FORCER SUR UNE FORCELLA, UN DESTIN SCELLE
Les Alpes
italiennes orientales sont une bénédiction pour le cent-coliste avare de ses
deniers : non seulement, comme on peut le supposer, il y a plein de cols
partout, mais les cartes topos sont généreusement affichées sur les vitrines
des librairies, avec la mention "en vendita aqui, nuova edizione". Mes
connaissances sommaires de la langue cisalpine me font traduire ce qui précède
par "en consultation libre, nombreuses notes autorisées". Vous voyez que je
comprends vite. Ce farfouinage semi-clandestin, non seulement a l'attrait
délicat du fruit défendu, un stylo planqué dans une main, une demi-feuille
froissée dans l'autre, redoutant l'intervention impromptue du
commerçant-cerbère, mais de plus offre la joie de découvrir soudain des
monceaux de cols dont on ne soupçonnait pas l'existence l'heure précédente.
C'est ainsi
que, survenant d'Autriche par le Plöckenpass et ses frisquets 1357 m, à la
première auberge installée après les lacets, j'avisais une de ces cartes, qui
m'apprenait bientôt que le rifugio Marinelli non loin était en fait sur la
Forcella Morareet, à 2122 m, et qu'une piste y accédait aussi bien de l'est
que de l'ouest. Mais, pour tout compliquer, d'autres forcelle
apparaissaient sur la même ligne de crête, qui n'allaient pas tarder à faire
subir un tracé moins évident à mon circuit du lendemain...
Vendredi 1e
novembre, nous y voilà. Ayant bien asssimilé les leçons de François Rieu, j'ai
passé la nuit dans une cabane en construction, et je planque mes affaires dans
les environs, escomptant y passer la prochaine nuit. Dans un premier temps, il
me faut remonter 500 m de dénivelé, jusqu'au pied du Plöckenpass de la veille.
Par chance, dès qu'on sort du goudron, une signalisation spécial VTT est
apposée, qui permet de se guider à chaque carrefour. Un panneau m'indique
d'entrée : 13 %. Pour une fois, pas d'exagération. Il ne s'agit pas d'un
maximum atteint dans une épingle à cheveux, mais tout bonnement...de la
moyenne de ma piste jusqu'au col ! Faites le calcul : en 8,2 km, on se hisse
de 1050 m à 2122 m, donc une dénivellée de 1072 m, avec même une courte
redescente vers le début !
Le temps est
excellent, c'est donc un plaisir de...pousser le vélo sur cette piste, cabrée
comme j'ai rarement vu une piste. Le village de Timau n'est bientôt plus qu'un
confetti dans la vallée, la montagne et son immensité se chargeant de remettre
l'humain à sa minuscule place de pas grand'chose sur Terre (mis à part le
cyclo-muletier, au-dessus de ces contingences de l'existence du vulgaire). Je
souffle comme un phoque et éructe des insultes que je comprends même plus
moi-même, tellement j'ai le sifflet coupé, à l'encontre des concepteurs de
cette piste digne d'une descente de ski.
Voilà, je
dépasse tout de même la dernière malga, ferme d'été, et me retrouve au
pied du col. Je franchis même un col intermédiaire, la Sella di Plotta 1868 m,
, que je n'avais pas remarqué auparavant sur les cartes. Y'a pas à dire, les
cols apparaissent mieux sur le terrain...une fois qu'on peine dessus. 2000 m
d'altitude. A partir de là, et jusqu'au col, la piste n'est plus viable, et
n'est plus qu'un chemin, suffisamment large pour pousser le vélo entre les
caillasses, et dans la neige cette fois.
Tudieu, le
point de vue, là haut ! J'aurais pas grimpé pour rien. Le point de vue sur la
carte topo au refuge, bien entendu ; vous croyez tout de même pas que je vous
parle de cet ennuyeux ramassis de pics enneigés, Dolomites et tout ça ? La
montagne, c'est formidable avec tous ces cols, dommage qu'il y ait tant de
sommets qui obstruent la vue...
Et tiens,
notamment, deux sommets me dissimulent traitreusement la Forcella Plumbs,
elle-même titrant ignominieusement 1976 m, autant dire 24 m en-dessous du
nirvana. Bon, il y a bien la possibilité de redescendre le premier col par la
piste, puis remonter le second par une autre piste, mais à ce train-là, je ne
retrouverai pas ma cabane avant la nuit. Et puis, grimper un col en
aller-retour, bof...
Un
sympathique sentier joint mes deux cols, en escaladant les deux pics. Hic : le
ciel se couvre soudain, et le sentier, escarpé, est enneigé. J'hésite. En
fait, tout ne va pas si mal : le sentier n'est enneigé que pour la partie
exposée au nord, c'est-à-dire les deux montées ; les deux redescentes sont
bien dégagées. Et pour tout arranger, l'averse est de courte durée.
Ouf, les deux
pics sont passées, et le chemin s'élargit peu à peu, redescendant sur la
forcella suivante. Je me remets en selle...mais ouille ouille ouille,
cette ancienne piste a complètement été labourée par les vaches ! Il faudra
désormais faire une distinction entre sentier muletier, bien adapté
au...cyclo-muletier (à croire qu'ils ont été conçus pour lui), et sentier
vacher, juste bon à déglinguer le matériel, accessoirement l'individu
surplombant ledit matériel. Le vélo tressaute, la sacoche arrimée sur le
porte-bagage se fait la malle et décide de faire quelques innocents
roulé-boulés sur la pente herbeuse. Sauté en vitesse de mon vélo, me voilà
courant après mon bagage dans une cavalcade effrénée ! Ouf, au bout de 150 m
d'exercice, un replat stoppe les humeurs voyageuses de mon bien. Et la
bouteille isotherme est intacte...
De la
Forcella Plumbs, l'ancienne piste n'est guère meilleure. Ça tombe bien, je
vise déjà la Sella Bioicc
Bon, c'est
pas tout ça, mais ma cabane est dans la vallée opposé. Pas besoin de vous
faire un dessin, entre deux vallées, il y a un col J'ai le choix entre la
Sella de Valcalda, 959 m, et...la piste forestière du Monte Zoncolan. Malgré
mon attrait pour les cols, je choisis ce passage, culminant à 1730 m.
Rebelote, un 13 % pas vraiment exagéré, puisqu'en 8,5 km, on escalade 1060 m,
avec même 1 km de quasi-replat vers la fin ! Heureusement, la piste se révèle
être tout du long une route, en bon état de surcroit. Rappel : nous ne sommes
pas dans les Dolomites (pas loin tout de même), mais dans le Frioul, dont les
pourcentages ne semblent décidément guère plus tendres.
La nuit
approche, je hâte la cadence, fonçant à près de 9 km/h. Sur ma droite, je
distingue parfaitement d'autres pistes menant à des cols franchissant la même
crête : ce sera pour une autre fois. Je passe les trois tunnels terminaux, qui
ne sont point sommitaux, et j'arrive à la crête...où, à ma grande surprise,
une immense pancarte annonce "Sella di Monte Zoncolan, 1750". En fait, 1750,
c'est l'altitude du sommet proche, la sella étant à 1730 m, le Monte
Tamai dominant le tout de ses 1987 m. N'empêche, une passe empochée ! Le
courage et la vertu sont toujours récompensés, ils vécurent heureux et eurent
beaucoup d'enfants, etc...Il ne me reste plus qu'à m'engouffrer dans la
descente qui me fera retrouver mon cabanon, à tâtons dans la nuit. Un jour de
fête, que ce 1e
novembre !
(1) 50 km
sans piste, en pleine végétation équatoriale, qui sépare l'Amérique Centrale
de l'Amérique du Sud. Ce "Darien Gap" ou "Tapon del Darien" est devenu un
challenge des cyclo-voyageurs traversant les Amériques. Pour ma part, j'ai
pris l'avion...
Frédérick FERCHAUX