OPERATION BLANCHE

En ce printemps débutant, je me disais que nos montagnes françaises, encore couvertes de neige, n'étaient guère propices à l'activité cyclo-montagnarde. Aussi me décidais-je à me rendre dans le sud de l'Italie, en Calabre précisément : à cette latitude, je ne devais pas connaître de gros problèmes d'intempéries, selon moi.

D'entrée de jeu, je fus surpris d'apercevoir de sérieuses tâches de neige sur les flancs de l'Aspromonte, cet immense cône qui, de ses 1955 m, domine la ville de Reggio di Calabre. Quelques jours plus tard, légèrement plus au nord, je claquais des dents sous une neige à gros flocons, à 700 m d'altitude ! Une neige qui ne tint tout de même pas, mais mes projets initiaux de camping sauvage se transformèrent bien vite en "maison abandonnée sauvage" : pour le soir, je recherchais systématiquement un abri, soit hangar, soit maison en construction ou abandonnée, ou encore refuge forestier, qui offrait l'opportunité de se faire un réchauffant feu de bois.

Cela ne m'empêchait pas de m'approcher de l'autre massif de la Calabre, celui de la Sila, culminant à 1929 m. Un bien beau massif, parsemé de jolis lacs de montagne, eux-mêmes entourés d'un parc national. Une fois de plus, la neige était au rendez-vous, et, franchissant le Valico di Pettinascura, et dévalant la descente, je me demandais si je ne me trouvais pas quelque part vers le pôle nord, en plein mois de janvier.

Bon, ne nous décourageons pas. Surtout que le temps semblait s'améliorer légèrement ensuite. Tournicotant autour des lacs, je me décidais finalement à emprunter la route la plus haute du massif, menant au pied du Monte Botte Donato. Le soir précédent, je franchissais le Colle d'Ascione, 1387 m, et me réfugiais dans un abri de cantonniers, au bout du Lago d'Arvo.

Au petit matin, le jour même pas levé, une surprise m'attendait : un paysage blanc (si je puis dire, puisqu'il faisait encore noir), il avait un peu neigé dans la nuit. Cet avertissement ne me suffisait pas, et je partais néanmoins à la conquête du sommet. Jusqu'à 1400 m d'altitude, pas de problème le long de cette route forestière courant sur une crête. Puis les premières plaques de neige firent leur apparition, d'abord dans les fossés, puis sur la route. A 1600 m, je commençais à rouler sur une fine couche de neige.

Pour me donner le courage de ne pas abandonner, je me (préten-)dis que ce ne devait pas être pire plus haut, et que de l'autre côté, c'était forcément meilleur. A quels subterfuges psychologiques ne sommes-nous pas capables, pour nous forcer à faire quelque chose ! Plus haut, ce fut bien sûr pire, et à 1700, je ne pouvais plus que pousser le vélo dans une couche de neige épaisse. Surtout, j'étais désormais dans le brouillard. Blanc sur blanc, pratique pour trouver son chemin !

Surtout qu'au pied du Monte Donato, il existe plusieurs branches, entre lesquelles j'avais à choisir ma "route"...ou supposée telle. Mon compteur kilométrique tombait en rade, je ne savais donc pas à quel endroit de la route j'étais, ne pouvant qu'établir une approximation selon ma vitesse "de croisière" supposée. Bien sûr, il neigeait de nouveau, et des coups de vent m'attendaient à certains endroits. Dans la blancheur tranquille, je ne pouvais que suivre une bande plus ou moins plate, délimitant le tracé de la chaussée qu'aucun véhicule n'avait emprunté depuis l'automne dernier.

Soudain, coup de panique : le vague tracé de la route disparaissait. Dans le blanc total, plus aucun repère pour me diriger ! Je tentais de continuer tout droit, pour buter sur un ruisseau. Je revenais alors sur mes pas...pour retrouver ma bouteille d'eau, qui venait de tomber du porte-bagage. A ce moment, je pris peur : il neigeait toujours, le brouillard était à couper au couteau ; je ne pouvais plus trouver ma route, et la neige, peu à peu, allait effacer mes traces sur les précédents kilomètres ! Et, vu la météo, peu de chance que quelqu'un vienne à mon secours...

Jouant mon va-tout, je tentais une nouvelle avancée, un peu au hasard. Miracle, je retrouvais plus loin le tracé de la route ! Vint alors une nouvelle inquiétude : un drôle de bruit dans le vélo, que je ne parvenais pas à identifier, une sorte de "cling clang". Je craignais quelque chose comme une rupture d'axe de roue, mais celles-ci semblaient normales. Il me fallut encore un bon quart d'heure de doute, pour comprendre que c'était...le bruit des glaçons dans le bidon, s'entrechoquant au gré de ma progression cahotante ! Ce qui me fit réaliser qu'il devait tout de même ne pas bien faire chaud, car je ne me souvenais pas avoir fait provision de glaçons avant de partir.

Poussant constamment le vélo, l'arrachant parfois à la gangue de neige, je vivais un instant magique : je frôlais parfois les 4 km/h en vitesse de pointe. Cependant, ça faisait bientôt 4 heures que je poussais comme ça, aussi je finissais par me demander si, en fait, je ne tournais pas en rond, sur ce que je croyais être ma route, et qui aurait aussi bien pu être le tracé d'une route forestière navigant sur les crêtes. C'est alors, après environ 15 km de poussage, que je tombais sur les traces d'une voiture ayant rebroussé chemin. Ouf, je pouvais de nouveau rouler, sur la neige, et me griser d'un incroyable 15 km/h ! 2 km plus loin, j'atteignais le Valico di Monte Scuro, sur l'ancienne nationale (un tunnel a été percé en-dessous, par une nouvelle voie rapide). A ma surprise, cette route déclassée était toutefois dégagée, ce qui me permit de redescendre dans le brouillard, les pieds trempés et gelés, mais sans encombres, jusqu'à la station de Camigliatello.

Les prochains mois d'avril, je me rendrai exclusivement dans le Sahara, en Thaïlande ou tout autre endroit où la neige est inconnue !

Frédérick FERCHAUX

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