LE CHEMIN DE DAMAS

            Après la quasi-opulente Turquie qui, malgré son ancrage en Orient se rapproche à pas comptés de l'Occident, voici l'Arabie, la Syrie. Dès le passage de la frontière, on franchit une étape supplémentaire dans la pauvreté : maisons ternes, à peine finies, véhicules brinquebalants dont les fameuses "drézines", ces cyclomoteurs à trois roues transportant tant les voyageurs que les marchandises.

            Ici, plus vraiment question de faire du camping sauvage : le terrain est partout bien dégagé, et les maisons sont partout parmi les oliviers. Ce qui n'est pas très ennuyeux, car la population de ces campagnes est très hospitalière. Il suffit de demander un coin pour camper, pour se retrouver propulsé auprès du poêle à mazout, un verre de tchay (thé) sucré dans une main, une crêpe de pain dans l'autre. L'ennuyeux est plutôt que, dans ces mêmes campagnes, on maitrise rarement une langue étrangère. Mais le CUG (Code Universel des Gestes) supplée grandement à cette difficulté terre à terre, et permet de progresser dans la connaissance du dialecte arabe local - non sans quiproquo !

            J'atteins rapidement Alep, la capitale du nord avec son bon million d'habitants : un immense souk que cette ville, superbe de "typique naturel". Y circuler à pied y est aussi dangereux qu'à vélo, tout comme toutes les villes syriennes, le klaxon remplaçant purement et simplement le frein. Allah doit y reconnaître les siens, et parfois sauvegarder quelques chiens d'infidèles sur deux-roues des foudres automobilisto - divines.

            C'est sous la pluie que je découvre cette ville, et par grand froid que je la quitte. Au cas où cet événement majeur vous aurait échappé en France, obsédés que vous êtes par les résultats de la dernière journée de championnat de foot, c'est ici le XXVe anniversaire de l'avènement du Sauveur, je veux parler de Affaz el Assad. Ses portraits, ainsi que ceux de ses deux fils, sont absolument partout dans les villes et les campagnes, une des deux chaînes de télé étant grandement consacrée à cet événement majeur dans l'histoire de l'humanité. Ça en devient un peu overdosique.

            Avantage : durant une semaine, l'accès aux sites touristiques sera gratuit. Merci tonton Assad ! J'attends avec impatience le XXVIe anniversaire...Il faut dire que si la Syrie n'évoque pas vraiment un paradis touristique, les curiosités ne manquent pas pour autant, de grandes civilisations sur une terre alors recherchée : le premier alphabet fut créé là (vous savez, les clous dans tous les sens...). Se succèdent des ruines archéologiques, en plus ou moins bon état (parfois, des parcelles sont cultivées entre les amas de vénérables pierres ! Ce qui ne vaut toutefois pas la partie de foot entamée par des enfants à Copacabana, Bolivie, dans un champ archéologique), des citadelles franques en ayant imposé aux villages environnants, et d'autres points d'intérêt, telles les norias de Hamas (roues à eau), qui n'ont plus l'air d'être en action, hélas.

            Par contre, les paysages sont rarement à couper le souffle, si ce n'est dans le cas de la chaîne côtière, ces passages jusqu'à 15-20 % qui obligent parfois à descendre de selle. Campagnes surpeuplées, causses caillouteux, déserts pas vraiment captivants. Bonne surprise, toutefois : beaucoup de gosses, mais très rarement désagréables, un adulte étant souvent là pour reprendre celui qui voudrait jouer à faire mumuse avec les nerfs du cyclo. On n'est pas au Maroc - même si, autour du Crac des Chevaliers, ou bien en route vers Palmyra, on peut ressentir quelque agacement. Quant à la religion, elle occupe une place prépondérante, et je verrai toujours mes hôtes se prosterner plusieurs fois dans la maison, concentrés sur leurs prières au milieu des piaillements de la dizaine de gosses que se doit sensément d'avoir toute famille qui se respecte.

            Les mêmes gosses, je les croise dans la rue, naturellement vêtus de leur tenue scolaire : uniforme kaki, même pour les filles. La Syrie reste un pays en guerre, même si fatalement un jour ou l'autre la paix sera signée, et le Golan rendu par les Israëliens. Mais comment un régime, qui tient (et tient la population) sur la base même de la "guerre au sionisme" pourrait saper de plein gré ses propres fondements ?

            A Homs, je pars faire un tour dans le désert, vers les immanquables ruines de Palmyra. Désert pas si désert, l'augmentation exponientielle de la population poussant à chercher à exploiter des sols jusque là stériles, grâce à des forages pour capter l'eau. C'est au retour de Palmyra que tout se gâte : vent violent de sud pendant deux jours, me contraignant, carrefour après carrefour, à m'en retourner vers Homs.

            Un camion, en provenance d'un de ces campements de bédoins à l'écart de la route, me klaxonne : deux types et une femme en sortent. Banalités d'usage, mais je sens vite que l'ambiance n'est pas claire : ils veulent trop savoir ce qu'il y a dans ma boite avant, l'un d'eux essayant même d'y glisser une main sous mon nez, puis fouinant autour du vélo ; quant à l'autre, il maintient ma carte routière en « otage », insistant presque agressivement pour m'inviter "al beyt" (à la maison). Cette invitation dans ces conditions n'a pas mon agrément, et je commence à sortir prudemment et discrètement ma bombinette de gaz, déjà expérimentée en Albanie - pas vraiment avec succès.

            Les deux gars se concertent, croyant probablement que je tiens une arme à feu – ou bien que je suis un dingue. Bien vite, l'ambiance change. On me rend la carte, on me fait signe que, bon ben c'est OK, je peux continuer ma route. Bien, là, ça suffit pour la journée, j'attends en stop un camion (un autre !) jusqu'à Homs. Le lendemain, le vent est d'ouest, ce qui ne m'arrange guère plus, mais surtout il tombe une pluie glacée, et il neige un peu plus haut.

            Je laisse tomber : un bus local, 5 F pour moi, 6 F pour le vélo et les sacoches, m'emmène à Damas (160 km) en 3 heures à peine. Au fait, pourquoi je roule ? A Damas, le bus nous largue au beau milieu d'une rue circulante. En toute vitesse, parmi la foule, il me faut récupérer le vélo, les sacoches éparpillées dans tous les recoins du bus...Je pose à la hâte le bicle contre une estafette, cours pour attraper deux sacoches...le proprio de l'estafette balance le vélo, sous prétexte qu'il aurait fait une éraflure sur la carrosserie. Le temps de lui montrer une éraflure sur mon menton, datant de l'Albanie et plus importante que celle sur son véhicule, le car démarre, le sac à dos resté à bord !

            Pas de panique. Mon vélo réarmé, je me rends à la gare routière proche. Bien trop de bus semblable, toutefois, et puis mon bus s'est peut-être rendu à un dépôt, au café du coin, que sais-je...Sans compter que tout est évidemment inscrit en arabe. Un type parlant anglais vient à mon secours. Je finis par apprendre que le bus est reparti ! C'est au moment que je n'y crois plus que, comme dans les films, surgit l'aide-conducteur, un peu penaud, mon sac dans les bras. Je saute dans les siens, fou de joie de retrouver mon matériel de couchage, presque aussi important que le vélo !

            Damas, vie aussi trépidante qu'à Alep, Homs...Je manque d'assister au fauchage d'un piéton qui ne traversait pas assez vite (disons : qui ne courait pas assez vite), et un taxi me rentre volontairement dedans, excédé que je n'obtempère pas à son klaxon arrogant. Et ma vaine menace de prévenir la police le fait doucement rigoler ! Depuis quand un cyclo-intouchable ose adresser la parole à un auto-brahmane ?

            Le beau temps est revenu, je prends un peu de repos à Damas, dans un charmant hôtel (Al Rabie) à 20 F, doté d'une très jolie courette, à me gaver des délicieux sandwiches au falafel du souk d'en face (ailleurs, ils sont quelconque, en comparaison). La ville même comporte quelques jolies pierres, principalement des mosquées. Mais le meilleur spectacle est sonore : celui de 4 h 1/2 du matin, lorsque l'ensemble des muezzins de chaque mosquée (un sacré paquet) lance dans le silence de la nuit leur appel à la première prière. Mis à part l'ennui d'être tiré du sommeil de bonne heure, cette cacophonie à travers cette ville de 3 millions d'habitants adossée à la montagne a quelque chose de cosmique - même si, du cosmos, on ne doit pas entendre grand'chose, à part Allah qui a l'ouie fine. Un grand moment, et c'est gratuit !

SYRIE, 1995.

quelques photos syrie

vers l'index de tous les récits

vers la page de présentation du site