TOUS LES CHEMINS MENENT EN ROUMANIE

EN LONGEANT LE DANUBE

Comme s’il n’était jamais parti

            “On avait un voisin Croate, eh ben, il est parti de lui-même en Croatie. Quand il a vu qu’on voulait lui faire faire le service militaire, il est revenu ici. On ne lui a rien dit, on l’a repris comme s’il n’était jamais parti”.

            Le propos est tenu aux portes de Belgrade, par un Serbe originaire en outre de Krajina (Croatie). L’embargo frappe de plein fouet une population qui ne se sent guère en phase avec certains extrémistes Serbes un peu trop sur la sellette. Mais ici, pas de trace visible de tension : pas un seul soldat, moins de milicija (police) même qu’il y a quelques années. Pourtant, la guerre n’est pas très loin, Sbrenica est à 100 km à vol d’oiseau...

            Mais là n’est pas ma direction : dans un premier temps, c’est Sofia en Bulgarie, via les superbes gorges du Danube, quasi-fjord de 100 km de long. Sofia où je me fais bêtement arnaquer, en changeant au noir 50 dollars. je n’étais pas encore “dans” le voyage ; surtout, on m’a confirmé l’existence d’une Mafia locale, à l’instar d’autres pays de l’Est.

La Méthode à Cyrille

            La Bulgarie n’offre pas monts et merveilles au voyageur, si ce ne sont ces magnifiques monastères, vaste et splendidement situé comme celui de Rila, ou riquiqui et isolé comme celui de Rozen. Egalement, quelques maisons en bois préservés dans certains villages - dont l’aspect change des cités-dortoirs parfois délabrées, recouvrant le pays.

            En fait, pour le cycliste, la principale curiosité, ce serait... l’écriture cyrillique! Il me faut m’appliquer méthodiquement (1) à l’entrée de chaque village, à chaque carrefour, pour décrypter ce qui est parfois tout simple ; ça en devient un jeu. Peu de curiosités, soit (quoique le manteau neigeux couvrant encore les montagnes du Pirin en ce début mai est du plus bel effet), mais routes excellentes, y compris le réseau secondaire ; mieux vaut être conducteur que locataire, ici... de plus, trafic peu dense, un rêve pour le cyclo. Et cure de dépaysement assurée, avec les nombreuses charrettes sillonnant les campagnes, même les villes. J’imagine la place de la Nation encombrée de ces quatre roues - quatre (ou huit) pattes.

            Un soir, détrempé par l’orage vespéral, systématique au printemps, je me réfugie chez un paysan. Pas sensass, l’idée : il me faut finir avec ce berger  une bouteille  à moitié  vide  (ou pleine)  de rakya, véritable tord-boyaux que je déverse discrètement dans mes...godasses ! En fait, la plupart du temps, je m’abrite dans une maison abandonnée, sous un abribus, dans un hangar...et utilise mon alcool (à brûler - mais le rakya ferait l’affaire) pour cuisiner. Ça brûle moins l’estomac...

            Après Veliko Tarnovo, ville très joliment située (sans peine la plus belle de Bulgarie), je me rends sur la Côte de la Mer Noire, encore peu fréquentée en cette saison. Et c’est heureux: jusqu’à Constantsa, en Roumanie, il y a bien assez de trafic comme ça.

Une autre Europe

            Si la Bulgarie était dépaysante surtout par son slavisme, que dire de la Roumanie ! Une autre Europe à elle toute seule. Pays latin en zone slave, tour à tour envahi par les grands empires, et le seul qui se soit défait brutalement de son tyranneau du socialisme si peu réel. Je pensais qu’il fallait se rendre au moins dans les Andes, au fin fond de l’Asie ou sur les rives du Lac Tanganyka, pour connaître le dépaysement : mis à part la langue (on s’habitue assez bien aux rudiments, sinon à la grammaire), c’est un voyage dans l’espace auquel convie une visite à ce pays.

            Certes, la Serbie, puis la Bulgarie m’avaient préparé au contact avec cette Europe Orientale, la “vraie” Europe de l’Est: pauvreté, charrettes tirées par des chevaux ou des boeufs, lourdeur des villes et vivacité des campagnes. Le communisme est loin d’en avoir fini avec la chrétienté : en Bulgarie, encore plus en Roumanie, en témoignent ces églises, aux messes très suivies par une foule fervente ; en témoignent ces monastères surtout, splendides reliques du passé avec leurs peintures murales, leur bois sculpté, et leur activité actuelle.

            Cette ferveur  se retrouve  dans la riche  architecture de  nombreuses  maisons, dans  ces villages  étirés  à  l’infini -jusqu’à 35 km ! Imaginez le pauvre cyclo, cherchant désespérément à 19 h la sortie du village, afin de planter sa tente, alors qu’il est si simple de s’adresser aux villageois, qui ne demandent bien souvent qu’à héberger le voyageur, à partager sa présence contre un lit douillet et un bon plat typique - et deux ou trois verres de tsuica ! (alcool de prune).

            Si la Bulgarie m’avait surpris, par son excellent réseau de routes, même les secondaires, la Roumanie m’a “dévoilé” ses nids-de-poule et ses routes “ondulées”; mais ça se passe bien à vélo, j’ai connu plus difficile en Espagne ou en Grèce. Une chance formidable : je vais bénéficier de presque un mois de beau temps (juin 93), sauf hélas dans la superbe route du “transfagarasan” (culminant au Bilea Tunel, 2030 m).

            La Côte fut vite avalée de Constantsa à Galatsi, afin d’entrer au plus vite dans les Carpathes, ce massif montagneux regorgeant de légendes. Dracula m’attendrait-il à Sighisoara ? Non : la gentillesse des Roumains serait au rendez-vous partout, surtout dans ces campagnes débordant de vie - une vie de labeur, du matin à la nuit, ils ne semblent pas s’arrêter.

            J’ai beau avoir adopté la tenue “fomec” (sacoches usées, sweat shirt de récupération, boue artistiquement plaquée), mon vélo chargé avec vitesses dénote en rapport au clou local. Il dénote surtout avec les innombrables carrioles, aux chevaux indolents, chargés de toute la production agricole du pays. Le “mnogo bagage !” (beaucoup de bagages) des Bulgares est devenu ici “mult bagaj !”: je peux leur rendre la pareille, en croisant parfois des femmes portant leur charge sur la tête, les hommes et leur fagot de bois dans le dos, les bicyclettes débordant de produits de la récolte.

            A part Brasov et Cluj, les villes ont rarement un grand charme, entourées qu’elles sont de leurs zones industrielles polluantes. Les campagnes, par contre (au risque de me répêter !), sont à tout moment un véritable enchantement pour le cycliste, qui a la chance de saisir  sur le vif ces images d’un peuple industrieux, qui travaille sans doute plus durement que nous pour gagner jusqu’à 35 fois moins...

Comme chaton et chiot

            Je l’ai trouvée géniale, cette piste de Sebes à Novaci, revêtue les 70 premiers kilomètres ; certes, dépassés les 1900 m d’altitude (sommet à 2070), elle commençait à s’encombrer de caillasses, mais enfin... Encore plus géniale, cette autre piste, meilleure, reliant Sinaïa au relais de Costina (2440 m) : 30 km d’une montée qui n’a guère à envier à certaines routes de nos hautes montagnes.

            Mon coin préféré : les Maramures, une région de montagne dans le nord. traditions, coutumes, toutes les images d’Epinal sur la Roumanie, avec de belles églises en bois et de très jolies maisons, avec de beaux vêtements surtout. Dans cette région, ma moyenne journalière et mon stock de diapos en ont pris un coup -surtout que chaque arrêt est l’occasion d’un ou deux verres de tsuica !

            Je l’ai trouvé belle, cette vallée de la Bistritsa, et beau le lac de Bicaz, avec ses allures de Riviera Vaudoise -hôtels de luxe en moins. J’ai bien sûr trouvé superbes les monastères de Bucovine, ou plutôt ces églises richement peintes - mais les monastères de Bulgarie (Rila, Rozen, Troïan) ont quelque chose en plus, à mon goût.

(1) Cette écriture a été inventé par les frères Cyrille et Méthode...

Frédérick FERCHAUX, juin 93 (récit paru dans la revue "Le Cycle" en 94).

 

SOFIA ANTI-POLICE

Grugé. En toute beauté. Rien à dire, c'était bien ficelé. C'est pourquoi je tiens à vous en parler, histoire que vous sachiez (si vous ne le saviez déjà !) à quels risques vous vous exposez en changeant au noir dans un pays de l'Est - notamment.

Fraîchement débarqué dans la capitale, alléché par les prix intéressants au C.U.M. (les Galeries Farfouillettes de Sofia, plus achalandées qu'approvisionnées mais enfin...), je songeais changer 50 $ dans un de ces nombreux offices de change qui ont fleuri le long des avenues centrales de la ville.

J'avise la porte de l'un d'eux, vais pour m'y engouffrer, une fois le vélo cadenassé. Un changeur de rue m'accoste, me proposant un cours légèrement meilleur. Ouais tiens, pourquoi pas ? J'avais tellement l'habitude de ce système, en Amérique Latine : un change un soupçon plus avantageux, et surtout plus rapide et moins problématique ; pas besoin de laisser le vélo sans surveillance, une sorte de "drive' n' change".

Le type insiste pour me faire changer 100 $, me faisant miroiter alors un change nettement intéressant. Je ne tiens qu'à mes 50 $, l'équivalent de 3 semaines de vie courante pour un cyclo-voyageur ici (hébergement non compris). Nous nous écartons donc de l'entrée, afin d'opérer. Mon changeur semble inquiet, épiant tous les mouvements de la rue. Bien que sur mes gardes, je suis quant à moi serein, l'air supérieur du Blanc qui fait une bonne affaire. Avant de remettre mon bifton vert, je recompte les siens, de belles coupures flambant neuf de 100 levas. Onze, douze... eh, bonhomme, tu croyais me rouler : mais on ne la fait pas à un vieux renard comme moi, il en manque un !

Dessin de Jean-Luc Maréchal, paru avec l'article dans la revue CCI n°51, hiver 93

A cet instant précis, un type vient nous emm...quiquiner : bien qu'il ne parle que bulgare, je comprends qu'il veut changer lui aussi des dollars avec moi. Mon changeur, agacé, le rabroue, essayant de l'éloigner. Sous mes yeux, il rajoute un billet de 100 levas sur la liasse que je lui ai rendue, et l'entoure prestement d'un élastique. Le gêneur m'importune toujours avec ses "bla bla dollars bla bla", mais je suis l'action, rendu cependant inquiet par la situation : ma banane est largement ouverte sur mon ventre, contenant passeport, réserve de dollars, carte Visa, et je crains légitimement de tout perdre, avec ce type qui me serre de près.

A ce moment, le changeur crie "police" ! A d'autres, je connais le coup. Je vais pour recompter tranquillement ma liasse, alors qu'il a désormais mon billet entre les mains. Mon changeur essaie alors de me reprendre la liasse. Pas de ça bonhomme, si tu cherches à me reprendre ton flouze, c'est que tu n'as pas réussi à me rouler comme tu l'espérais, et qu'il y a bien le compte ! Je le savais bien, quand même, que j'étais le plus malin...

L'importun continue d'ameuter tout le quartier : je ne tiens pas à moisir là. Pour peu qu'effectivement arrive la police, que celle-ci soit dans le coup avec le changeur... J'ai mon argent, je m'éclipse, poursuivi par cette mouche du coche qu'est mon admirateur de dollars. M'éloignant du lieu, le doute m'envahit de plus en plus. J'ai dû me faire avoir quelque part, voyons voyons, comme dirait Ran-Tan-Plan...

Nouille que je suis ! L'em...pêcheur de changer des ronds est un complice de mon changeur, bien sûr ! Je retire enfin l'élastique de la liasse : sous le premier billet, rajouté après ma vérification, je découvre ce que je commençais à craindre : une superbe liasse de douze morceaux de papier, exactement de la même couleur et la même taille que les premiers billets que j'avais tenus en mains. Joli, je n'y ai vu que du feu.

Il faut bien comprendre que nous ne sommes maîtres ni vraiment du lieu, ni des acteurs, ni surtout du rythme de ce qu'il faut bien appeler une pièce (1), payant une place de premier rang. Une belle pièce montée, où l'on a affaire à un subtil dosage de passe-passe, de guerre des nerfs (l'importun, "police !"), et surtout cette remarquable étude psychologique du changé moyen, refait en fin de parcours. Le plus beau, je trouve, c'est cette façon de faire penser au "client", le riche, qu'il est le plus malin, le plus fort. Bien joué.

A une demi-seconde près, j'allais tout de même recompter mes billets. J'aurais pu craquer à "police !", mais sans doute au cas où je n'aurais pas craqué là où je l'ai fait, une suite à ce remarquable sketch était prévu - éventuellement plus brutale ? Etaient-ils seulement deux, ou plus sûrement un groupe tenant la rue, nasse dans laquelle entre le blousé occidentale ? On m'a parlé après coup d'une mafia locale. Vu l'aspect assez pro des choses, je veux bien y croire. Surtout que mon histoire fait suite à la mésaventure identique arrivée à Jean-Luc Maréchal à Bucarest, selon un scénario légèrement différent : résultat, à un moment du scénario, toujours aussi bien huilé, ils lui ont rendu son billet de 50 dollars... qui s'était converti en un bifton de un dollar.

Si vous tenez néanmoins à changer dans la rue - peut-être y serez vous contraints, arrivant en ville à une heure tardive, ou un dimanche, il n'est que trop à conseiller :

- de ne pas changer plus de 10 ou 20 $, tant pis pour le cours nettement plus alléchant qu'on vous propose pour plus.

- d'essayer (c'est le plus dur) de garder son calme. Si la police n'est pas corrompue, le changeur devrait avoir à craindre plus que vous.

- de refuser tout échange tant qu'on ne vous remet pas les billets un par un dans la main, n'opérant le transit qu'au dernier billet (gare à vous que ce ne soit pas le plus gros !)

- d'interrompre la transaction dès qu'un gêneur se pointe : il ne peut s'agir que d'un comparse. Mais, pour une somme de 10 $, s'amuseront-ils même à mettre en route un de ces sketches ? 

- et ne pas oublier : les variantes des sketches sont innombrables, à la manière des jeux interactifs : à chaque mouvement de votre part semble correspondre une version, qui risque toujours de vous prendre au dépourvu. Vous n'êtes maîtres que de vos billets - jusqu'à ce qu'ils soient dans la poche de l'autre.

(1) ce terme "s'impose", dans cette matière monétaire 

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