ENTRÉE EN MATIERE (ET AU TIBET)

Toc toc !

- Mmh ? C’est quoi ?

- Excusez moi de vous déranger à 3 heures du matin, ô vaillants gardiens du checkpost, mais auriez-vous de l’eau à me donner ?

C’est la question que je commençais à m’imaginer devoir poser, à l’entrée du Tibet, tant soudain l’accès à l’eau me semblait devenu rare. J’avais tout prévu, y compris de franchir, par (excès de ?) prudence Hongshuan, le dernier village avant le Tibet, en pleine nuit. Tout, sauf que l’eau pouvait me faire défaut.

En fait, le Tibet, il y avait déjà quasiment une semaine que j’étais en plein dedans. Sans remonter à Lijiang, ville à histoire tibétaine, mais nettement sinisée aujourd’hui, et mettant plutôt en valeur son héritage et sa population de la minorité Naxi, j’y étais entré en plein milieu de cette difficile piste entre la Gorge du Tigre Bondissant et Zhongdian, à l’écart de la route principale n° 214.

Une sacrée mise en jambes, que cette piste ! Et premier contact avec la civilisation tibétaine, si riche, avec un district un peu plus miséreux que la moyenne : enfants et adolescents à la figure sale, vallée complètement défrichée, en cours d’être totalement emportée par l’érosion. Ce n’était qu’une exception, les vallées suivantes infirmant cette impression.

La neige m’attendait le lendemain, qui me fit hâter le pas vers Zhongdain, dernière « grande » ville avant la TAR (Tibet « Autonomous » Region). Zhongdain, 3276 m : je me disais que le plus gros était fait. Grossières erreurs ! La première était de penser que depuis le temps, la route vers Deqên, dernière ville avant la TAR, était revêtue sur ces 180 km la séparant de Zhongdain ; que nenni. Enfin, pas à me plaindre : après une quarantaine de km de cahots, la piste fut bonne jusqu’à Deqên. L’autre avait été de mésestimer l’importance de la profondeur des canyons locaux : après un modeste col à 3600 m, voici la piste plongeant à 2200 m, puis après un double col à 4300 m, la voilà qui repique après Deqên à 2200 !

Et c’est le long de ces gorges que la Chine a judicieusement choisi de tracer la frontière de la TAR. Judicieux, on ne peut moins : la rivière bouillonnante, la paroi rocheuse, et la route taillée à la dynamite en corniche. Pas d’échappatoire. J’avais déjà forgé un astucieux plan B, au cas où j’aurais vu la queue d’une jeep (donc risque de police) : tourner le vélo, et pédaler dans l’autre sens. Ainsi, je pouvais toujours prétendre venir du Tibet, et non m’y diriger. Naïf stratagème, qui avait au moins le mérite de me tenir confiant.

Car vous le savez sans doute, Shangri-La, le Royaume des Cieux et autres Perle de l’Himalaya, n’est pas vraiment autorisé. Oh, si vous montrez patte blanche, ou plutôt liasses conséquentes de billets verts, y’a toujours possibilité : de Kathmandu par jeep, de Chengdu par avion, de Kermo (Golmud) par bus, et même bientôt (10 ans ?) par train ! Sur ma piste, à peine franchi la frontière, j’ai même été doublé par une jeep d’agence dans laquelle il y avait un couple de Nord-Américains. Bref, on peut entrer, à condition chaque fois de casquer le prix fort, disons autour de 2000 FF. Vu que la majorité des voyageurs ne rechignent pas à débourser, la Chine aurait bien tort de se priver…Le pire, c’est qu’une fois acquitté ce péage aux allures d’arnaque, vous n’avez théoriquement droit qu’à vous déplacer autour de Lhasa. Et autour, c’est autour, pas 100 km.

Et pourtant, les routes mythiques ne manquent pas : celle venant de Kashgar (Xinjiang, nord-ouest Chine), qui semblerait pouvoir se faire de plus en plus facilement à vélo malgré l’interdiction officielle, et celels depuis Chengdu et Kunming. C’était donc décidé : à force de fouiner sur internet, je découvrais que certains cyclos, malgré les interdictions, étaient arrivés à passer, et ces hors-la-loi expliquaient comment. Tope-là ! Et c’est ainsi qu’après les joyaux de Dali, Lijiang et (bof bof) Tiger Leaping Gorge, je me trouvais au point de manquer d’eau.  

Cette pénurie hydrique (ce qui fait tout de même plus chiadé que de répéter que je manquais de flotte) ne dura que le temps de découvrir un torrent au détour d’un virage. Et une fois localisé l’emplacement du checkpost, tout au loin et tout en haut d’une piste accrochée en équilibre sur les pentes, je me mis à jouer les bouquetins pour attendre tranquillement la nuit, planqué dans un canyon très pentu surplombant la piste d’une trentaine de mètres.

Supposant (par erreur) qu’il y avait deux heures de montée, à pied, dans la nuit, jusqu’au checkpost, je mettais ma montre à sonner pour 1 heure du matin. Il arriva ce qui devait arriver : dès minuit passé, je ne pouvais plus guère dormir, d’autant plus que mon bivouac, sur un terrain pentu, était particulièrement inconfortable. Allez, minuit et demi, l’heure du délit, c’est décidé, j’y vais.

Silence de la nuit. Je pousse le vélo chargé sur la piste que je devine dans cette nuit d’encre, entre falaise surplombant ce canyon, et pan rocheux. Soudain, une lumière derrière moi. Oh non, un véhicule ! Et qui sait, pourquoi pas des flics, remontant d’une tournée d’inspection ou je ne sais quoi ? Panique, j’envisage de me planquer. Je crois discerner une petite cuvette en bord de route, je vais pour y basculer le vélo et moi avec…minute, alors que le vélo est déjà bien incliné, j’actionne rapidement ma petite loupiote, pour constater que la soi-disant cuvette est un ravinement, plongeant tout droit dans le canyon, une cinquantaine de mètres en contrebas ! J’extirpe vite fait mon vélo du guépier que m’ont tendu mère Nature et sa fille Nuit de Chine, et me résigne à être vu par le véhicule.

Celui-ci est, oui, un ordinaire camion conduit par des Tibétains, et voilà qu’il est suivi par un autre ! N’empêche, cela ne fait guère mon affaire : ils vont forcément réveiller mes cerbères, là-haut, à 1h15/1h30…Mais voilà-t-y pas que des lumières viennent, cette fois en face ! Je songe tout de suite à la police, qui aurait été alerté par les chauffeurs, mais je me raisonne vite : ce ne serait pas le genre des camionneurs Tibétains de « moucharder » un touriste…Effectivement, il s’agit d’un autre camion, qui me klaxonne joyeusement ! Comme si j’avais besoin de cette publicité sonore…Il est suivi par un de ces compères (décidément, c’est le périph’ à l’heure de pointe !), qui lui n’aura pas le loisir de me klaxonner, car cette fois j’ai trouvé une planque dans un vague recoin de roche et de broussailles, à l’opposé du ravin, un peu à l’écart du pinceau des phares.

Durant une demi-heure, je reste ainsi prostré contre la paroi rocheuse, un peu abrité du vent favorable mais froid. Une demi-heure dans la nuit, à guetter des lumières ;..mais non, il n’y aura plus que des étoiles filantes zébrant le ciel. Et ces chiens, au loin, alertés par les camions, qui n’en finissent pas d’aboyer ! Espérons que les flics ont le sommeil facile.

Allez, deux heures du mat’, on s’y remet, et on s’en remet à la chance. Au détour d’un virage, je distingue soudain la barrière levée, et juste après, le poste, la poterne éclairant superbement la piste. Non, pas tout à fait : les deux camionneurs qui m’avaient dépassé ont laissé leurs camions devant le poste, assombrissant les trois-quarts de la piste à ce niveau ! Smack , je vous adore.

            Je pensais que dans ce type de circonstances, le cœur devait battre la chamade. Mais non, il semble s’être totalement arrêté, tout comme la respiration. Une traversée d’une frontière en apnée, personne ne voudra me croire (si si pourtant, je vous assure). En fait, le cœur a une bonne idée de se mettre au repos, car sûr que les battements suffiraient à réveiller tout le village !

            Le cerveau lui aussi s’est arrêté, et j’ai cessé de penser – certaines mauvaises langues risquant d’affirmer que de toutes manières…C’est désormais le corps et les réflexes involontaires qui prennent le relais de la manœuvre. Les pieds avancent furtivement, comme jamais je ne les aurais cru capable de faire. Aucun faux mouvement. Les pneus crissent sur les gravillons. J’essaie bien alors de porter le vélo, mais avec le stock de bouffe, il est trop lourd. Alors tant pis, j’avance en « action au ralenti ». Derrière la porte fermée du checkpost, je vois de la lumière. Qui sait s’ils ne sont pas en train de jouer à la belote ? Encore la zone éclairée de la piste à franchir…Ca y est, je me retrouve de nouveau dans la pénombre, au moment où un stupide Ran Tan Plan tout proche se met à aboyer, mais c’est gagné ! Au-delà d’un raidillon, je dois encore traverser des zones éclairées, sans doute près d’édifices publics, voire l’armée, mais je sens bien que c’est dans la poche.

            Je laisse Tsakalho (Yanjing) et son checkpost derrière moi. Encore un chien qui aboie près d’une barrière levée, à la sortie du village, et je me retrouve dans la nuit. J’envisageais de continuer à rouler un max’ avec la lampe frontale, utilisable si loin du bourg, mais après huit kilomètres je laisse tomber et bivouaque en bord de piste tel le cyclochard moyen : la piste se met à redescendre, et le vent de dos soulevant la poussière sur mon passage obscurcit mon champ de vision : je peux aussi bien faire une erreur d’appréciation comme une heure plus tôt, et me retrouver à faire un vol plané de 200 mètres vers le fond des gorges…

            Me voici au Tibet ! Et d’entrée de jeu, 31 km de montée jusqu’à un col à 4200 m. Fastoche.

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