LE MOSQUITO PASS : POUR LES MOUSTIQUES DE CYCLISTES

Ce matin, 29 juin, je me réveille de bonne heure : 4 h ! D'accord, le soleil se lève dès 5 h, mais quand même...Bon, las de me retourner dans mon duvet, me sentant en pleine forme, je finis par bondir et lève le camp un peu avant 6 h. Direction Fairplay dans un premier temps, puis la Guanella Pass et Georgetown ensuite. la route passe au pied des sommets dominant le vaste plateau sur des miles et des miles carrés, essentiellement fréquenté par des vaches (yes, limousin cows !). Tout en roulant, j'observe ces sommets neigeux, sur ma gauche. Je sais qu'il s'y niche deux cols sur des pistes se rendant à Leadville : le Weston Pass et le Mosquito Pass, permettant un circuit d'une journée. Le Mosquito, depuis que j'ai décidé de venir rouler dans le Colorado, je rêve de me le "farcir". A plus de 4000 m, c'est l'un des rares cols accessibles, certes difficilement, par certains véhicules. Mais depuis que la neige m'a en plusieurs occasions posé bien des problèmes, j'ai rayé ce col de mes possibilités pour cette année. Pour une autre fois, peut-être...

Et puis, et puis...ce serait, à quelques jours de la fin de mon périple Denver-Denver, uen petite joie supplémentaire, un point culminant de mon séjour, s'il était possible de passer ce pass. J'essaie bien d'en distinguer à l'oeil nu le seuil dans le fatras des créneuax de cette muraille montagneuse qui barre l'horizon ; tout ce que je constate, c'est qu'il reste encore pas mal de neige. Mais l'idée s'est progressivement infiltrée dans mon cerveau de bien piètre volonté, pour un être aussi peu doué pour le sens du raisonnable que pour la cuisine et le bricolage. Y'a pas, il faut que je sache ou non. A Fairplay, je m'informe dans deux gas stations (stations service) : le col devrait être ouvert, mais il pourrait bien subsister de la neige. De toute manière, à vélo, vous n'y pensez pas, c'est une piste pour quatre roues motrices ! La Ranger Station de la National Forest est encore fermée à 7h30 pour obtenir un complément d'information, mais ma décision est prise, je vais tenter le coup. Je plante ma tente dans un bosquet à la sortie de la ville.

Après une erreur d'aiguillage, j'emprunte enfin la bonne piste, qui longe le Mosquito Gulch, puis s'élève, pénétrant rapidement au coeur de la montagne. Une piste à droite, une piste à gauche, laquelle choisir ? En ce samedi matin, il n'y a personne à la mine proche. Je prends celle de droite, moins bonne mais qui continue de grimper, et vitupère contre ma stupide idée de m'être débarrassé la veille de mes cartes des Forêts Nationales, qui ne m'auraient pas laissées dans le doute. Pour me rassurer, je vois non loin de la route un groupe de mountain bikers. Parmi eux, deux Venezueliens parlant un excellent français, chose rare par ici ! Il faut dire que leurs pères sont Français. Enfin d'autres fous sur deux roues, je doutais un peu d'en rencontrer aussi loin de toute agglomération d'importance - qui plus est, sur une mauvaise piste de haute, haute montagne.

Si mon vélo, certes un robuste touring bike, est théoriquement moins adapté que les leurs pour un parcours aussi rude, j'ai par contre un avantage qui se révèlera (malheureusement) "décisif" : je n'ai exceptionnellement pas de bagages, sauf bien sûr la sacoche de guidon bourrée d'outils et de pièces de rechange, de victuailles pour la journée, enfin sur le porte-bagages arrière de vêtements de pluie. Ce qui finit quand même par nous faire dans les 20 lbs (twenty pounds, vingt livres, soit 9 kg). Rassuré sur l'itinéraire (en fait, les deux routes étaient bonnes !), je repars. En un switchback (aiguille à cheveux) très pentu, la piste s'approche d'une première brèche dans la montagne. Des passages pierreux m'obligent parfois à continuer pied à terre, tout comme cet autre mountain bikeer devant moi. Me voyant toujours tenir debout sur ma machine lorsque je le dépasse, il me lance un "you're incredible !". Pas le moment de s'arrêter, je lui donne rendez-vous au col à lui aussi.

Le Loveland Pass, 3655 m, un col non loin du Mosquito Pass (mais là, il y a de l'asphalte)

Mais voilà : un peu plus haut, une première plaque neigeuse, toute fondante, barre la piste. Qu'à cela ne tienne, je la contourne par les pâturages, espérant qu'il n'y en ait pas trop par la suite. J'arrive au premier col, où je me repose un grand quart d'heure à admirer le paysage de haute montagne qui m'entoure : à cette altitude (3500/3800 m), la montée a vraiment été rude, et j'ai besoin de reprendre mon souffle ! D'autre part, j'attends les autres cyclistes, qui en fait n'apparaîtront pas. Ils ont dû penser qu'il y avait de la neige jusqu'au sommet, et ont probablement abandonné, ne voulant pas s'engager imprudemment avec leurs vélos chargés.

Bon, mais je n'en ai pas terminé, il reste bien deux miles (3 km) jusqu'au col, et une seconde barre neigeuse, que cette fois je dois traverser, la neige jusqu'aux genoux, projetant le vélo en avant. Heureusement, cela ne dure qu'une cinquantaine de mètres. Deux motards tout aussi tenaces que moi arrivent derrière. Ne pouvant traverser la neige comme moi (ils ne sont pas moustiques, eux), ils cherchent à travers les alpages, par un itinéraire parfois acrobatique, un passage jusqu'au col. Ils seront condamnés eux aussi à l'abandon. Un dernier passage enneigé, encore plus long, mais enfin m'y voici. Pour l'honneur, je me remets en selle pour les 300 derniers mètres à parcourir. Mosquito Pass, 13186 pieds, 2030 m ! Mal d'altitude, ou plus sûrement émotion, j'explose de joie, je rigole tout seul, comme stupidement. Je n'ose y croire, jamais je ne m'étais engagé si haut, encore moins à vélo (1) ! Par cette belle journée très claire, un panorama immense se découvre vers l'ouest, sur la rangée splendide des sommets de la Division Continentale ; partout, des pics à perte de vue. Derrière, la vallée à pic que je viens littéralement de grimper ; devant, celle descendant sur Leadville, encombrée de deux jolis lacs. Au loin, au pied de lointaines montagnes, le très beau Turquoise Lake, dont on devine la couleur.

De cette vallée arrivent deux autres motards, puis une Land Rover : tous devront remettre à une autre fois le franchissement de ce col, encore fermé par trois bouts de neige... Cette incroyable piste, fréquentable pour les deux miles de part et d'autre seulement par des Jeeps, est l'ancienne route de Fairplay à Leadville, deux centres miniers de la fin du siècle dernier. Accès le plus direct, il était même fréquenté par les diligences. Il fallait en avoir du courage, à l'époque ! En cette fin juin, la neige obstrue encore le passage, ce qui explique qu'on ait finalement décidé de valoriser d'autres passages, tel le Hoosier Pass au nord et le Trout Creek Pas au sud, qui certes obligent à un grand détour pour relier ces deux centres.

Après deux miles d'une raide descente caillouteuse qui me voit arc-bouté sur les freins, à la limite de passer par-dessus bord, j'arrive enfin sur une portion meilleure descendant sur Leadville. Une petite ville bien conservée, restaurée, avec même une église, naturellement en bois, et son clocher. Un monument, ici ! Mais la journée n'est pas fini : la route de retour comporte trois cols, le Weston Pass, le Blackneak Pass et le Browns Pass, tout cela à 3300-3500 m d'altitude...

(1) quelques jours plus tard, je monterai néanmoins au Mount Evans, 4348 m... mais par une route revêtue.

Frédérick FERCHAUX, été 1985

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