LUTTE CONTRE EVENEMENTS ET ELEMENTS
Qu’on le
veuille ou non, un voyage à vélo est une petite lutte quotidienne. Lutte bien
sûr contre le relief du parcours : ces cols perchés tout près du ciel, qu’il
faut entamer depuis le fond de la vallée, qu’on jurerait enfoncé dans les
entrailles de la terre ; ces petites bosses successives à défaut d’être
suggestives, qui ont pour effet dévastateur de couper menu les jambes de
l’intrépide ; ces pistes , dont les bourrelets au nom imagé de tôle ondulée
créent l’impression de rouler à bord d’un marteau-piqueur, ou dont les
cailloux généreusement parsemés sont autant de ricochets à l’envers pour les
roues, déportées de l’un à l’autre.
Lutte contre
les intempéries : il faut prendre l’habitude, certaines périodes, de rouler
jusqu’à midi au moins, les pieds en sorbet, ou à l’inverse crever de chaleur,
sauf à faire la sieste de 9 h du matin à 9 h du soir... et dormir ensuite. Et
l’unique solution, pour ne pas tremper ses vêtements par temps de pluie est
encore d’en porter un minimum, et d’attendre que ça se passe. Et le vent !
Vous l’avez de face, n’en parlons même pas. Sur une route plate, vous sortez
le grand jeu des développements de montagne, tentant d’arracher chaque mètre à
votre ennemi juré ; de côté, il vous donne sur la chaussée une démarche
chaloupée, qui siérait mieux à la sortie d’une buvette, après quelques paires
d’heures passées en milieu ambiant ; de dos, vous êtes parfois contraint de
freiner, en descente ou sur piste, tellement ce fils d’Eole (et je suis poli)
semble avoir hâte de vous transformer en Icare.
Ça, ce sont
les problèmes de tout cyclo, bien identifiés par chacun, grâce au miracle du
mariage Tour de France et Télévision. Mais le baladeur voyageant en complète
autonomie, qui n’a pas de masseur à disposition (tout juste à l’occasion une
complaisante masseuse, la vie est dure), connaît bien d’autres éléments à
affronter.
En premier
lieu, celui du ravitaillement et de l’eau. Car on n’a pas toujours sur sa
route un restaurant midi et soir, à supposer qu’on dispose du budget en
fonction - et la journée à vélo recèle bien d’autres creux. Alors, on embarque
sa mini - popote, son petit réchaud, et son énorme baluchon de victuailles, à
en dégoûter l’intendant d’un porte-avion en partance pour six mois. Quant à
l’eau, tout un poème. C’est que tous les pays ne sont pas aussi favorisés par
la nature, loin s’en faut, que notre verte Europe ; il faut donc passer ses
journées à débusquer cette eau, ou quémander aux villageois une eau trouble,
douteuse, à la mémoire visiblement chargée : ce qui oblige à s’encombrer de
pilules miracle, ainsi que à l'occasion d’un filtre, histoire de ne pas avoir
les intestins trop souvent détraqués. La nourriture suffit comme ça pour leur
faire jouer des castagnettes.
La santé :
quand elle va, tout va, air connu ; encore faut-il pouvoir la conserver. Là
encore, sur une bonne partie de notre planète, ce n’est pas chose facile : les
rebouteux ont encore du pain sur la planche, et des patients sur le billard.
L’infarctus du myocarde n’y est pas encore à la mode. Visez plutôt les
hépatites, la polio, le choléra, la typhoïde et autre paludisme, sans compter
les courantes qui méritent doublement leur nom, tellement elles sont
fréquentes pour des populations très peu informées, et qui ont assez de
kilomètres comme ça à parcourir pour ramener l’eau, pour se soucier de sa
teneur bactériologique. Alors, dans le fond d’une sacoche, vous ouvrez une
succursale pharmaceutique en permanence de garde, un véritable petit labo
ambulant. Et une pastille pour ceci, et une gélule pour cela ! En attendant
d’être malade d’avoir ingurgité trop de médicaments... En fait, vous comptez
surtout sur la faculté de votre organisme à s’adapter au milieu ambiant... et
sur la chance.
Et les vols ?
Ca, c’est la hantise du cyclo, surtout solo, qu’on confond parfois le long de
la route avec le touriste plein aux as, et si vulnérable, en particulier aux
abords des grandes villes. En fait, sa seule défense, c’est... sa faiblesse,
qui le fait souvent prendre en charge par la population, le guidant,
l’accueillant. Sinon, ben, faut faire avec les gosses qui vous courent
derrière (heureusement une minorité sont réellement agressifs), avec ce risque
permanent d’attaque, ces intentions même pas voilées, dans certes de rares
pays, de farfouiller vos sacoches. Toujours avoir cela à l’esprit, qu’on n’en
réchappe pas indemne, mais faire en sorte que l’essentiel soit sauvegardé :
moyens de paiement, papiers, matériels coûteux...
Pour ce faire,
vous redoublez d’astuces, planquant inutilement, car vos détrousseurs
connaissent mieux que vous les caches possibles dans et autour d’un vélo. Vous
échafaudez l’idée de sacoches à double-fond, pneus bourrés de billets verts
(dollars), pompe - boomerang... Là aussi, en fait, il faut compter sur la
chance, qui sourit aux audacieux ne l’oubliez pas.
Mais la lutte
la plus sournoise est celle à mener contre la nostalgie du pays. Ah, qu’est ce
que je f... là, alors que je serais si bien au chaud (ou au frais, rayez la
mention inutile suivant la situation du moment), au fond du canapé du salon, à
siroter un jus d’orange en regardant négligemment une série US à la télé ! Ces
coups de barre, ça ne vous prend pas souvent ; mais si ça vient, un jour de
grand vent pluvieux, le long d’une piste marécageuse, là, vous êtes bon pour
prendre le premier vol pour l’Europe. Quel dommage alors, ou plutôt quelle
chance que le premier aéroport soit au mieux à dix jours de route... Alors,
coûte que coûte, vous tenez parce qu’il le faut bien, et la crise passe.
Voilà, en
résumé, et en laissant le long du chemin, quelques uns des problèmes
quotidiens d’un cyclo au long court, problèmes qui finissent par devenir
banaux, mais qu’avec un peu de recul (attention, derrière, c’est le précipice
!), on s’étonne parfois d’en accepter l’existence, tout simplement pour
l’immense joie de parcourir le monde, d’en connaître un peu plus les gens,
leurs coutumes, leur vie quotidienne, de communiquer modestement, mais en
toute fraternité avec eux. Ce simple bonheur, ce bonheur simple ne suffit-il
pas à justifier tant de sacrifices?
Frédérick
FERCHAUX