UNE BICYCLETTE EN PRISON

            Pourtant je lui avais bien dit, à Aténa, que l'air de l'Albanie du nord ne lui conviendrait pas. Mais elle n'a pas voulu m'écouter, n'en faisant qu'à son guidon. Voilà que, à peine débarquée à Durrës, dont on se demande qui de l'amphithéâtre et autres vestiges romains ou des immeubles sont le plus en ruines, elle m'entraîne sur le grand axe du pays, vers Tirana. Une route étroite, défoncée (une piste serait bien souvent meilleure !), qui supporte désormais un trafic incessant de véhicules individuels de tous âges, pour lesquels la chaussée n'avait pas été conçue.

            Et les klaxons ! A croire qu'ils ne se dirigent que par l'ouïe - peine perdue, car tous les usagers de la voierie semblent sourds, et aveugles de surcroît : camions, voitures, cyclistes, piétons, gosses, chevaux, vaches, cochons, couvée... Ce trafic me suivra encore sur l'embranchement vers Shkodra, la capitale du nord. De tristes villes délabrées, comme nulle part ailleurs en Europe de l'Est, parmi les quasi-vestiges de l'archéologie industrielle (qui durent être de magnifiques complexes de pointe, à leur heure) parsèment cette route au pied des montagnes. Le temps ne s'est pas contenté de s'arrêter : il a reculé, grignotant telle une forêt tropicale les acquis éphémère d'une révolution.

            A Shkodra, je quitte enfin le trafic pour une nationale, plutôt comparable à un chemin vicinal, au fur et à mesure qu'on s'engage dans les montagnes. Bien vite, la tranquillité le cède à l'inquiétude. Plus qu'avant encore, les mains des garnements et des jeunes s'attardent sur les sacoches, s'enhardissent à vouloir inspecter cette curieuse boite rouge à l'avant. Curiosité légitime ? Indiscrétion louche ? Tantôt l'un, tantôt l'autre. L'incompréhension de la langue (même l'italien est peu parlée, dans ces contrées reculées) ajoute à la difficulté des contacts. Mais pas de doute, mon passage est annoncé de village en village, et aucun détail n'échappe. Le genre de célébrité dont on se passerait bien.

            Cette "route", parfois revenue à l'état sauvage de piste, n'arrête pas de jouer à saute-montagne en forêt, escaladant plusieurs cols jusqu'à Kukës, le chef-lieu du nord-est adossé aux sommets frontaliers du Kosovo. A la sortie de Fushë Arrëz, la capitale du bois, une voiture banalisée de flics, toute brinquebalante, m'escorte d'elle-même, et va inspecter jusqu'au col suivant, limite de sa juridiction ! Moins sympathiques, les passagers de véhicules me dépassant hurlent pour me faire peur, quand ce ne sont pas des gosses juchés sur un camion de gravats qui me projettent violemment des pierres. On a l'humour qu'on peut, et la frustration s'exprime aisément avec un individu ô combien accessible...

            Shëmri, petit village d'immeubles suintant de rouille, dans un trou entre deux cols, sans autre route que cette voie de transit. Depuis la descente, je vois bien les lacets escaladant le flanc de la montagne en face, s'empilant juste au-dessus de cette agglomération miséreuse. A l'entrée du village, je suis attendu : quelques garnements fumant virilement leur cigarette, et exhibant leur couteau de cuisine après m'avoir proposé des pop corns à acheter. Charmant. Je ne savais pas qu'on pouvait vendre des pop corns à la découpe - ou bien est-ce pour ouvrir le sachet ? Bref, sans me démonter, je les enguirlande et poursuis ma route.

            Sur la place centrale, la rue est remplie de jeunes désœuvrés, un peu excités, qui me barrent "gentiment" le chemin. L'ambiance n'est franchement pas claire, on commence comme si de rien n'était à vouloir farfouiller les sacoches, comme il semble décidément d'usage ici. Les dispositions sont prises (pas d'accès direct possible à tout ce qui a de la valeur), mais j'ai hâte de quitter cette souricière, d'autant que des gosses me harcèlent, insistant un peu lourdement pour que je reste. Pour finir comme un agneau sur la broche ? On me barre une dernière fois le passage, mais je ne me laisse pas impressionner par la carrure du prétendu flic.

            Sur cette nationale, pas un véhicule. Je regrette la route encombrée de l'avant-veille ! J'entame les premiers lacets. Soudain, j'aperçois juste à temps deux types se planquant derrière un buisson, au-dessus d'un virage. OK, le comité de réception se reforme, on tient à me connaître un peu plus. Des autographes, peut-être ? Menaçant tout fort, relayé par l'écho de la montagne, avec le mot "policia", faisant mine de brandir un revolver (!) sous ma cape cycliste kaki, j'espère le passage d'un camion.

            Rien, désespérément rien. Mes types finissent par se débusquer et, en rigolant, se dirigent vers moi pour s'en retourner vers le village. De la manière, en outre amateur, dont ça se passe, ça a tout l'air d'une blague de mauvais goût, de celles dont on semble raffoler par ici. Ce qui vient me le confirmer, ce sont les deux bergers, dans la montagne, qui apparaissent bruyamment, du style : "on t'a bien fait marcher, gringo !" J'en entends qui disent : "mais quel abruti, ce Frédo !" Ouais, facile à dire après, ou bien quand on n'est pas dans le feu de l'action. Un peu comme quand on voit un jeu à la télé, et que la décontraction de spectateur permet de trouver plus vite la réponse que le candidat, sous pression sous les sunlights.

            Les sunlights, ils arrivent. Je reprends ma route, dans ces lacets qui n'en finissent pas. Dix minutes plus tard, je réalise ma bévue : le duo s'est transformé avec les soi-disant bergers en quatuor de choc derrière moi, me coupant toute retraite, et ma vitesse de croisière de 5 km/h ne me permet pas de les semer. C'en est fini, j'y ai droit. L'un a un couteau de cuisine, l'autre un bâton, et un géant fait tournoyer une énorme cognée de bûcheron. Trop tard pour toucher du bois. De rage de m'être fait avoir bêtement (mais dans ce trou à rats, était-ce seulement évitable ?), je tente une héroïque résistance, avec ma bombe lacrymo : bien que le vent contraire m'en asperge plus qu'autre chose, ma réaction les décontenance, j'arrive à les éloigner momentanément.

            Mais le petit chef de la meute reprend vite ses esprits. Il ramasse de grosses caillasses, suivi en cela par les autres, qui commencent à m'en arroser les jambes, le buste... Evidemment, l'adversaire prend l'avantage, avec ses armes lourdes portant à distance, sans parler de la hache me coupant l'accès à la bicyclette dont j'ai dû m'éloigner.

            Sautant dans le fossé, je prépare la contre-attaque avec les mêmes armes, quand une caillasse m'atteint en pleine poire, me faisant voir quelques chandelles. Ça a craqué, mais, couvert de sang, je ne craque pas, et continue ma tactique de harcèlement, qui semble tout de même surprendre mes gars, moins téméraires que moi. Ils fouillent rapidement la boîte à l'avant, en extraient une vieille paire de lunettes usagées et la banane rouge contenant des papiers périmés, des leks (la monnaie du pays), et quelques monnaies étrangères.

            Sonné, mais n'ayant pas perdu la tête, je joue le désespéré, hurlant "non, pas ça !" (je ferais un excellent comédien, à mes heures), pour les convaincre qu'ils ont l'essentiel en main. Le butin obtenu, ils s'enfuient prestement parmi les arbustes, me laissant seul sur la route, ensanglanté jusqu'aux sandales. Je rassemble rapidement mes affaires éparses sur la route, l'une des sacoches arrière renfermant toujours la "bonne" banane (passeport en cours de validité, carte Visa, francs, travellers, dollars) dans un anodin plastique de supermarché, parmi l'outillage. Puis je reprends ma route comme si de rien n'était - que faire d'autre ? J'ai la gueule fendue par eux (quand je disais qu'ils avaient de l'humour), tout au moins la lèvre inférieure béante, jusqu'au bas du menton. Pas bien beau à voir.

            Ouf, un camion survient enfin. Quel dommage qu'il ne fût pas là 20 mn plus tôt...Direction l'hôpital de Kukës, le vélo et les sacoches continuant jusqu'au poste de police, où ils seront mis sous clé, par le chef bien embêté par cette affaire. Quant à moi, je prends contact avec les délices de la suture, et avec l'ambiance très animée d'un hôpital albanais. Les familles et amis des malades n'arrêtent pas de se succéder tous les jours au chevet des patients... et au mien. A longueur de temps, on vient s'enquérir de mon état, ce qui m'oblige à discuter et à sourire, tirant un peu plus sur les fils de la suture.

            Pour mes affaires perdues, j'ai peu d'espoir : bien que les services de police de ce pays soient particulièrement étoffés, la population a une confiance plus que mitigée en leurs capacités, quand elle ne les soupçonne pas d'être corrompus par l'argent facile de la mafia et autres gangs villageois. Je peux faire une croix, d'autant que la population des villages concernés n'est pas forcément coopérative pour dénoncer ceux qu'ils craignent.

            Mais la bad story ne s'arrête pas là : ne pouvant manger la nourriture de l'hôpital, assez peu adaptée à mon cas (pain, pastèques...) côté mastication ou angle d'ouverture de bouche, je me rends dès le lendemain à la police, pour récupérer discrètement quelques leks dans mes sacoches. Le chef, me voyant faire (ah, pour ça, il avait l'œil !), m'oblige à consigner l'agent restant, dont je ne peux plus désormais cacher l'existence. Bien. A part que, de la fenêtre, un flic de faction, qui n'a rien à faire ici, observe tranquillement toute la scène...

            Le jour suivant, mal informé par mon traducteur anglais, je crois comprendre que l'un des camionneurs, celui qui a emporté mon vélo et les sacoches au commissariat, sait exactement ce qu'il y a dans mes sacoches, dont il aurait contrôlé le contenu avec les policiers. Par excès de confiance, je lui montre le constat de police... et je comprends vite ma méprise : non, il ne savait pas, pas plus que la police, qu'il y avait cette "banane" planquée, contenant l'essentiel ! Maintenant il sait, et il n'est pas le seul... Mes rares sorties de l'hôpital, durant ces dix jours, me feront prendre conscience du reste combien je suis déjà (trop) connu, les ragots courant vite dans cette ville de 20 000 habitants.

            Le jour de ma sortie, mon chauffeur m'attend. Par l'intermédiaire du prof d'anglais, également présent (bien du monde m'attend, alors que la veille au soir, moi-même je ne savais pas que j'allais partir !), il prétend qu'il a déboursé...1 280 $ pour moi, notamment pour payer le médecin qui m'a suturé. Bien sûr, je n'en crois rien (cet abruti a cru qu'il me restait 1 280 $, alors qu'en fait cette somme correspondait à l'équivalent en francs de la somme en monnaies étrangères disparue à Shëmri), mais je sens vite l'ambiance : autour du commissariat s'installe un nombre conséquent de types pas vraiment souriants : tous les hommes, en âge de cogner, du village du camionneur sont là - un village que je m'apprêtais à traverser en quittant la ville.

            Mon traducteur, pas toujours bien clair dans cette affaire, me dit que "grâce" à la police, beaucoup de gens savent, dans cette petite ville, qu'il me reste de l'argent, assez pour justifier quelques attaques supplémentaires. En ville, en plein jour, je suis encore à peu près en sécurité...mais en dehors ? Alors que les microbus sont eux-mêmes conduits par des habitants des villages proches, et qu'il n'est pas sûr qu'ils acceptent de me prendre, moi et mon vélo chargé ? La mort dans l'âme, je cède au racket, en lâchant 300 $ contre la promesse (?) de prendre sans ennuis ultérieurs un minibus qui me conduira à Tirana.

            Voyage épique : le chauffeur, dont il a bien fallu m'assurer qu'il ne me ferait aucun mal, vu son aspect physique semblable au comité de réception du poste de police, nous embarque... puis au bout de quelques kilomètres, on s'arrête en rase campagne. Je vois ma dernière heure arrivée, mais non, un ordinaire problème technique. Le chauffeur s'empare de ma mascotte pendouillant du vélo, autant dire que j'approuve bruyamment ! Je me croirais bien dans une saga de Victor Hugo, où misère et brutalité se côtoient...

            On emprunte des routes qui apparaissent encore plus défoncées en microbus, pilant de justesse lorsqu'un véhicule apparaît soudainement dans un virage, le long de cette route étroite, en corniche au-dessus d'impressionnants ravins, ou lorsqu'il faut passer un amas de boue qui barre la chaussée. Un des jeunes militaires est malade, il n'arrête pas de vomir dans un sac plastique, juste à mes côtés. Et bien sûr, ça fume à tire-larigot ! Après deux crevaisons et d'autres secousses variées dignes d'un train corse, les 300 km seront parcourues en 9 heures de temps. Resté seul occupant du microbus avec le chauffeur et sa petite amie, je ne suis pas bien rassuré : on passe rapidement la grande artère de la capitale, pour aller se garer dans un square sombre des environs. Mais non, le chauffeur me "relâche" sans encombres, et me voilà, avec mes sacoches, encore sonné de dix jours d'hospitalisation, du racket du matin même et de ce voyage éprouvant, à rechercher à une heure tardive une possibilité d'hébergement.

            Incroyable : dans un pays où le salaire mensuel ne dépasse pas la centaine de francs, l'hôtel le moins cher me propose la chambre à 25 dollars ! Survient alors un homme, qui me propose, en albanais, une chambre particulière à 5 $ ; se ravisant, il me parle en allemand, et le prix de la chambre monte à 10 $ ! Eh oui, les riches étrangers peuvent payer, même si on les a délesté de leur besace (ce qu'il ignore encore). Je m'aperçois que la vie dans la grande capitale n'est finalement guère différente que dans le reste du pays : immeubles aux murs lépreux, rouillés, rues défoncées, coupures permanentes d'eau, des petits débiteurs de cigarettes, biscuits... Le pays est si pauvre qu'il n'y a même pas de mendiant, personne n'ayant rien à leur donner (disons aussi que le socialisme n'a pas permis l'éclosion de cette verrue chère à nos économies libres...). Les gens s'enrichissant grâce à la mafia côtoient une immense majorité de gens cherchant quotidiennement à survivre. Et quand on voit que les mafieux ne risquent rien, comment de braves gens n'en viendraient pas à chercher à faire pareil, comme à Shëmri et à Kukës ?

Albanie, 1995.

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