachant qu'il existe du camping antipa), et ce qui devait arriver arriva : après encore une petite dizaine de km de gorges encore plus gargantuesques (puisque dévorant de la pellicule numérique), la piste débouche sans transition sur un gros village populeux, Kyilkhar, qui  donné son nom aux gorges. Y-a-t'il seulement UN habitant qui , posté sur sa terrasse, sa maison en construction ou penché à sa fenêtre, ne m'a pas salué d'un sonore "hello" ou (VO) "tashidelek" ? A la rigueur les nourrissons et grabataires, et encore... Je réponds mollement avec la faible énergie qui me reste. Si je campe ici, c'est l'émeute ! Passé ce village, je vois poudreoir, même pas au loin, un chapelet de villages ou hameaux, qui anéantissent l'espoir d'y trouver un coin de camping non antipa. Et puis, sur la rive opposée de Kylkhar, il y a deux monastères pour le prix (effort) d'un, que l'éclairge matinal devrait mettre en valeur (dixit le redoutable pro de la photo que je suis). A la lisière du village, profitant d'une brève accalmie dans le trafic de rush hour de fin de journée entre ces villags proches, je déniche un champ en surplomb de la piste, que seul un chien viendra visiter à la nuit tombée, venant lapper l'eau de vaisselle/verre à dentifrice de ma gamelle.

 

Si l'on souhaite des contacts chaleureux, enthousiastes des moines Tibétains, tôt le matin n'est sans doute pas le meilleur moment. Les yeux embués, le ventre vide, ils sont absorbés dans leurs prières ponctués de coups de gong, ou dans une lecture liturgique. Si l'on souhaite un peu de tranquillité, c'est le meilleur moment !

 

On parle toujours des grands monastères, Jokhang, Drepung, Sera, Tashilumbo, Labrang, Langmusi (sans compter le Botala, qui n'est pas un monastère, mais le premier lieu sacré pour tout Tibétain). Mais ces petits monastères dénué de toute publicité ne sont par contre pas dénués de charme, bien que leurs atours soient un peu râpés, rappelant les gombas un peu miteux du Ladakh. La foi des fidèles faisant le tour des périmètres y est plus touchante, sans une quinzaine de caméras braquées sur eux comme autour du Botala.

 

Après Kyilkhar, cette vallée relativement peuplée comporte plusieurs petits monastères "ruraux" plus ou moins loin au-dessus de la piste, j'en ai compté au moins quatre. Avec une  telle présence religieuse blottie dans le moindre village et enfouie dans les coeurs, le PCC pouvait difficilement lutter. Surtout que la misère et surtout l'ignorance sont de formidables creusets de la foi. Le peuple US en étant un exemple parfait (pour l'ignorance et la "déculture coca-cola").

 

L'eau collectée la veille d'une rivière aux rives désertes me semblait fiable. Cette, en l'utilisant, je trouvais qu'il y avait plus d'oligo-éléments que d'habitude, sans parler du bifidus actif. Premiers dérangements intestinaux en sept mois de différents voyages à vélo dans l'aire tibétaine ! Certes rien de catastrophique, mais quand même... dérangeants.

 

Les presque 100 km de la veille commencent à peser dans les jambes, quand bien même le vent est favorable. Je m'affale dans une vallée adjacente, le temps de récupérer. Un peu reposé, je reprends la route pour me rapprocher de Dengchen. Erreur de timing : trop tard, je vois une jeep, avec ses occupants Chinois dehors, dont un flic en tenue et un type "banalisé", qui donne impression d'être un chef. Ils ne répondent pas à mon "ni hao" (peut-être parce que j'aurais dû dire nimen hao). Espérons, soit que le civil était un type "normal" juste accompagné par un flic de base qui se fiche de la présence d'un laowai ici, soit qu'ils ont fait comme s'ils ne m'avaient pas vu ni entendu...

 

Cette vallée sèche et chauve ne se prête guère au camping, et voilà que je tombe sur une quasi-banlieue qui n'en finit pas le long d'un pénible faux plat précédent la ville ! La fatigue revint, mais je me résigne à traverser la ville de jour (imprudence), lorsque soudain, comme disait Desproges, jute à l'entrée de la ville, je vois une piste à gauche descendant vers des carrières en bord de rivière, ainsi que de jeunes plantations à moitié transformées en dépotoir : bref, le camping municipal. Choix judicieux, personne ne s'y balade, à part une vieille et sa petite-fille ramenant leurs biquettes, et des gamins trop occupés à jouer pour me remarquer, collé contre un ancien mur.

 

DENGCHEN

 

Cette ville semble être la plus importante entre Chamdo et Nakchu, peut-être 10 000 habitants avec les faubourgs. En tout cas, il faut 4 km pour la traverser. Le plan de mon guide Footprints, décidément mal inspiré pour cette route (et encore plus pour les kilométrages fantaisistes, qui dénotent avec leurs infos plus fiables sur d'autres partie du Tibet), laisse à penser qu'on ne peut se rendre au monastère, à l'aplomb immédiat, qu'en passant par le quartier chinois (ce qui aurait été surprenant, les monastères urbains étant noyés dans les anciens quartiers tibétains).

 

En fait, le monastère est à quelques km de la ville, sans quartier chinois où laisser dangereusement son vélo en évidence, splendidement bâti sur les flancs d'une montagne, et, les choses se combinant parfois bien, le matin est le meilleur moment pour les photos, moi et mon appareil de secours. Les moines et moinillons sont à peine debout. Dans la partie nonnerie, je rencontre plein de jeunes enfants qui n'ont pas l'air de moinillons. Pas de voeu de célibat ? Enfer et damnation, ces drôlesses Tibétaines veulent goûter aux plaisirs spirituels sans renoncer à la maternité et aux plaisirs temporels, qu'attends-tu pour pourfendre ces être impurs, le Bavarois ?

 

Par bien des aspects, la dimension, le site général, l'aspect un peu fouillis, aussi l'apparence pas bien riche, l'accueil chaleureux (mais ça, c'est presque une constante), ce gomba me rappelle celui de Drango, au-dessus de Luhuo. Bon, j'ai beau n'avoir pas eu à traverser le quartier chinois et ses terrifiants dragons, il serait sage de ne pas m'éterniser non loin de la ville. Un premier col plutôt facile m'attend, à la montée progressive, qui tranche avec l'autre versant. Deux monastères "concurrents" se disputent les hauteurs d'un gros village 100% tibétain, à la poussiéreuse rue centrale. Dns l'un d'eux, les moines son occupés à "peindre" les façades d'un mélange de terre et d'eau, dont ils m'aspergent involontairement. Comme ça, on verra moins la poussière de la piste, et puis ça fait... couleur locale (mais limite normalement mon accès au monastère gelupka proche, qui n'utilise pas les mêmes tons !).

 

Cette vallée est peuplée, mais le vent me pousse à dépasser le gros village tibétain 20 km plus loin, dont l'unique rue encombrée de motos et de tables de billard concurrence durement le précédent pour la poussière, divers écoulements nauséabonds et les amoncellements d'ordure, bref, le Tibet typique dont on parle peu dans les dépliants. Dans le début de la montée au col suivant, je déniche un champ en hauteur parfait pour camper. Dans des gorges que j'aurais cru désertes, je vois deux types passer bien au-dessus de mon campement : deux "voisins", peut-être distants de 3 km l'un l'autre, dans des fermes postées en vigie bien au dessus de la rivière, l'un faisant par curiosité un rapide crochet par ma demeure.

 

Le col suivant, c'est le Shel La, à 4875 m ou 4916 m selon les organisateurs ou la police.  Il est rare qu selon les cartes un col tibétain ait la même altitude, et même quand c'est le cas, c'est sujet à caution. Cette fois,prudent et opportuniste, mon GPS ne tranche pas, et avec ses 4896 m, reste sur la tranche. Quoiqu'il en soit, col digne des grands passages tibétains. C'est peut-être le col tibétain où le parcours final se fait avec un tel empilement de virages digne d'une montée alpine. Descente un peu quelconque. Même du col, si près de cimes enneigées à plus de 6000 m, on ne les aperçoit que de manière anecdotique. Le vent m'est toujours favorable, mais première alerte en approchant Gongpo Gyaruptang, vent soudain de face - par chance, après le village, la piste oblique plein nord.

 

Après Sertsa et Trido, les deux gros villages poussiéreux mais dotés de tous les commerces, je pensais qu'il en serait de même ensuite. Hélas, à Rongpo-truc, je retrouve un gros village tibétain, fai de venelles étroites entre fermes, avec des épiceries au choix limité sans devanture explicite. Bon, de toute manière, j'ai tellement fait le plein lors de mon escale forcée de retour à Dzitoru, qu'un seul réapprovisionnement limité avant Nakchu suffira !

 

Trouver un endroit discret où camper s'avère de plus en plus difficile : depuis le Shel La, je n'ai pas remarqué d'endroit net. Soit il y avait des fermes, soit la vallée était trop étroite, zones plates inexistantes. En remontant un torrent, je débouche sur un pré dominant la piste, d'où je peux observer, sur la rive opposée, le manège du lent retour des troupeaux, des sommets vers les fermes. Ainsi était la vie en France.

 

C'et parti pour un nouveau col "facile", avec une longue remontée en faux plat, jusqu'à ce qu'à la sortie d'un hameau, la piste se cabre soudainement pour pouvoir suivre un torrent dévalant dans un défilé rocheux. Pourtant, ce Chak La n'est qu'à 4502 m. La descente est superbe, la chaussée, quelque peu râpeuse, étant tracée en corniche bien au-dessus d'un affluent de la future Salween terminant en Birmanie.

 

C'est au village suivant que je fais mes dernières emplettes, avec une jeune serveuse qui me semble avoir "dégonflé" ma note, et me file en loucedé trois pommes de plus. Pourtant, elle ne m'inspirait d'entrée qu'une sympathie limitée. Aucun don de psychologie.

 

Le col suivant devrait être aisé, à 4583 m. Mais la piste remonte plusieurs fois haut au-dessus de la rivière, pour y redescendre, et le vent qui m'a littéralement porté depuis Chamdo se retourne, par le jeu complexe des vallées. Au Tibet, un vent suit très rarement le schéma courant des montagnes : vent léger et froid descendant des sommets en début de matinée, vent plus ou moins fort et chaud remontant la vallée le reste de la journée. Même des barrière à plus de 6000 m n'arrêtent pas un vent dominant, je suppose de sud ou sud-ouest d'avril à octobre. Je devrais m'en réjouir car il maintient les températures nocturnes autour de 0, et la chaleur jusqu'à 4500 m.

 

Le long de cette montée, je commence à doubler quelques groupes familiaux de pèlerins, qui me consolent : je ne suis pas seul à peiner sur ce chemin de Lhasa. Comme le précédent col, la piste monte brutalement, et dépasse même la côte 4583, pour faire un grand arc de cercle bien au-dessus de la vallée. Il est désormais clair que, contrairement aux indications de ma carte et de mon guide (abreuvés aux mêmes sources), je ne ferai pas aujourd'hui 65 km pour approcher Tartang, mais 10 de plus, vent de face.

 

Ouf, après le col, malgré la fatigue et la lassitude, je mets le demi turbo (régime"économie d'énergie"), et je finis par deviner au loin, par la présence d'un énorme nuage de poussière, une ville, Tartang, Bachen en chinois. On peut comprendre quand les Chinois ont rebaptisé des villes tibétaines de manière qu'ils puissent prononcer, exemple Liuwuche pour Riwoche. Mais des noms totalement différents ? En fait, le plus souvent, ils ont collé le nom du comté à la ville. Tartang es le chef-lieu du comté de (Hor) Bachen, elle se dénomme donc Bachen. Paris est le chef-lieu de la région France, nommons-là France, c'est plus simple. Et Beijing ? Asie ? Monde ?

 

C'est en bord de rivière, derrière une butte et contre une clôture, que je trouve providentiellement à camper, alors que la nuit approche avec es bottes de sept lieues.

 

TARTANG

 

Technique rôdée du rôdeur non érodée : la traversée d'un chef-lieu de comté tibétain en mode semi furtif. Du coup, dans le jour à peine s'éveillant,non seulement à la sortie j'ai commencé à m'engager dans une avenue en construction que je prenais pour le début d'une route goudronnée jusqu'à Nakchu, à 250 km de là, mais j'allais même louper le monastères dans les faubourgs, si mon attention n'avait été attirée par ces Tibétains, pas que des vieux, faisant dès potron-minet le tour de l'enceinte. Ils dorment quand, au juste ? Bon, "heureusement", ce monastère est de taille modeste, limite sur le point de partir en lambeaux, ne justifiant qu'un arrêt bref. Il n'est jamais une bonne idée de s'attarder dans une ville tibétaine en zone fermée.

 

Eh oui, la piste continue, et rapidement le trafic devient important (20 véhicules en deux heures, l'heure de pointe !), ce qui s'explique bientôt : après un parcours plus proche du sud marocain que des Alpes, apparaissent, surgies de nulle part, une série de grands bâtiments entourés d'une enceinte. On dirait un complexe universitaire, mais si loin de toute grand ville, et surtout de toute forte concentration chinoise ? Une quelconque déconcentration administrative ? Ma seule crainte étant que certains des occupants des jeeps qui m'ont doublé soient Chinois, dont de possibles zélés délateurs. Par envie que le un pour mille de risque me tombe dessus.

 

La chance me sourit : alors que, vers 11h, mon heure favorite pour déjeuner, le trafic reprend, alors que la route, tracée sur unpetit plateau aride dominantla ruvière, dont un ancien aqueduc empêche l'accès aux rives, je vise une vague dépression, espérant pouvoir descendre (difficilement) par là à la rivière. Mauvaise idée, mais coup de bol : la vague dépression cachait une ancienne carrière dos à la piste, petite mais suffisant pour me dissimuler. Pour la rivière, la toilette et la lesive, on verra plus tard. Après les 380 km de rude piste montagneuse avalés en 5 jours, c'est le bon jour pour souffler un peu. Tartang et Sok ne sont séparés que de 30 km, un des très rares cas où deux villes tibétaines (et leurs administrations chinoises) sont si proches, deux villes qu'il vaut mieux franchir de bonne heure, donc, sauf à rouler totalement de nuit, deux matins différents. Ma carrière servira d'étape pour une grande partie de la journée, avant de me rapprocher le soir venu de Sok, camper dans un champ à 2 km de la ville.

 

SOK

 

Classiquement, je traverse Sok très tôt le matin, il ne fait pas encore jour, autant dire que les Chinois ne sont pas encore levé. C'est le dernier chef-lieu de comté que je traverse avant Nakchu, ce serait trop bête de m'y faire prendre. Mais ce serait bête de louper le superbe monastère sur une colline à la sortie ouest de la ville, aux allures de Potala, alors même que le fil rouge de ce voyage, ce sont justement ces monastères.  Tout comme celui de Dengchen, c'est le matin le meilleur moment pour le photographier, ça tombe bien. Mais pas trop tôt quand même, les sommets environnants gardant la ville, et surtout son gomba, dans l'ombre. Certes, le quartier est tibétain, peu de chance qu'un Chinois, a fortiori mouchard, ne vienne y traîner si tôt, mais je n'aime pas trop m'attarder dans les environs d'une ville et de tous ses services chinois.

 

Un paysan Tibétain, alerté par les aboiements de la meute de chiens semi errants qui m'a repéré sur mon point d'observation, pourrait aussi bien appeler la police de la présence suspecte de cet inconnu seul, ce rôdeur, laquelle en réfèrerait au PSB, seule compétente pour tout ce qui touche les Etrangers. Aussi je me déplace pour un mirador bien moins bon, mais plus discret. Je désespère de voir le soleil éclairer enfin cette superbe pièce montée nappée de crème chantilly et de chocolat, lorsque le miracle se produit presque soudainement vers 8:30, un peu à la manière de ces cités incas perdus que le soleil du solstice vient frapper d'un coup, dévoilant quelque fantastique trésor (je ferais bien d'arrêter de me diffuser à la maison la trilogie d'Indiana Jones en boucle, moi). Klik klak c'est d'ac et dans la poche de mon appareil de photo de secours, et c'est parti.

 

C'est mal parti. J'espérais qu'au moins à partir de Sok, ce serait 225 km de goudron jusqu'à Nakchu. Je ne tarde pas à me rendre compte :

- que la piste continue,

- qu'après le parcours Tartang-Sok, loin de s'améliorer, son état est déplorable,

- parce qu'elle emprunte, sur 40 km, des gorges dans lesquelles cette piste a été tracé avec des moyens réduits, donc un parcours tout en bosse,

- parce que surtout, le trafic devient subitement important. Certes, 150 véhicules par jour, ce n'est rien - sauf quand chacun soulève une tonne de poussière sur son passage, et que l'étroitesse de la chaussée oblige à se garer 150 fois, au moins mauvais endroit possible - ou se jeter sur la paroi rocheuse, lorsqu'on se fait surprendre dans un virage.

 

Au moins, ainsi, ma phobie des motos et motards, également nombreux mais non répertoriés dans mes 150 véhicules,

machines à "poussiérer", est moindre, un clou chassant l'autre. Mais cette relative densité de circulation, correspondant pour une partie importante à des départs vers 8-10 h tant de Sok que de Nakchu pour un parcours en jeep prenant toute la journée, ne me rassure pas. Surtout quand, dans le flot des conducteurs, je vois les yeux écarquillés de rares Chinois (le trafic étant par ailleurs essentiellement tibétain).

 

Vers 10:30, une jeep ralentit à ma hauteur, le passager Chinois, portable à la main, me demande, dans un anglais bien meilleur que le mien, où je vais (comment répondre autre chose que Nakchu, puisque cette route ne va que là ?), confirme en chinois cette destination sur son portable, raccroche aussitôt, et me lâche un joyeux "see you" tandis que la jeep accélère.

 

Les Chinois au Tibet qui parlent anglais, si impeccablement de surcroît, soit ce sont des touristes (qui demandent plutôt de quel pays l'on vient, que la destination qui leur est évidente), soit ce sont des policiers du PSB. Mon élire paranoïaque permanent me fait vite pencher pour la deuxième proposition, un agent du PSB de Sok partant pour une (per)mission, donc non en service, mais alertant se petits copains. Bon, voyons, sur cette piste horrible, j'ai parcouru 20 km, le temps de boire un dernier cha et de faire chauffer le moteur, j'ai 30 mn pour me planquer confortablement avant que la prochaine jeep ne vienne me cueillir - en prévoyant qu'ils vont patrouiller, y compris peut-être sur des pistes annexes si jamais ce sont des acharnés ! Les environs immédiats, piste en corniche entre rivière et falaise, ne permettent aucune échappatoire.

 

2 km plus loin, enfin un carrefour. Piste sur la rive en face, bien trop visible, mais je vois s'en détacher une autre piste, allant desservir un hameau au-dessus des gorges, et surtout remontant un torrent adjacent. Je joue mon va-tout dessus. Chance : la piste secondaire quitte ce torrent, qui n'est plus longé que par un vague sentier pentu et encombré de pierres. Même si je tombais sur des PSB retors, ça m'étonnerait qu'ils passent leur journée à soulever chaque pierre d'un terrain que, pour la plupart, ils ne connaissent pas, n dehors de la petite ville où ils résident. Des cyclos se sont fait déjà arrêter par le PSB à des heure indues, mais je me dis qu'au pire, ils se seront lassés de chercher un cyclo qui aura peut-être fait du camion-stop entre temps, aussi de 11h à presque 16h, après repas, toilette et lessive, je me dore dans cette vallée cachée, déserte jusqu'à ce que le troupeaux de yaks qui paissent très haut sur les sommets ne soient redescendus pour la nuit.

 

Je ne sais ce que vaut ma fine étude psinochologique sur les moeurs et habitudes des agents du PSB, ni si même une patrouille est seulement partie à ma recherche (le jour du mariage de ma fille, pensez si je vais courir après un laowai !), mais jusqu'au soir, aucune jeep ne viendra stopper pour une pause-pipi. Un bonheur n'arrivant jamais seul, alors que je luttais toujours dans les gorges, avec en prime un fort vent vespéral d'ouest donc de face, la piste oblique vers le nord. Toujours des gorges, mais ayant obligeamment laissé juste ce qu'il faut pour que la piste suive le torrent à niveau, au lieu de ces dents-de-scie subies depuis ce matin.

 

Oui. Sauf que ces gorges rendent problématique le camping : gorges d'un bloc, pas de vallée adjacentes. J'avais prévu de rouler jusque vers 19:00, 30 bonnes mn avant la nuit, mais apparaît un petit village au milieu des gorges, et dans celui-ci, un des très rares "motels" tibétains, qu'aucune inscription n'indique sinon la disposition des lieux. Bingo ! Il s'agit de dortoirs pour voyageurs et routiers qui ne peuvent faire Nakchu-Sok ou Tartang dans la journée. 1€ le lit, pièce non enfumée, sol propre (terre battue, ça aspire les crachats) literie apparemment pas trop crad' (mais je m'en remets à mon duvet), une affaire ! Mais dans ce village qui ne semble pas vraiment une plaque tournante du tourisme international, j'attire. Notamment le proprio lui-même qui, à plusieurs reprises vient coller son museau sur la fenêtre, à 50 cm de mon propre groin, épier mes moindres faits et gestes, comment je me mouche etc. Bon, c'est pas méchant et ça reste correct, en guise de respecter nos conventions et usages de politesse qu'on s'imagine universels.

 

Il y a bien quelques museaux que je claquerais bien cependant : ceux des chiens du crû ! Après avoir dormi toute la journée, la nuit vient les réveiller de leur torpeur. Qu'un moment survienne le silence, en voilà un qui trouve rien de plus intelligent que de le rompre, et c'est reparti pour 15 mn de hurlement. Si réellement les morts se réincarnent dans leurs chiens, je plains les Tibétains, car il n'existe aucun animal que je méprise autant que cette impasse de l'évolution, agressif et couard, serveur servile de son maître.

 

Par contre, mes co-locataires qui arriveront à la nuit noire, me surprendront : est-ce la présence des femmes (d'habitude, ça ne les gène pas) ou bien les conditions du taulier qui bénéficie d'un monopole sur cet itinéraire, mais aucune cigarette, aucun crachat. Pas de conversation se poursuivant dans le noir, dada favori des groupes, tout le monde est là pour dormir.

 

L'alerte "PSB" de la veille m'incite à une deuxième journée de prudence. Je doute qu'après être rentré bredouille, ils ne s'y remettent le lendemain, mais il pourrait s'agir de coriaces... Décision de commencer très tôt, arrêt prolongé dès 11h, aux heures les plus probables d'une patrouille, et reprise en fin de journée. De toutes manières, entre les aboiements et l'énervement de risquer de me faire reprendre, dès 04:45 je ne me rendors plus. A priori, les Tibétains non plus, qui me doubleront 1 km plus loin !

 

J'ai eu le nez creux en m'arrêtant dormir ici : dès la sortie du village, fort montée sur 4 km, qui la veille m'aurait pris jusqu'à la nuit, débouchant sur un vaste plateau venté à 4500 m, où camper n'aurait pas été une joie. C'est le début de la montée à un col à 4815 m, mais qui n'en finit pas de monter sur les coteaux dominant la rivière, pour replonger une ixième fois dessus. Je suis enfin vraiment au pied du col vers 10:30. Un court instant, j'hésite à m'arrêter dans une vallée adjacente. Et puis non : mes calculs balistiques sont formels, je suis à 70 km de Sok, il faut bien 2 h de jeep (temps perdu avec les innombrables croisements avec les camions), et je doute que le PSB parte pour une patrouille avant 9h. J'ai le temps de passer le col.

 

La toute dernière portion de la piste devient raide, m'obligent à pousser le vélo. Soudain, 10:51 comme savent affirmer avec précision les témoins admirablement mnésiques des séries policières, une jeep de police en tout point semblable à celle de Do Martang me dépasse. Ouf, elle ne s'arrête pas, non...si, au col, les 4flics s'en extirpent pour un arrêt-pisse, et semblent suivre mon évolution. Je suis abattu, je m vois déjà repris pour une histoire de 10 mn de vélo de trop ! Effondré sur mon vélo, tant par la pente que par ce coup du sort, je continue de monter. A quoi bon fuir ? Contre toute attente, les occupants remontent, et la jeep redémarre ! J'aurais dû y penser : si effectivement il auraient pu partir de Sok plus tôt que je ne pensais, ils ne se seraient pas entassé à 4 dans une si petite jeep, avec difficilement de la place pour moi, très peu pour mes sacoches, et aucune pour le vélo. Apparemment, ce n'était qu'une patrouille ordinaire de police "normale", qui elle, commence ses patrouilles effectivement dès 8:00 voire avant. N'empêche, je pourrais être tombé sur une équipe à qui viendrait l'idée de prévenir leurs collègues du PSB. Rare mais pas exclu. Aussi,juste après le col, je m'en tiens à mon plan : première vallée adjacente, pause jusqu'à 15h au cas où. Sauf qu'à 4750 m, le vent est froid !

 

Le soir, 18 h passées (désolé, pas de précision en mn, les témoins ne sont plus ce qu'ils étaient), alors que je roule sur une piste "motocyclable" parallèle à la piste trop mauvaise à cet endroit, je croise une jeep de police en tout point semblable à celle du matin - et très probablement la même, avec des occupants peut-être encore surpris de me voir encore libre - ou peut-être s'en fichent-ils, comme 99% des policiers Tibétains, qui semblent avoir des atomes moyennement crochus avec les Chinois de la police politique du PSB. Enfin,c'est comme ça que je vois les choses.

 

Après une bataille de 3h contre un vent violent (23 km sur un tracé légèrement descendant !), c'est au dernier pont avant Drilung que trouve à camper, dans une désormais classique vallée adjacente. Mais si maintenant je crains moins le PSB, le vent  prend la relève. A partir de 11h, il devient tellement violent qu c'est une galère de rouler contre, jusqu'à la nuit. Il me faut donc faire un max de km avant cette heure fatidique. Donc partir tôt !

 

Cette fois, je mets le paquet : je démarre dès 6:15, alors qu'il fait nuit jusque 7:30. Mais je joue de malchance : je ne pensais pas qu'autant de camions circulaient à cette heure, m'obligeant par prudence à quitter la piste. Et puis, traversant Drilung de nuit, j'ai rapidement des bandes de chiens à mes trousses, non rassasiés de tous leurs hurlements de la nuit, et dont je vois les crocs luire sous la lune (pure invention, on est dans une phase de nouvelle lune ! La seule chose qui luit, ce sont leurs pupilles sous le faisceau de ma lampe frontale, et ça, y z'aiment pas).

 

Allons donc, à la sortie du village, hors de portée de la race (rage ?) canine bien nommée, crevaison ! Le plus probable, en dehors du croc d'un cadavre de chien écrasé (gnyarr gnyarr gnyarr, pour Noël je voudrais tout plein de chiens écrasés, avec si possible une agonie aussi longue que leurs hurlements nocturnes), le plus probable donc est le résultat d'une épine récoltée lors d'une de mes sorties de route au jugé lors des passages des poids lourds. Gagné hélas. Durant ma réparation, des pèlerins Tibétains en route pour Lhasa me rattrapent. Trois pas, ils s'allongent au sol, se "ramassent", puis trois pas et ainsi de suite. Dans la mesure où, jusqu'à présent, j'en ai vu très peu, et qu'entre Drilung et Nakchu, j'en verrai beaucoup, j'en déduit, un peu hâtivement peut-être, que le gros de la troupe est parti de son point d'origine (parfois depuis la province du Sichuan, à 1500 km de Lhasa !) dès la fin de la saison des pluies, pour rallier le Potala avant le début des grands froids. Quoique je ne sais pas ce qui peut arrêter un Tibétain, à la couenne aussi protectrice que le pelage de leurs yaks, barbotant dans une rivière à 4500 m sous un vent glacial et une neige virevoltante...

 

Avec tout ça, c'est au jour levant que je quitte Drilung, bien trois quarts d'heure de perdus... mais récupérés, car le vent léger du matin, favorable, se maintiendra jusqu'à 11h. En l'espace de quelques mn, pile poil 11h, brutale inversion, pour ainsi dire sans transition, par rapport au "dégradé" (dégradé est le mot) de la veille, entre 9h et 11h. Cette fois, c'est pire, car je suis au pied d'un col, dont la montée s'avère nettement moins progressive que supposé. Et me voici, comme sur l'ancienne route chinoise (Dzitoru), à pousser le vélo sur une pente à 5% et surtout un mur venteux dans les naseaux.

 

Malgré ma lente progression, je double alors quantité de pèlerins, qui sont plus organisés que ceux vus précédemment - d'où peut-être leur rythme de croisière. Les groupes "artisanaux" ou familiaux sont constitués le plus souvent de 3 ou 4 pèlerins (dont parfois des gosses), avec un accompagnateur tirant une charrette à bras muni de tout le paquetage (dont la tente pour la nuit). Celui-ci s'arrête régulièrement pour préparer un thé tibétain pour les pauses de ses pèlerins.

 

Maintenant, je rattrape les grosses cylindrées, organisés sans doute à partir de villes est tibétaines (ou pour des Tibétains moins miséreux, les visages sont souvent plus fins, plus gracieux) : ce sont des groupes de 10-15 pèlerins, mais ils ont carrément un camion suiveur, avec un chauffeur et un accompagnateur ! Je ne sais plus combien de groups de ce type j'ai vu. Leur mérite n'en est pas moindre, mais c'est un peu la différence entre le peloton de cyclo, entraîné tant par l'aspi du groupe que par le réconfort moral du groupe, et le... cyclo solitaire (pas d'exemple en vue, mais il paraît que ça existe).

 

Version hybride : mini groupe et motoculteur ! Enfin, le groupe en tête de la route Sichuan-Tibet nord : un groupe de pèlerins à moto, sans accompagnateur ! Apparemment, respect scrupuleux du principe : ils parcourent une certaine distance à moto, les parquent le long de la piste, refont à pied le chemin inverse jusqu'à la dernière étape, puis reprennent leur pèlerinage. On ne peut s'y tromper, avec leur tablier couvert de poussière surtout aux genoux, et le cercle de terre sur le front, preuve intangible de leurs incessantes... ce sont plus que des génuflexions, des... allongements ?

 

Bon, allez, je ne saurais y résister, je vais vous faire le coup du cycliste - occidental - pareil - à - ces - pèlerins - Tibétains. D'un côté, j'en sue plus,à porter tout mon barda ; de l'autre, même face au vent, même sur des pentes impossibles à 4500 m (et même se sentant traqué sans relâche par les méchants du PSB), ça demande moins de persévérance à vélo que ces pèlerins.

 

Mais alors que, dans ces étapes dures, j'aurais pu essayer le camion-stop (j'ai même refusé une proposition spontanée, justement dans la montée de ce col), eh bien non, sauf empêchement majeure (PSB, SRAS, vélo broyé, jolie brunette en vue - blonde tolérée), je voulais faire cet itinéraire tout à vélo. Pourquoi cet acharnement vélocipédique - qui pourrait aussi bien être motocyclettique (bof, un moteur ça gâche toujours tout), piédique ou brouettique, du reste ? Pourtant, aucune grâce divine à attendre (si : exaucer mon souhait de chiens écrasés). J'en conclus qu'il existe en l'homme, de façon latente ou en réalisation, ce besoin de ce lancer des défis, dont les pèlerinages sous toutes leurs formes (dont le voyage à vélo) font partie. Le prétexte (et non la cause...) peut en être la foi, le tourisme, la recherche d'un exploit personnel, mais ce besoin de dépassement par rapport à son vécu quotidien est là.

 

Pour ceux qui n'ont pas éveillé cette recherche en eux, il est aussi stupide de se prosterner toutes les trois enjambées sur 1000 km, que de lutter contre les éléments à vélo sur un même parcours aisément faisable en bus (quoique les impressions de voyage soient 50 fois inférieures, je plains le routard de base qui perd son temps à en gagner). Sans parler du marathonien ou des adeptes des courses de 100 km et du Paris-Brest-Paris, d'autres pèlerins à leur manière - mais je préfèrerai toujours me coltiner d'impossibles cols himalayens, andins ou alpins : au moins, on se rapproche des dieux (et, si l'on se casse la gu..., de la pachamama aymara ou quechua, on gagne sur tous les tableaux).

 

Ouf, tout à ces réflexions hautement philosophiques qui vont bouleverser le cours de la pensée humaine, la pente s'est adouci aux 4600 m. La pente, mais le vent non, qui cherchera toute la première moitié de la nuit à déraciner ma tente, montée à 500 m de la piste.

 

Même lever, même démarrage dans la nuit noire. Bon, vu ma vitesse, pas de problème pour repérer les pèlerins occupés à se prosterner sur toute la largeur de la piste. Mais les camions ? Déjà, de jour, je me demandais si par hasard ils ne profitaient pas du court moment où ils étaient étendus de tout leur long au sol, pour passer vite fait au-dessus - mais les groupes de pèlerins sont rarement synchro, il y aurait de la perte... En tout cas, de nuit, ça peut expliquer pourquoi je trouvais les véhicules si lents. Mais j'en viens à une autre question : à quelle heure commencent ces pèlerins, pour faire ça plus d'un mois d'affilée ? S'arrêtent-ils même pour dormir, dopés à l'EPO bouddhique ? Contrôle des urines à l'étape, SVP.

 

Ce matin, encore plus fort : à l'approche du col, il se met à neiger. Je ne pousserai pas le vice à attendre mes pèlerins se prosterner dans la neige, mais bravo la persévérance, alors que mon poncho me protège des intempéries. Cette neige est une bonne nouvelle : elle signifie que le vent de sud-ouest a temporairement laissé place à une une autre influence. Alors que j'escomptais déjà passer une nuit de plus à camper, je peux désormais envisager d'atteindre Nakchu ce soir.

 

Peu de cartes indiquent qu'après ce col à 4925 m, il y en a encore un autre. Le Tibet, c'est un col après un autre après un autre... , au point qu'aucune carte ne les indique tous. Et alors que, dans un paysage devenant plus monotone, arrondi et vaste, je pensais à une petite  butte, eh bien non, un vrai col, certes"seulement" à 4820 m (parti à 4470 m), mais jolie montée en lacet. Décidément, bien que rarement aussi scénique que l'itinéraire sud, ce parcours depuis Chamdo n'aura jamais été ennuyeux, contrairement à ce que je craignais, et ce jusqu'à l'entrée de Nakchu.

 

Ce n'est même pas une surprise ici. Pourtant, à l'approche d'une ville assez importante, habituellement, la piste devient goudron quelques km, voire 10 km avant. Ici, on entre en ville qu'on est sur une piste encore plus défoncée, et il faut attendre 500 m avant le premier croisement avec une de ces typiques vastes avenues chinoises, pour voir enfin l'asphalte émerger de sous terre. Décidément, avec toutes les amélioration d'infrastructures, y compris au Xinjiang et au Tibet, on ne pourra pas dire qu'ils auront trop fait sur cet axe de 750 km, une fois quittés les faubourgs de Chamdo !

 

Je quitterais bien Nakchu pare premier train venu, mais je ne peux décemment pas embarquer, avec tous les vêtements noirs de sueur et de poussière de la piste, crasse que de brefs passages dans des torrents froids avec un bout de savon n'ont guère entamé. Même dans le hall de la gare, je risquerais de me faire jeter. J'opte pour une récupératrice nuit d'hôtel. Tiens, Xibu Hotel,indiqué en anglais ! Pour la forme alors, ou l'hôtel a perdu (ou volontairement non reconduit) son statut d'autorisé aux Etrangers, le cerbère m'indique obligeamment le suivant, le Naqu Hotel. Qui, bon prince, me consent un rabais sur le barème officiel (jamais appliqué) de 288¥ à 180¥, soit 18€ ! Plu loin, au Business Hotel, qui paye moins de mine, le rabais est à 150¥.

 

Je pars pour chercher meilleur marché, mais réalise qu'en dehors de rares hôtels, toutes les pancartes des magasins sont strictement en chinois. Si même un hôtel à enseigne en anglais me refoule (sans doute pas assez cher), j'ai peu de chances de dénicher la petite pension tibétaine pas chère. Allez, je négocie à 130¥. Le taulier fait mine d'hésiter, puis à ce prix me fait conduire à une annexe, le Chengdu Hotel, qui propose les mêmes tarifs unifiés de base. Il est loin, e temps (2001-2002) où je pouvais dormir dans les régions tibétaines pour moins de 6€ ! Et pour un confort à peine moindre... Avec le train, le tourisme de Chinois aisés affluent, les prix grimpent, et une ville non touristique comme Nakchu ne semble proposer aucune alternative GH-AJ (guesthouse - auberge de jeunesse) comme Lhasa ou Shigatse.

 

Une fois décrassé et épouillé après avoir été dépouillé de mes 13€, deux missions urgentes : faire laver dans un pressing les pièces trop grosses et trop sales pour que la douche y suffise, et surtout acheter un billet de train, retour la Chine. Evidemment, les cartes, vu l'échelle, n'indiquent pas l'emplacement de la gare, ou alors d'une manière erronée. On m'indique la route de Lhasa, mais je crains bien qu'il faille prendre ensuite une route secondaire plein sud-ouest, avec vent violent de face garanti, et une gare à 15 km de la ville.

 

En fait, les Chinois sont aussi intelligents qu'on suppose : après un long passage loin de la route 109 pour éviter quelques cols ou côtes, la voie ferrée la rejoint 7 km au sud de la ville, endroit qu'ils ont de façon idoine choisi pour bâtir la gare. Par contre, je m'attendais à trouver plein d'infos en anglais, ou tout au moins décryptables pour un sino-ignare, ne serait-ce qu'un tableau des horaires. Pas même. Il me faut me dépatouiller avec une aimable guichetière qui aligne, en anglais, à peu près le même nombre que moi en chinois, bonjour la galère.

 

Première tentative, un train pour Shanghai, mais il me faudra longtemps pour avoir la confirmation que "2:00", c'est bien " 2:00 SNCF" (2 am, bref 2h du mat') et non 14h zéro zéro. Au fond, partir le plus vite de Nakchu m'aurait bien arrangé, mais maintenant que j'ai investi 13€ dans une chambre et que mes poils portatifs sont en attente au pressing...

 

Je me rabats sur mon projet number two, une escale à X'ian, bien connue pour son armée enterrée,et autres bricoles comme un remarquable centre historique. Tomorrow 12:00, ho, ho, et même hen ho. Avec le billet, elle me remet, comme à tous les voyageurs de la ligne, un formulaire à remplir : une décharge comme quoi je peux supporter des altitudes de plus de 3000 m (le train,climatisé, n'est évidemment pas pressurisé, comme le confirmera mon altimètre). Légèrement comique, quand on part d'une gare située déjà à 4500 m ! Mais si quelqu'un a un malaise, qu'il parte du bord de la Mer de Chine ou qu'il attrape le train au vol au Tangula 5200 m, ils sont couverts. Dans les couloirs et sur les couchettes, il y a du reste des arrivées d'oxygène d'urgence, sur lesquelles doivent se fixer des masques disponibles chez l'agent accompagnateur de chaque voiture.

 

Je n'ai plus qu'à retourner en ville, visiter les deux derniers monastères de ma collection culturo-religieuse (sans doute pour tenter vainement de combler le gouffre qui caractérise mon esprit dans ces deux domaines), puis regagner l'hôtel. Je m'attendais à une visite du PSB, le statut de cette ville par rapport aux Etrangers (ou vice-versa) étant moyennement clair - ou trop clair dans le cas d'un "hors groupe", a fortiori franc-rouleur individuel. C'est à 21h, alors que je viens de me coucher, que la chose arrive. La "chose" étant un policier parlant anglais, "donc" du PSB, la police des Etrangers (entre autres). Au fond, ça m'arrange qu'il me dérange, ébouriffé en chemise de nuit, on se sent toujours mal à l'aise de réveiller quelqu'un - en principe.

 

C'était en prévision de cette visite que je préférais avoir un billet de train à exhiber. La majorité des agents du PSB (pour les heureusement rares contacts que j'ai pu avoir avec eux, jusqu'aux confins du Qinghai et de la Mongolie Intérieure) me semble répugner à être en conflit avec un laowai, plutôt spontanément source de respect pour un Chinois (ils seraient mal à l'aise, en Lepenyland et United Fric of Sarkostic). En fait, ce qu'ils souhaitent avant tout, c'est qu'on ne s'attarde pas dans leur périmètre de surveillance, voire qu'on fasse en sorte qu'ils ne soient pas obligés de nous voir ou nous chercher. Avec ce billet ferme de sortie du Tibet dans les plus brefs délai, j'avais accompli la moitié de leur travail (expulsion hors Tibet), espérant que cela aiderait à couper à l'autre moitié (l'amende).

 

Ce flic, à l'aspect peu avenant, est pourtant un bon bougre. Je ne sais si, à l'approche des JO, les agents du PSB (au moins des grandes villes tibétaines) ont eu pour consigne de ne pas trop chatouiller les Etrangers, même en situation irrégulière au Tibet, mais je ne peux prétendre qu'ils m'aient trop cherché des poux, à part les deux zélés du trou perdu de Do Martang, ou du possible mouchard de Sok, qui n'ont rin compris à l'insertion de la Chine dans le jeu politique mondial.

 

Bref, ce flic, au lieu de trop me poser d'embarrassantes questions sur ma présence en individuel ici (le Tibet central est certes autorisé, mais plutôt aux groupes, même formels, et contrairement à Lhasa, ici, un long-nez individuel se repère vite), il se contente de corriger les inévitables erreurs sur mon formulaire d'enregistrement, montrant pédagogiquement à la réceptionniste les points qu'elle doit vérifier. Il donne un contenu à on travail, en évitant les sujets qui fâchent. Certes, maintenant que je suis en ville, il peinerait à prouver que je viens de passer deux semaines sur des pistes interdites - ce que la poussière des sacoches pourrait laisser fortement supposer pour quelqu'un de suspicieux. Qui pourrait alors avoir l'idée saugrenue, le lendemain, de téléphoner à Chamdo s, par hasard, ils n'auraient pas eu vent d'un certain Jules Lapoire, passeport ZX789456 (les coordonnées de l'individu ayant été modifiées, la vie de son voyage étant encore en danger), qui par hasard aurait été pris à Do Martang, et perdu justement à Chamdo, après une situation presque identique l'an d'avant, autocritique signée en archive...

 

Déjà, ça m'ennuierait fort qu'il me demande mon TTB, le sorte de "visa interne" qui permet à un pseudo membre de groupe d'entrer par avion ou train au Tibet - en fait Lhasa et sa région. Certes, j'ai déjà prévu de dire que je l'ai balancé à Lhasa en même temps qu'un imaginaire billet de train X'ian-Lhasa - en espérant que les délivrances de ces TTB ne soient pas archivés informatiquement. Je hais le progrès. Comme quoi il faut surtout compter sur la bienveillance des représentants de la loi, tout échafaudage de mensonge trop bien ficelé pouvant se retourner contre soi si l'on tombe sur un vicelard. Ouf donc, tout s'est bien passé, je peux m'endormir tranquille, le linge léger mis à sécher sous la lampe chauffante et l'aérateur des toilettes - je ne me serai pas fait rouler de 13€ pour rien.

 

Ce lundi matin, il fait frisquet, même à 9h passées. Pas trop étonnant, un 15 octobre à 4500 m, ce qui doit faire de Nakchu, à vue de nez 30-40 000 habitants, la ville de cette taille la plus élevée au monde, rangeant le bidonville d'El Alto (4100 m) au-dessus de La Paz au rang des villes sinistrées en cas (totalement irréaliste, dirait Bush Jr - ne m'appelez plus junior !) de montée des eaux océaniques, rebours du Déluge d'antan. Frisquet, montagnes blanchies à la chaux neigeuse autour, mais beau, et surtout pas de vent. La gare n'est q'à 8 km de l'hôtel, plus rien à craindre. Arrivé à l'esplanade devant la gare, j'ai faim. Réveillé très tôt à force de mettre tous les matins la montre à sonner bien avant le jour pour éviter ou le PSB, ou le vent (ou les deux), j'ai mangé tôt. Aussi je commence à me passer rapidement un deuxième petit dèj derrière la cravate (celle oubliée dans le précédent Marriott).

 

Mauvaise idée. A peine là depuis 5 mn, un flic se dirige vers moi, et décroche son portable. OK, je vais avoir de la visite. Je suis occupé à chercher ce que je peux récupérer de ce Giant à 70€, qu'il m'est impossible de charger dans le train - mais les pièces détachées valent bien la même somme en France, seul le triple plateau échappe à mon appétit carnassier. Un petit attroupement s'est formé autour de moi. Je vois bientôt apparaître une tête connue, mon flic PSB d'hier. Je me dis que s'il avait voulu me coincer, il l'aurait fait sans peine. Mais, appelé aujourd'hui, il est bien obligé de montrer une certaine autorité, surtout avec l'attroupement.

 

Il trouve le prétexte pour me prendre à part dans sa jeep : pourquoi je suis venu à Nakchu, pour visiter les deux (bien modestes) monastères. L'occasion pour lui de me dire que je ne devais pas, que si la route est ouverte (ce qui m'étonne beaucoup, mais ne contredit pas ma version d'avoir parcouru cette route), la ville, elle, ne l'est pas. J'ai peine à croire que le guide Kotan se trompe, mais je me confonds en excuses. En fait, il se doute bien que je suis venu à vélo depuis Chamdo, en zone totalement interdite : que viendrait faire à Nakchu un cycliste laowai ? Surtout que si son collègue en perm' à la sortie de Sok a bien appelé son bureau, sachant que très peu de cyclos font ce parcours, la nouvelle a pu vite faire le tour des casernes PSB du secteur. Ce qu'il me fit comprendre à demi-mot. Comme quoi il ne faut pas se fier à la mine, avec son visage sec, son regard fuyant et sa bouche crispée, je l'aurais plutôt vu sévère.

 

Ouf, une fois dans le train, je suppose qu'aucun flic n'ira faire son devoir en appelant le PSB de la prochaine gare, pas envie de faire un remake de la vache et le prisonnier - surtout que ma vache, ou ce qu'il en reste, gît misérablement sur le parking de la gare de Nakchu.

 

INDEX TIBET 2007