GARE AUX GARES !

 

J’ai honte : bien que prétendant haut et fort que je suis un irréductible autonome à vélo (vélonome, disent certains), il m’arrive de recourir à des manœuvres quasiment frauduleuses pour arriver à mes fins : prétendre que j’ai « fait » tel pays à vélo. Non seulement j’emprunte bien souvent un avion, parfois long courrier, pour réaliser une approche qui, à l’âge de mes artères, me prendrait bien un siècle, mais de plus, sur place, je recours à la fourberie suprême de transports locaux, sous le prétexte futile d’éviter de rouler « là où ça ne présente pas d’intérêt ». Et voici comment j’arrive à me trouver confronté aux ennuis du commun des routards, que je plains de tout mon cœur lorsque, le reste du temps je roule sur ma machine, libre de ces serviles contraintes matérialistes. Dans ce qui suit, je relate les quelques surprises que m’ont offert les trains indiens et pakistanais – mais je ne parle pas des bus, aux horaires et chargements approximatifs, aux crachats en plein milieu des rangées de sièges, etc…

ACTE 1 : LA GARE DE LAHORE, PAKISTAN

Arrivé à Lahore, bien que sachant que mon vélo est à l’avant du train, je me dirige en fait vers la sortie, pensant récupérer mon bien sur le quai 1, où j’avais repéré deux mois auparavant le service à bagages. Lourdement lesté de mes sacoches, j’y arrive. Ah non, ce service ne s’occupe que de l’expédition des bagages. Pour la réception, voir l’autre service, et l’employé me grogne un nom incompréhensible. Un type (porteur ? rabatteur à poil ras ?) a suivi la scène, et me prend en charge. Comment refuser, bien que j’aurais bien fini par trouver par moi-même…De toutes manières, lui aussi va un peu au pif.

 

Au service compétent, on me signale qu’il faut me rendre sur le quai 4. OK, si je comprends bien, j’aurais mieux fait d’aller en tête de train dès mon arrivée ! Laissant mes bagages sans véritable surveillance, sous l’œil vague d’employés peu désireux que je les leur confie, dans une région qui a connu auparavant quelques plastiquages, je coupe à travers voies vers le quai 4. Le train n’est plus à quai, pas de vélo traînant, donc je m’en retourne, peu rasssuré pour mes sacoches. Le rabatteur, qui est toujours là, me dit qu’il va voir. Et il trouve !

 

Evidemment, il aurait fallu savoir que sur plusieurs quais, et certainement sur tous, il existe une annexe bagages, sans doute un dépôt temporaire d’un jour ou deux, et que c’est là qu’il fallait s’adresser. Là encore, s’il avait fallu, j’aurais bien fini par trouver, à force de questionner les employés. Mais mon bonhomme a tout de même mérité une petite gratification, et je sort une vingtaine de roupies (3 F). Tiens non, le gars n’en veut pas, il voulait juste « m’aider ». Aïe, que veut-il alors ? Une telle « aide », dans les environs d’une grande gare, c’est pas le genre de la maison. En fait, il rabat pour un hôtel, sûrement minable, du secteur de la gare.

 

Il se trouve que, non seulement j’ai une adresse fiable, à quelques kilomètres de là, où je peux en plus camper pour pas cher (YMCA), mais que j’ai entendu parler de la sinistre réputation des hôtels du quartier de la gare de Lahore : en cheville avec des ripoux pour rançonner des voyageurs se retrouvant comme par hasard avec de la drogue dans leur chambre, sans compter qu’un vélo ou une sacoche, durant la visite de la chambre, ça peut disparaître…

Mon refus, poli, avec « justifications » (j’attends du courrier à mon hôtel) crée un mini attroupement, avec d’autres rabatteurs. Mais ça ne tournera pas au vinaigre, à ma grande surprise : ils lâcheront vite prise, car ils me sentent de toutes manières méfiant. Aussi bien aujourd’hui ces hôtels sont sûrs, mais ils paieront longtemps les conséquences d’une réputation suite à des gains rapides mais sans lendemain…

ACTE 2 : LA GARE D’AMRITSAR, INDE

Côté indien, Amritsar : il s’agit cette fois d’expédier mon vélo à Mathura, ville entre Delhi et Agra. Une fois repéré le bon comptoir (le seul qui soit sans mention « bagages » !), je m’enquiers auprès de la face de bouledogue de service. « Not allowed ! » (pas autorisé). Allons donc, ce train ne prend pas de bagages ? J’aurais pensé que tous les trains indiens, sauf peut-être les rapides à supplément (shatabdi et rajdani) les prenaient. Bon, je demande si le vélo peut prendre un autre train : « not allowed ! ». C’est qu’il a un vocabulaire varié, le monsieur ! Il doit croire que « not allowed », ça veut dire « bienvenue en Inde »…

 

Bon, pour Mathura, je vois le coup rapé. Je songe à changer mon billet pour une autre direction, que le bouledogue me confirme ne pas être notallowed. Après avoir mis 80 mn pour acquérir auparavant ce billet pour Mathura, retour à un guichet, où l’on me renvoie à « room 5 ». Je crois qu’il s’agit du guichet 5, où je refais la file à l’indienne (qui n’a rien d’une file indienne : jeux de coudes, bousculant ceux qui, alors que je suis sur le point d’être servi, essaient quand même de me brûler la politesse), pour apprendre que la room 5 est en fait sur le quai 1. Dommage, le jeu de piste se termine trop vite, ça devient trop simple si la room 5 est bien sur le quai 1 - mais j’ai encore bon espoir que sur le quai 1, on me dira que la room 5 a été démolie, et reconstruite à l’autre bout du quai 32, lui même récemment désaffecté.

 

Eh bien non, la room 5 est bien sur le quai 1. Tout de même, on m’y indique que de toutes manières, mon billet n’est pas remboursable. Donc, 55 F de perdus, et puis refaire l’attente à un guichet pour le billet vers Kalka, et cette fois attendre l’attribution au dernier moment d’une couchette, avec sûrement de la bousculade au programme…Retour à Mathura, comme quoi l’on voyage déjà beaucoup dans les gares indiennes, avant même d’avoir pris le train.

Le chef de gare en second m’accompagne au service à bagages. Mais quelque chose me dit que le grand chef bouledogue des bagages aura raison sur le cheffaillon de gare, en second de surcroit. Exact : « not allowed », mais le second, usant de tout son poids d’autorité hierarchique, obtient que le vélo puisse partir…le lendemain ou quelque chose comme ça. Quelle veine, 24 heures de retard pour le vélo. Le bouledogue a le dernier mot, et me lance d’un air rageur « en tarif superfast ». Ce tarif superfast a surtout l’avantage d’être double du tarif normalement appliqué : autrement dit, je paye deux fois plus cher (ce qui, pour nous occidentaux, reste une « misère ») pour recevoir mon vélo bien après que le tarif normal…

 

Tout le temps qu’a duré ce cirque, le bouledogue a tout fait pour me répondre un minimum en anglais. Ça m’apprendra à n’avoir fait aucun progrès en hindi – mais il est vrai que ce pays connaît tellement de langues qu’il est difficile de s’y mettre à toutes. Bon, je me résigne, une journée sans vélo, ce n’est pas un drame. Je rejoins mon train, où je repère ma voiture…voisine d’un fourgon à bagages ! Je m’approche : à l’intérieur, non seulement des ballots et caissons divers, mais…une moto ! L’air décidé, sinon excédé, je retourne au service à bagages. Comment une bicyclette peut être notallowed, tandis qu’une moto peut prendre ce train ? Je ne parle qu’en anglais, mais cette fois, le bouledogue renfrogne un peu plus sa face. Sa réponse ne contient toujours pas plus de mots d’anglais, mais il me semble comprendre que la moto va à Delhi, station précédant Mathura.

 

La belle excuse ! Car je rappelle à mon bonhomme que j’avais proposé n’aller qu’à Delhi, et réitère ma demande qu’au moins mon vélo aille à Delhi. Miracle ! Dans les 5 mn qui suivent, le vélo, bien pour Mathura, rejoint dare-dare le fourgon à bagages « not allowed » de mon train. Je ne saurais jamais si ce type haïssait les étrangers, ou bien s’il attendait un « tip » (pourboire), le fameux et inévitable carburant pour « huiler » les relations sociales. Bon sang, mais qu’est-ce qu’on est mieux sur un vélo, à éviter ce type de « relations sociales » !

ACTE 3 : LES GARES EN « SALES » D’ATTENTE

On parle beaucoup des bidonvilles indiens (Calcutta et j’en passe). Mais pour leurs habitants, il s’agit déjà presque d’une ascension sociale : un toît plus ou moins en « dur », parfois les prémices d’équipements collectifs, certes en quantité très réduites (pompes à eau, écoles des rues…). En dessous de ces bidonvilles, on trouve les « tentovilles » (bâches plastiques abritant une famille, au sens large bien entendu), avec parfois, luxe suprême, un charpoi, lit de cordes tressées, puis les « viaducovilles » : petites agglomérations, ou plutôt agglomérats humains sous les ponts et viaducs des sorties de ville, ou sous les marquises des quais de gare : protection contre la mousson assurée ; enfin, en queue de peloton, les « bivouacovilles ». La population de ces derniers ne disposent même pas des baluchons des précédents, signe extérieur d’une évidente accumulation de richesses – au prix de longues heures à passer les poubelles et déchets urbains au peigne fin, ces déchets représentant la principale forme de « redistribution » des revenu de la classe moyenne.

 

« Mon frère, il a réussi, lui : maintenant, il habite un viaducoville ! », doit-on entendre la nuit, non dans les chaumières, mais le long du bitume squatterisé des villes. Dis-moi comment tu dors, je te dirai qui tu es…Pour ces contempleurs d’étoiles, la survie est un combat permanent du matin à la nuit, et la mousson un calvaire impossible…

 

 INFOS PRATIQUES LADAKH-KKH