VOYAGE A LIBYE

 

L'aéroport de l'île de Djerba, en Tunisie, n'est distant que de 130 km de la frontière libyenne, et 300 de Tripoli : aussi est-ce naturellement un vol charter direct Djerba que je choisis comme approche. Ayant parcouru le sud tunisien, et notamment l'île, quelques années auparavant, je ne m'y attarde pas outre mesure, et me dirigeais vers la digue, afin de rejoindre le continent.

 

A Ben Guerdane, une trentaine de km avant la frontière, je constate la présence de changeurs officieux dans la rue. Même pas planqués, agissant au vu et su de l'uniforme, ils proposent un tarif identique, syndical. Aussi, pas vraiment la peine de marchander longuement : le cours théorique de la monnaie libyenne est tellement surestimé par rapport aux autres monnaies, que tout le monde qui se rend en Libye par voie terrestre change ainsi son argent, d'où une large demande, que l'offre arrive à satisfaire tout juste.

 

Une offre qui, à ma surprise, se déroulera en fait jusqu'à la frontière, le long d'une route désertique, à des cours un peu plus avantageux, car ceux qui se sont "installés" ici ont forcément les moins bonnes places, donc seront plus enclins à consentir une ristourne plus importante. Qu'importe ! Ce que je craignais, c'est de ne pouvoir changer qu'une fois entrée en Libye, donc au cours officiel, car j'imagine mal le Colonel accepter du change au noir sur son territoire.

 

En France, lors de ma demande de visa, j'avais dû au préalable faire traduire en arabe les principales données par un traducteur agréé. J'aurais dû embarquer ce traducteur dans mes sacoches, au moins pour le franchissement de la frontière : car tous les formulaires à remplir sont exclusivement rédigés en arabe, et ce sont les nombreux Tunisiens, pas vraiment touristes, qui m'aident à remplir chaque rubrique - que je suis tout de même autorisé à noircir de caractères romains quelque peu impurs.

 

Libye, me voilà enfin. Ce pays fit partie de l'Empire Romain, au même titre que la Tunisie, l'Algérie ou le Maroc. Il en subsiste des ruines, qui sont le principal attrait de la côte libyenne. Elles sont généralement moins scéniques, moins entretenues que celle de Tunisie. Pour autant, monuments culturels et historiques, elles bénéficient d'un entretien minimal, avec une armée d'employés, le plus souvent assis autour d'un thé, ou faisant une sieste sous un arbre. Les premières, une centaine de km après la frontière, sont celle de Sabrata, puis celles de Surman. Est-ce parce que nous sommes en décembre ? Je suis presque le seul touriste.

 

On imagine toujours ces pays comme inhabités, puisque en bord de désert. Pourtant, ces millions d'habitants, il faut bien qu'ils vivent quelque part ? Après une nuit dans le désert, telle qu'on l'imagine, j'aborde quelques villages, puis en fait un peuplement continu le long de la route, 40 km avant le centre. Moi qui comptais passer une dernière nuit dans le désert, avant d'aborder la capitale, j'en suis réduit à dénicher un coin discret pour camper, parmi les habitations ! Je trouverai une orangeraie où planter la tente.

 

Les statistiques économiques donnent pour la Libye des chiffres flatteurs, des PIB, PNB et RN caracolant largement en tête de tout le continent, facilement le triple de ses voisins immédiats, qui sont déjà les pays les moins pauvres du continent. En observant les habitations le long de la route, ce n'est guère évident. Je les trouverai même moins coquettes que du côté tunisien. Ce ne sont que murs délabrés, sols poussiéreux, pauvres échoppes, bien ancrés en Afrique.

 

Même Tripoli ne dépare guère dans ce décor, tout au moins la vieille ville. La médina historique est quasiment miséreuse, avec ses rues en terre battue, tournant le dos à un front de mer absolument pas mis en valeur, les rues sales, avec des déchets traînant partout. Cela dit, au matin, une armée de balayeurs sillonne ce centre - mais ça ne se remarque guère !

 

Un seul endroit économique pour dormir : l'auberge de jeunesse, non loin de ce centre historique. Accueil très froid du réceptionniste. Je suppose que ces auberges ont plus été pensées, au départ, pour les jeunes Libyens, et qu'un Occidental de plus de 35 ans ne correspond guère à la vision du gérant-cerbère. Mes voisins de chambrée sont, pour l'essentiel, des Algériens, des Arabes, pas spécialement jeunes : des hommes venus trouver du travail dans l'eldorado libyen.

 

Tripoli n'offre guère d'attrait, encore moins dans la ville nouvelle, d'aspect plus soigné que la vieile ville. Aussi, je repars très vite vers l'est, le long de la route côtière, très circulante et étroite. Le but est Homs, à 120 km, avec un remarquable complexe de ruines, Leptis-Magna, sans doute le site le plus intéressant de la Libye romaine.

 

Bien que la route depuis la Tunisie était facile, plate, et aucun vent de face, je suis crevé. Une fatigue que je traîne depuis Paris. Aussi, je m'accorde une journée de repos sous le porche d'un abri de jardin, où personne ne viendra me déranger de la journée, malgré la proximité de la ville. Et je finis par opter pour le bus pour la continuation de mon voyage : Benghazi est à 500 km, et je ne me sens guère la force pour rouler 100 km par jour comme j'escomptais, surtout que rien ne dit qu'à partir de là, il n'y ait pas un fort vent de face. Mieux vaut passer moins de temps dans le désert, et plus parmi les ruines romaines.

 

Quasiment tous les bus pour Benghazi partent de Tripoli, sans doute complets, et embarquer un vélo n'y est peut-être pas évident. Mais il existe un bus, tri-hebdo, partant de Homs à 5h du matin. En fait, il faudra poireauter deux heures dans le noir de la fin de nuit, avant que le bus ne daigne apparaître, et charger ses 50 passagers. Finalement, pour mon vélo, pas de problèmes, bien que les soutes soient bien garnies des nombreux sacs de mes voisins.

 

Voyage assez héroïque, bien que la route soit correctement revêttue tout du long. On a affaire à un chauffeur dingue, qui dépasse dans n'importe quelle condition, obligé souvent de se rabattre de justesse, pour éviter un poids lourd arrivant à vive allure en sens contraire. A un moment, les choses se gâtent : notre bus quitte carrément la route, les soutes s'ouvrent, semant sur une centaine de mètres avant arrêt de nombreux bagages !

 

Ouf, mon vélo n'est pas de "l'allégement" intempestif. Pause-pipi pour tous, et l'on repart comme si de rien n'était, une fois récupéré les ballots de riz et sacs adidas, désormais supplémentés en grains de sable du désert. Ce n'est qu'à la nuit largement tombé que nous arriverons à Benghazi, après 12 h de voyage ! Je n'ai aucun plan de ville, aussi je me dirige vers les lumières d'un boulevard, apparemment en bord de mer, si j'en crois le vide noir en face. Odeur désagréable sur la ville, probablement le pétrole.

 

Ouf, un plan à la decaux, où j'arrive à situer l'auberge de jeunesse. Mais quelque chose ne colle pas dans la disposition des lieux, et tourne un peu en rond dans la ville. Je finis par comprendre : ce que je prenais pour la Méditerranée, n'était qu'un petit lac L'accueil à l'AJ est nettement plus chaleureuse qu'à Tripoli. Pour tout arranger, le bâtiment est bien plus neuf, les chambres plus agréables, et j'y ai même une chambre entière à moi tout seul.

 

Benghazi n'est qu'une ville industrielle, entièrement tournée vers le pétrole. Aucune vieille pierre en ville. Par contre, elle est globalement plus attrayante, moins sale que Tripoli. Pas de quoi s'y attarder cependant. Je reprends ma route vers l'est et la Cyrénaïque, autre ancienne colonie romaine en bord de Méditerranée. C'est probablement la seule région libyenne connaissant la verdure, et quelques précipitations hivernales. Tukra, Ptolemais, les sites se succèdent, le long d'une côte désertique. Le plus impressionnant est celui de Shahat, avec une nécropole adossée à une coline.

 

La Cyrénaïque est une région vallonnée, ce qui explique probablement sa relative humidité. Une route remonte durement depuis la côte vers la route principale Benghazi-Egypte, à plus de 200 m. Ce ne devrait être rien pour moi, un habitué des routes de montagne. Pourtant, je n'ai toujours pas récupéré de la fatigue parisienne. Comble de malchance, une fois arrivé sur la grand' route, je me rends compte que le vent est d'ouest, soit de face pour m'en retourner sur Benghazi, à 250 km de là.

 

Aussi, à ma grande honte, je recours à l'auto-stop. Un paysan s'arrête, et charge mon vélo et ses sacoches dans son pick-up. Il habite à une soixantaine de km à l'est de Benghazi, ce qui m'arrange bien, car je vais pouvoir dénicher un coin tranquille pour camper, loin de l'agglomération. Le lendemain, après une nouvelle nuit dans l'AJ, je découvre un Benghazi, plus crue sous la lumière du jour. Je n'avais parcouru que les boulevards huppés et modernes du centre. Les environs du terminal des bus est dans une zone nettement plus populaire, avec des marchés informels se tenant dans la boue et parmi les flaques d'eau.

 

Nouveau bus, cette fois direct Benghazi-Tripoli. Depuis quelques jours, c'est le ramadan. Lors de mon parcours en Cyrénaïque, cela ne représentait aucune gêne pour moi, puisque j'étais autonome à vélo, dans une région assez peu peuplée. Mais cette fois, il me faut tenir ! Car pas question de manger dans le bus. Le Coran prévoit bien que le voyageur peut rompre son jeûne - mais pour mieux le rattraper plus tard, alors que tous les autres mangent et boivent, ce qui représente un supplice de Tantale certain.

 

Visiblement et à ma grande surprise, les Libyens sont plutôt fervents, en tout cas comparés aux Tunisiens. A la tombée du jour, le bus s'arrête enfin à un "restoroute" local. On apprend soudain que tous les repas sont payés par un bienfaiteur anonyme, l'un des passagers. Nous ne saurons jamais qui, seul Allah jugera son acte de générosité.

 

Nous arrivons à Tripoli de nuit. Lors de mon premier passage, j'avais trouvé cette ville morne et déserte, une fois la nuit venue. Cette fois, c'est différent : le Ramadan aidant, il y a du monde de partout. En fait, le Ramadan inverse la vie des pays musulmans, et en particulier des villes. Eteintes la journée, pleines de vie la nuit tombée. Du coup, je passe une bonne partie du début de la nuit à déambuler dans une ville active... et rentre à l'AJ qui, elle, a décrété le couvre-feu dès 01h ! Obligé de héler, pour finir par me faire ouvrir par un résident encore éveillé.

 

Pays musulman, mais tout aussi hypocrite par certains aspects que nos sociétés occidentales corrompues et dévoyées. Un Algérien m'explique que ces femmes en jean moulé que nous croisons sont en fait des prostitués. C'est le jean moulé qui remplace les bas noirs et talons hauts. Chaque société a ses signe de reconnaissance...

 

Mon temps est compté. J'arrive à prendre un bus jusqu'à la frontière, juste pour l'heure de la prière du soir. Les Libyens sont tous allongés au sol, à l'invite du muezzin, tandis que je croise des Tunisiens qui regarde la scène avec un soupçon de condescendance. Pour eux, les Libyens restent des nomades incultes, des parvenus un peu trop religieux à leur goût. Il est piquant de constater que les rôles sont inversés : ici, ce sont les immigrés qui se sentent culturellement supérieurs aux habitants du pays hôte, quand bien des immigrés ont souvent une fascination pour le pays d'accueil (USA, France, Allemagne...).

 

Retour en Tunisie, où je peux rechanger mon trop-plein de livres. Pas du papier, mais du papier-monnaie. Lors de la préparation de mon voyage, je m'étais fié aux rares indications à ma disposition, notamment concernant le coût de la vie en Libye. Mais cela ne tenait pas compte d'un change au noir favorable. Et les occasions de dépenser ses sous sur place (12 ans après, j'ai cependant encore un coupe-vent prétendument de marque encore sur le dos) sont rares. Aussi, je me retrouve avec, dans les poches, près de la moitié de la somme du départ !

 

Le parcours final jusqu'à Djerba, via Tataouine, Médenine et le bac, est sans encombres. Sauf à la sortie de Médenine : hélas classique jet de pierres de la part de deux ados. C'est quelque chose qui n'existait pas en Libye, pays peu touristique. Je course mes deux jeunes parmi les ruelles du village, mais je suis totalement crevé, vidé, et je suis obligé de battre piteusement en retraite, la queue basse.

 

Retour à l'aéroport de Djerba, dernière nuit de camping tout près, en attendant le vol du matin. Ce voyage aura été l'un des moins bénéfiques, à cause d'un grand état de fatigue, inhabituel, m'ayant trop obligé à recourir à des moyens de transports "annexes". D'un autre côté, relativement peu attiré par les parcours plats et désertiques, je ne sais pas si j'aurais apprécié les 850 km supplémentaires en question. Sauf peut-être dans le cadre d'une traversée Tunisie-Libye, avec un objectif "porteur".

 

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